Mystic river

2003

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Genre : Film noir

(Mystic river). D'après le roman de Dennis Lehane. Avec : Sean Penn (Jimmy Markum), Kevin Bacon (Sean Devine), Tim Robbins (Dave Boyle), Laurence Fishburne (Whitey Powers), Marcia Gay Harden (Celeste Boyle), Laura Linney (Annabeth Markum), Tory Davis (Lauren Devine). 2h17.

Une rue calme de Boston, où jouent trois petits garçons. Dave, un gamin gauche, à l'évidence le plus fragile du groupe, envoie la balle de base-ball dans le caniveau. Ils essaient de la récupérer, en vain. Il s'est perdu là, à tout jamais, quelque chose d'irremplaçable. Sans leur balle, les enfants s'ennuient. Jimmy, aussitôt imité par Sean, a l'idée de graver son nom dans une dalle de béton frais. Quand vient le tour de Dave, gronde un bruit de moteur. Une portière claque. Deux hommes prétendent être policiers et embarquent Dave.

Dans une cave, Dave implore que les hommes ne recommencent pas et qu'on le laisse en paix. Puis une course éperdue à travers les bois permet de comprendre qu'il parvient à s'échapper.

Près de trente ans plus tard, les noms signés dans le béton de la paisible rue de Boston paraissent à peine effacés par le temps. Adultes, Sean, Jimmy et Dave sont restés voisins, mais ils ne se voient plus guère. Ils sont réunis lorsque survient un nouveau drame, l'assassinat sauvage de Katie, la fille aînée de Jimmy. Sean, devenu policier, est chargé de l'enquête. Dave avec son passé d'enfant abusé et son comportement étrange, devient vite le principal suspect.

Jimmy se laisse abuser par les soupçons de la femme de Dave et ordonne aux frères Savage d'entraîner son beau-frère dans un traquenard. Ceux ci le conduisent au Gill's bar, là où Katie est venue danser sur le comptoir avant de mourir, là où Jimmy s'est déjà débarrassé d'un donneur, Harris-tout-court, le père de l'amant de sa fille. Là où surtout coule la Mystic river, lieu des péchés toujours possibles lorsque le ciel ne répond pas (plans vers le ciel illuminé de blanc après l'enlèvement de Dave et la mort de Katie).

Pendant ce temps, Sean et Whitey sont sur les traces des vrais meurtriers. Ayant retrouvés l'origine de l'arme du crime puis compris que ceux qui ont donné l'alerte connaissaient la victime, ils interrogent Brandon croyant le père de celui-ci, que l'on prétend disparu, coupable d'un meurtre par vengeance. Mais Brandon comprend que c'est son frère muet et son copain qui ont tué Katie. Croyant qu'ils ont prémédité leur crime, il les tabasse mais risque de se faire tuer lorsque Sean arrive et lui sauve la vie.

Au petit matin, près de la plaque d'égout et de la dalle où sont gravés les noms, Sean vient révéler à Jimmy que les coupables sont arrêtés et que le meurtre relève d'un accident qui a très mal tourné. Il comprend qu'il est arrivé trop tard et que Jimmy a tué Dave.

Jimmy rentre chez lui. Sa femme l'élève au rang de héros et ils font l'amour. Dans la séquence finale de la parade, le jour de Colombus Day, Sean, en compagnie de sa femme, mime avec ses doigts un coup de revolver en direction de Jimmy. Eastwood dira que son geste s'interprète, de manière égale, comme un avertissement à Sean Penn, avec la possibilité d'appliquer la loi à tout instant, ou comme un assentiment à la loi du silence et à une solidarité qui remonte à l'enfance.

Mystic river semble vouloir interroger une transcendance qui ne répond pas et constater l'omniprésence du mal, lové au sein de l'histoire américaine. Pour preuve de cette interrogation ces plans illuminés de blanc vers le ciel et ceux pris d'hélicoptère, la nuit, en avancée rapide vers le McGill's bar près de la Mystic river. Ces plans peuvent être mis en parallèle car, pas plus les uns que les autres, ils ne servent ni à mieux comprendre l'histoire ni ne sont pris en charge par le regard d'un personnage. Ce sont des plans servant la volonté d'abstraction du metteur en scène.

