La dernière fanfare

1958

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(The last Hurrah). D'après le roman d’Edwin O’Connor. Avec : Spencer Tracy (Frank Skeffington), Jeffrey Hunter (Adam Caulfield), John Carradine (Amos Force), Dianne Foster (Maeve Caulfield), Ken Curtis (Monsigneur Killian), Pat O'Brien (John Gorman), Donald Crisp (Cardinal Martin Burke), Charles B. Fitzsimons (Kevin McCluskey). 2h01.

Aidé de ses amis John Gorman, Cuke Gillen et Sam Weinberg, Frank Skeffington prépare sa réélection à la mairie de la ville. Homme tenace comme peut l'être un Irlandais, il va se présenter pour la cinquième fois aux suffrages de ses concitoyens.

Ses adversaires sont puissants : ils sont soutenus par la hiérarchie religieuse, catholique et protestante, par les industriels et les banquiers, par la presse d'Amos Force, l'ennemi juré de Skeffington. Ce dernier a pour lui un passé irréprochable de défenseur de la tradition et des déshérités. Mais ses méthodes sont dépassées. John Gorman, qui dirige sa campagne, est attaché aux manifestations de rue, comme les retraites aux flambeaux, avec discours, fanfares et leurs aspects démagogiques. En face, on utilise les moyens modernes de communication, en particulier la télévision pour soutenir Kevin McCluskey, un jeune homme héros de guerre.

C'est un autre homme jeune, Adam Caulfield, journaliste sportif chez Force et neveu de Skeffington, qui sera le soutien le plus dynamique du maire sortant. En vain : Skeffington est battu. De retour chez lui, il s'incline, comme il le fait toujours, devant le portrait de sa femme, morte il y a longtemps, et s'effondre. Le cœur du vieil homme a cédé. Tous ses amis, Adam en tête, viennent lui rendre hommage. Une page est tournée.

A la fin des années 50, les sympathies libérales de Ford, en sommeil sinon totalement mortes pendant les années sombres d’Hollywood, se manifestent à nouveau. Revenir  à ses racines politiques demandait alors à Ford moins de courage qu’il ne lui en aurait fallu pour y rester fidèle pendant toute la période de la liste noire. Sa franche analyse du racisme dans La prisonnière du désert (1956) indiquait que Ford devenait plus ouvert à des idées d’avant-garde et cela même si les implications sociopolitiques du film restèrent longtemps incomprises. Il fallut ainsi attendre 1958 et sa version filmée de La dernière fanfare, le roman d’Edwin O’Connor, pour que Ford reprenne explicitement sa place du côté progressiste de la barrière idéologique.

Publié en 1956, le roman de O’Connor raconte la dernière campagne d’un vieux politicien américain d’origine irlandaise, le maire Frank Skeffington. Immédiatement après l’avoir lu, Ford envoya un télégramme à Harry Cohn, président de la Columbia, lui disant qu'il aimait tellement le livre qu’il ferait une version filmée pour rien. Cette offre n’était pas à prendre littéralement : Ford fut payé 125 000 dollars plus 25% des bénéfices nets.

L’adaptation de Frank Nugent offre une impitoyable galerie de portraits des ennemis de Skeffington, qui sont autant de réactionnaires sectaires et ridicules. Skeffington note que l’un de ses ennemis, l’éditeur de journal Amos Force, est un ancien membre du Ku Klux Klan : « Je n’ai jamais bien su pourquoi il avait quitté le Klan mais j’ai toujours soupçonné que c’était parce qu’il devait s’acheter le drap. Ce sont des petites choses comme ça qui poussent un homme à la tolérance ». McCluskey est choisi par l’establishment yankee comme adversaire de Skeffington, parce qu'il est natif d’Irlande, stratagème cynique pour faire perdre des voix à ce dernier. Bien qu’ayant soutenu la candidature des républicains Eisenhower et Nixon en 1952, Ford place dans La dernière fanfare une malicieuse parodie du fameux « Checkers speech » de Richard Nixon (Checkers était le nom du chien de Nixon. Il y fit allusion en 1952 au cours d’un discours à la télévision resté célèbre, où il se défendait d'une accusation de corruption).  L’adversaire de Skeffington aux élections, Kevin McCluskey, médiocre instrument des forces de droite, fait une apparition maladroite à la télévision avec son épouse rébarbative, ses jeunes enfants et un chien loué pour la circonstance. Le chien n’arrête pas d’aboyer pendant toutes les remarques du candidat. Même le casting de l’animal est un gag fordien : il s’agit d’un terrier irlandais bâtard.