La tonalité extrêmement noire du film, liée à cette terrible histoire d'un traumatisme d'enfance dont il est impossible de se défaire et qui, pire encore, se perpétuera chez le fils qui ne saura jamais pourquoi son père a disparu, a été justement relevée. Cette tonalité de l'histoire a été mise en rapport avec celle de l'image en s'appuyant sur les propos d'Eastwood :

"L'idée était de parvenir à des couleurs désaturées. Cela a pris un temps fou au laboratoire, beaucoup plus que d'ordinaire. Je me souviens d'une projection où j'ai dit que les couleurs de mon film ne pouvaient tout de même pas ressembler à celles de Dorothy et Toto dans Le Magicien d'Oz. Je voulais des couleurs froides, surtout pas de chaleur". (1)

Interrogé sur France inter par Jean-Luc Hess qui lui demandait si une histoire aussi noire était bien au goût du jour, Eastwood répondait aussi qu'il avait cherché dans son film un élan spirituel qui contrebalançait cette noirceur.

Cet élan spirituel est porté à son plus haut point, lorsque, sur la musique qu'il a lui-même composée et qu'il pousse à son lyrisme maximum, Eastwood place sa caméra au sommet d'une grue pour filmer en plongé Jimmy maintenu au sol par une dizaine de policiers. Puis, dans un panoramique ascensionnel, la caméra cadre un peu plus loin, près de la fosse aux lions, sa fille morte, et enfin, pivote complètement sur son axe pour filmer le ciel illuminé de blanc. Ce plan illuminé de blanc vers le ciel pourrait vouloir s'indigner de l'absence de réponse céleste à un tel crime. De même, lorsque Dave se fera tuer à la fin, le plan en contrechamp de Jimmy armé lorsque se fait entendre la déflagration du coup mortel est un plan blanc. Cette absence de réponse de l'au-delà, son mutisme, peut être mis en rapport avec le mutisme du frère de Brendon et de la femme de Sean qui, tous deux, auraient pu apporter une réponse plus rapide pour éviter la souffrance.

Le mutisme du frère est une marque symbolique assez nette, un peu comme le cri muet d'effroi du célèbre tableau de Edward Munch devant sa naissance placée sous le signe de la mort du père. L'être défavorisé de la famille Harris devient l'instrument du destin à mettre en peut-être en rapport avec la phrase prononcée par Sean "tu avais une dette envers Dieu, et voilà, Dieu t'a pris ta fille". Eastwood renforce encore l'intérêt dramatique de ce mutisme en faisant de son porteur le seul personnage insoupçonnable du film.

Sans signification symbolique, le personnage de la femme de Sean semblerait sans aucun rapport avec l'histoire. Pour introduire ce personnage de Lauren Devine, Eastwood a ainsi particulièrement soigné sur le plan plastique chacune de ses trois interventions muettes. La première la voit en amorce de dos sur un plan flou de cabine téléphonique avant qu'un plan de face ne vienne cadrer ses lèvres. La deuxième fois, son visage se découpe en ombre chinoise avant de cadrer à nouveau sur les lèvres par élargissement du plan. Lorsqu'elle appelle la troisième fois, à la fin du film, pour dire qu'elle rentre, une lumière oblique éclaire le haut de son visage, le plan s'élargissant alors pour découvrir celui-ci tout entier. Lorsque enfin Lauren revient c'est parce Sean reconnaît sa faute de l'avoir tenue à l'écart. Pour vaincre le mutisme, peut-être faut-il au moins faire acte de contrition.

Au mutisme du ciel est associé celui de la justice. La première apparition de Sean, en haut du pont de Boston est précédée d'un fondu puis d'une ouverture au blanc. Devant l'impuissance du ciel comme après la réaction trop lente de la justice ne reste que le cours ininterrompu de la Mystic river. Au mouvement ascensionnel vers le blanc sera en effet opposé le plan bleu nuit sur la Mystic river qui clôt le film.