Étude subtile de la vie de la communauté irlandaise en Amérique, le roman de O’Connor évoque le déclin de l’archaïsme de certaines vieilles méthodes politiques à l’âge de la télévision. Son personnage principal, le maire Skeffington, est inspiré par le légendaire James Michael Curley qui avait été élu quatre fois maire de Boston, quatre fois membre du Congrès et une fois gouverneur du Massachusetts. Et qui avait fait aussi deux fois de la prison ! En 1959, l’historien Francis Russel remarquait que le Skeffington d’O’Connor est "un Curley retouché, moins violent, plus urbain". Après une première réaction de mécontentement, Curley considéra  le portrait de Skeffington comme un atout : le livre atténuait sa férocité et accentuait sa générosité. Situé dans « une grande ville de la Nouvelle Angleterre » (précaution transparente), le film va plus loin que le livre dans sa présentation de Skeffington comme un Robin des bois urbain. La popularité de Curley était fondée sur des programmes de travaux publics qu'il avait imposés au bénéfice de la classe ouvrière. Le film dramatise cette stratégie tout en prenant soin d’exonérer le maire de toute participation à un quelconque système de pots-de-vin et de népotisme, que Curley pratiquait de façon notoire.  Le film est un adieu nostalgique aux vieux politiciens corrompus qui avaient leur propre grandeur morale, personnelle et rude.

Le manque de confiance dans la jeune génération est l’un des thèmes majeurs du film. Le cardinal, vieil ennemi de Skeffington (comme le cardinal O’Connell de Boston était l’ennemi de Curley), se lamente qu'un jeune idiot comme McCluskey représente "l’incarnation de l’avenir... On n’a pas trouvé mieux ?". Le fils du maire est un play-boy superficiel et le banquier yankee a un fils mentalement déficient. Personnages juvéniles plus positifs, le neveu du maire, Adam Caulfield, journaliste sportif, et l'assistant du cardinal, Monseigneur Killian, font preuve d'un respect des traditions qui leur confère stature et potentiel aux yeux du réalisateur. Adam est heureux d’accepter l’offre du maire d'observer sa campagne électorale pour son intérêt historique. A cause de la télévision et de la radio, la campagne électorale à l’ancienne aura complètement cessé d'exister dans quelques années, déclare Skeffington. C’est la dernière chance de voir comment cela se passait.

Mais ni Adam ni monseigneur Killian ne compensent l’inquiétante impression produite par les deux médiocres successeurs du maire, McCluskey et "Junior" Skeffington. Ce portrait désenchanté de la jeunesse, de plus en plus fréquent dans les derniers films, reflète l’amère déception que Ford éprouvait au sujet de son fils, Patrick Ford, qui ne fera jamais une carrière importante. C’est sa propre et imminente obsolescence que Ford  voit dans celle de Skeffington. Le réalisateur comme son protagoniste vivent tous les deux dans le passé. La scène où le maire  désigne à son neveu l’immeuble modeste où il est né et a grandi avec deux de ses ennemis politiques est une des scènes les plus touchantes de l’œuvre de Ford. Comme Skeffington montre du doigt la fenêtre de l’appartement où vivaient ses parents, Ford introduit sur la bande sonore un enfant qui pleure et la musique mélancolique de la berceuse irlandaise The castle of Dromore. Pareillement Skeffington mêle passé et présent dans sa pratique politique consistant à opposer les riches et les pauvres, unissant les Irlandais et les autres groupes non WASP contre l’establishment yankee.


Le défilé des citadins honorant le juge dans Le soleil brille pour tout le monde trouve un écho amer dans La dernière fanfare quand Skeffington rentre à pied chez lui après sa défaite tandis que le défilé victorieux du nouveau maire marche dans la direction opposée aux accents d’une fanfare qui joue Hail, hail, the Gang’s all here. Skeffington répète les paroles de la chanson avec une calme ironie quand ses amis viennent lui dire adieu sur son lit de mort. Les consolations du souvenir devenant toujours plus importantes dans la vie et dans son œuvre, Ford aimait terminer ses films sur une réunion cérémoniale de toute la troupe comme un rappel au théâtre. La dernière fanfare offre une variation mélancolique sur ce motif : les membres de la troupe Skeffington défilent dans un escalier pour aller voir la dépouille du maire, projetant de sombres immenses sur le mur tandis qu'ils se fondent lentement dans le passé de l’histoire

Source : Joseph McBride, A la recherche de John Ford, New York, 2001. Editions Actes Sud et Institut Lumière, 2007 ; pages 790 à 799.