Car si le film joue bien des couleurs froides, on peut distinguer au sein d'entres-elles une opposition entre, d'une part le blanc et le vert et, d'autre part, le noir et le bleu. Dans le fameux plan du basculement vers le ciel, celui-ci est vu au travers d'une trouée d'arbres. Cette vue du ciel blanc à travers les arbres avait déjà été observée lors de la fuite de Dave dans la forêt et lorsque les policiers observent l'hélicoptère survolant le parc où le crime a été commis. Le long plan final sur la Mystic river avait lui déjà été évoqué trois fois par les plans en avancée rapide sur le fleuve (avant de voir Katie dans le McGill's bar, après le meurtre lorsque Sean se réveille la nuit, avant l'exécution de Dave). Ces plans sur le bleu-nuit de l'eau sont eux à mettre en parallèle avec les fondus au noir qui servent de transition au début du film et racontent la scène originelle du traumatisme subit par les trois enfants.

On a ainsi une opposition plastique entre d'une part le blanc associé à la transcendance divine et à la justice par trop absente et d'autre part la réalité bleue nuit de la Mystic river et des crimes commis contre les enfants par trop présente. Cette confrontation plastique et morale s'incarne ainsi bien dans l'histoire individuelle des trois enfants que dans l'histoire collective des Etats-Unis.

Car la Mystic river, au-delà de son nom symbolique, est avant tout l'une des rivières de Boston, la ville originelle des américains, celles où les colons ont construit leur première grande ville. Or Eastwood ne choisit pas le cadre de ses intrigues au hasard. Un monde parfait qui explorait déjà la tragique ascendance des fils de l'Amérique condamnés à répéter les crimes de leurs pères et à en être les premières victimes se situait en novembre 1963 à quelques jours, de la visite du président Kennedy aux habitants de Dallas. Or comme le rappelle Thierry Jousse :

"Une part importante de l'œuvre d'Eastwood consiste en une série d'explorations au cœur de l'histoire américaine pour en recueillir les vibrations mentales. L'après-guerre de Sécession dans Josey Wales hors-la-loi et Impitoyable ; la grande dépression des années 30 dans Honkytonk man ; l'immédiat après guerre et le be-bop dans Bird ; les années 50 dans l'évocation du tournage de African queen dans Chasseur blanc, coeur noir ; les années 60 en deux volets, l'un désenchanté sur les résonances de l'assassinat de Kennedy dans Un monde parfait, l'autre à la radiographie des valeurs beatnik et libertaires dans Sur la route de Madison." (2)

Certes la ville de Boston est le cadre de la plupart des romans de Denis Lehane, mais il est probable que Eastwood a été sensible à ce choix. De plus, c'est aussi le jour de la parade de Columbus Day, de la commémoration de la découverte de l'Amérique, que se termine le film. Le film pourrait ainsi mettre en parallèle la malédiction des origines, malédiction individuelle dont sont frappés les trois garçons après la scène originelle de l'enlèvement de Dave avec la malédiction de la communauté américaine qui trouve dans le déni de justice une façon de progresser vers le pouvoir.

Dans la scène finale Sean, en compagnie de sa femme, mime avec ses doigts un coup de revolver en direction de Jimmy. Eastwood dira que son geste s'interprète, de manière égale, comme un avertissement à Sean Penn, avec la possibilité d'appliquer la loi à tout instant, ou comme un assentiment à la loi du silence et à une solidarité qui remonte à l'enfance. Il va s'en dire que c'est cette dernière possibilité qui paraît la plus probable. Le geste de Sean vers Jimmy marque l'association de la pègre christique et de la police. Dans la scène précédente on avait vu dans un plan étrange Sean, dos nu, avec une immense croix tatouée dans le dos. Ce dévoilement du tatouage, jusqu'alors toujours presque complètement caché par un tee-shirt, suivi d'une caricature de geste policier révèle la même association maléfique qui présidait à la scène originelle. Trente ans auparavant, les deux violeurs se faisaient passer, l'un pour un policier, l'autre pour un homme d'église avec sa chevalière dorée, marquée d'une croix argentée au doigt puis avec son crucifix en pendentif lorsqu'il allait violer Dave.

Les femmes encouragent cette association d'une police et d'une église plus au service de la communauté que de la vérité. Annabeth se révèle une vraie lady Macbeth en glorifiant son mari pour le sacrifice sanguinaire qu'il a commis. La femme de Sean avec son bébé peut, elle, rappeler l'ordre bourgeois qui veut, qu'avant tout, on nourrisse les fils. Car si Sean n'arrête pas Jimmy c'est pour qu'il verse au fils de Dave la même pension qu'il versait à la famille de Brendon après la disparition de Ray-tout-court. Quant à Celeste Doyle c'est par elle et ses soupçons que le crime est arrivé. On notera aussi le malin plaisir d'Eastwood à mettre le spectateur du côté des accusateurs de Dave. Par deux fois (lors de son arrivée tardive la nuit du crime et lorsque sa femme s'inquiète de ne pas voir l'agression relatée dans les journaux), il est filmé en bas des escaliers. Les soupçons de Celeste et par là même du spectateur pèsent alors de tout leurs poids sur lui.

Il ne faut pas plus attendre de salut des éventuelles marges de la société. Whitey Powers, étranger à la scène initiale et, par sa couleur de peau, censé être plus proche des victimes est, comme le souligne son nom, totalement du côté du pouvoir des blancs, de ceux qui feront monter les prix de l'immobilier, de ceux qui soupçonnent trop vite le coupable tout désigné.

L'injustice frappe aussi les deux autres personnages principaux ; Jimmy qui perd sa fille et Sean dont la femme ne lui revient qu'in extremis. Mais pour eux, la blessure se referme grâce au lien avec la communauté. En éliminant le bouc émissaire (celui qui fait que la communauté tourne en rond, ne sort pas des origines pour atteindre à la prospérité), Jimmy soigne le mal par le mal. Alors que rien ne semblait pouvoir soulager sa peine et sa fureur (il faut une vingtaine de policiers pour le maintenir) il est finalement en mesure de faire à nouveau l'amour à la fin du film.


Si le film avec son McGill's bar et ses frères Savage avec leurs vestes de cuir noir et leurs mines inquiétantes, avec le jeu un peu excessif de Sean Penn, semble parfois tout droit sortir des westerns épiques à la Sergio Leone dans lesquels Eastwood a atteint la reconnaissance international, c'est bien plutôt de Il était une fois en Amérique qu'il doit être rapproché. Atteignant à la fois une économie de moyens et une richesse thématique inégalée, Clint Eastwood est aujourd'hui avec Martin Scorsese l'un des plus grands cinéastes à lier histoire individuelle et histoire collective pour porter sur le monde contemporain un jugement moral qui dépasse de loin la psychologie pour atteindre aux rives de la métaphysique.

C'est ainsi bien à nouveau à un déni de justice que nous convie Eastwood, ce scandale par excellence de son cinéma. Ici le film est encore plus noir que prévu car finalement ni l'inspecteur Harry (auquel Sean Penn emprunte les lunettes avec l'accord d'Eastwood) ni William Munny, le vieux cow-boy d'Impitoyable ne seront là pour rendre la justice. Ici, comme l'indique l'affiche du film, on enterre nos péchés on ne les efface pas.

Or c'est bien à cette loi du silence que Eastwood veut s'attaquer ici. Silence divin, silence de la justice et de communauté qui font écho au silence de la victime. Dave, père touchant, attentionné à son enfant (scènes toutes en tendresse retenue, au-delà de leur portée dramatique et symbolique, du retour de l'école, du conte lu la nuit, de l'entraînement au base-ball de la conduite au car scolaire) et qui hanté par les loups et les vampires, est absent au monde. En n'ayant pas révélé à temps son traumatisme à sa femme, il se perdra car il ne pourra lui expliquer les motifs du meurtre du pédophile et déclenchera la chaîne des soupçons qui le conduiront au fond de la Mystic river.

Ainsi loin d'être une illustration de la fatalité d'un traumatisme, Eastwood s'évertue à mettre en lumière les zones d'ombres de l'histoire américaine pour en dévoiler la peur de la vérité, la peur de la parole, la peur de la loi qui reste toujours inachevée comme reste inachevée l'écriture du nom de tous ses enfants dans la pierre.

Jean-Luc Lacuve le 04/11/2003


Notes :

1- Cahiers du cinéma, octobre 2003.
2- Thierry Jousse : Clint Eastwood, coll. Mille et une nuits, Arte éditions, avril 1997

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