Body double

1984

Voir : Photogrammes
Genre : Film noir

Avec : Craig Wasson (Jake), Melanie Griffith (Holly), Gregg Henry (Sam), Deborah Shelton (Gloria), Guy Boyd (Jim McLean), Dennis Franz (Rubin). 1h54.

dvd

Acteur au chômage - claustrophobe, il ne supporte pas d'être enfermé dans un cercueil alors qu'il joue un vampire! - trompé et chassé par son amie, Jake Scully accepte avec empressement la proposition de gardiennage faite par Sam Bouchard, un ami de rencontre, acteur comme lui. Sam lui suggère d'observer à la lunette la voisine d'en face, au 12469 Canyon drive, qui se livre chaque soir à un strip-tease particulièrement lascif

Jake est fidèle aux rendez-vous... mais il remarque qu'il n'est pas le seul à s'intéresser au spectacle, car un étrange Indien observe la charmante voisine. Dès le lendemain, il s'aperçoit que la jeune femme est suivie par l'énigmatique individu au Motel beach terrace. Il se lance même à sa poursuite lorsque celui-ci lui dérobe son sac à main. Mais, parvenu à un tunnel, Jake, terrorisé, ne peut aller plus loin. Gloria Revelle et lui font connaissance. Poussés par une passion soudaine, ils s'enlacent, s'embrassent.

Le soir même, Jake se rend compte d'un étrange manège ; il reconnaît l'Indien, lequel est sur le point d'assassiner Gloria. Jake essaie d'intervenir mais, trop tard, Gloria meurt dans d'atroces conditions. L'enquête piétine. En visionnant une cassette porno, Jake est intrigué par une actrice, Holly Body, qu'il parvient à retrouver : elle porte sur la fesse gauche le même tatouage que la ravissante voisine.

Le mystère s'éclaircit : Holly a été payée pour effectuer son strip-tease devant ses yeux. Son attention ainsi captée, il devenait le seul témoin du crime. Jake veut tout faire pour prévenir Holly et la protéger de l'Indien qui vient de la prendre en auto-stop. Une violente bagarre succède à la poursuite. Jake arrache le masque du meurtrier qui n'est autre que Sam Bouchard, en réalité le mari de Gloria. Au cours du combat, Sam tombe dans un torrent et disparaît.

Mais peut-être que cette tragique aventure n'était que le fruit de la claustrophobie de Jake... Surmontant sa peur, il tourne à nouveau dans un film d'épouvante. Bien réelle, Holly est venue l'attendre.

Près de dix ans après Obsession, Brian De Palma propose avec Body Double une seconde relecture de Vertigo, le chef-d'œuvre d'Hitchcock. Obsession était une façon d'aller plus loin qu'Hitchcock dans la névrose de ses personnages principaux tout en rivalisant d'invention autour du travelling circulaire, motif formel obsédant du film. Body Double prend acte d'une dégénérescence du cinéma classique concurrencé par les films de genre et le cinéma pornographique. De Palma a cette fois davantage de moyens pour retrouver les trucages de mise en scène d'Hitchcock et notamment son fameux travelling circulaire. Il livre aussi un message beaucoup plus optimiste sur la capacité du cinéma à s'accommoder des faux-semblants ; ceux-ci s'avèrent souvent salvateurs pour peu qu'on veuille bien les voir, pour peu qu'on veuille bien en profiter.

Vertigo, un modèle indépassable ?

En 1974, le cinéaste éprouve un choc en voyant une copie restaurée de Vertigo. En sortant de la projection, il ébauche en compagnie de Paul Schrader le scénario d'Obsession initialement intitulé Déjà vu. De Palma change ce premier titre car il craint que le public n'en comprenne pas le sens et se demande s'il ne s'agit pas d'un film français. Comme le film d'Hitchcock, Obsession relate la quête d'un homme qui, après avoir perdu la femme aimée, croit la retrouver des années plus tard et tente de renouer avec elle le fil de leur histoire. Il ne s'agit que d'une illusion créée par une troisième personne.

Dans Vertigo, Scottie assumait pleinement de remodeler Judy à l'image de Madeleine afin de coucher une nouvelle fois avec celle qui était morte. Avec Obsession, De Palma affirme avoir déplacé le point de vue du film du personnage masculin vers celui de Amy. Le traumatisme se trouve cette fois du côté de l'enfant qui accepte une relation incestueuse pour se venger de son père. Le film est produit de manière indépendante ce qui signifie la nécessité de trouver ensuite un distributeur. Ceux-ci refusent que l'inceste soit explicite. De Palma tourne donc le mariage et la nuit de noce comme un rêve fait par Michael. Une phrase du dialogue entre Amy et Lassale dans l'aéroport met les points sur les i de la morale en faisant dire à ce dernier "Ce qu'il y a de bien, c'est que tu n'as pas eu besoin de coucher avec lui". Ceci est évidemment faux et l'équilibre mental d'Amy est ébranlé par l'amour qu'elle éprouve pour son père, d'où sa tentative de suicide.

La figure majeure de Vertigo est la spirale, celle du chignon de Madeleine, des cercles concentriques du tronc du sycomore, du travelling circulaire pour le souvenir du baiser avant la montée au clocher. Dans cette séquence où Judy s'est enfin coiffée du chignon de Madeleine, le travelling circulaire est en fait obtenu par une caméra fixe qui filme le plateau tournant où sont accrochés les acteurs (James Stewart se blessera au cours du tournage) alors que défile derrière eux un décor préalablement tourné à 360°. Dans Obsession,, De Palma fait du travelling circulaire la figure majeure du film. C'est le panoramique du Pontchartrain Memorial Park où, une fois le travelling circulaire accompli, seize ans se sont passés. Il s'agit en fait de deux travellings circulaires raccordés sur le monument pour passer d'un paysage à l'autre. Le deuxième travelling circulaire permet à Sandra-Amy de découvrir la chambre laissée intacte de sa mère. Ultime performance enfin, les cinq tours et demi autour d'Amy et son père dans l'aéroport qui constituent le plan final.

Body Double : une nouvelle fenêtre sur la cour de Vertigo

La reprise de la trame de Vertigo est plus explicite encore dans Body Double. Un homme riche se fait passer pour l'ami du héros dont il a perçu une phobie qui pourra lui être utile pour se débarrasser de sa femme. Il fait jouer à une autre femme le rôle de sa femme, qu'il assassine. Mais le héros retrouve la doublure et découvre le pot aux roses.

Le thème du vertige est remplacé par celui de l'agoraphobie avec l'utilisation toutefois d'un autre motif formel. Hitchcock utilisait un travelling avant avec zoom arrière pour figurer le vertige dans l'escalier. Dans le couloir sombre, De Palma utilise une caméra débullée, l'angle fait avec le sol s'inclinant vers la gauche ou vers la droite, quand la caméra recule ou avance pour figurer le regard de Jake sur « l'indien » qui fouille le sac de Gloria.

De Palma filme Los Angeles qu'il n'aime pas beaucoup même s'il a passé beaucoup de temps en Californie pour Scarface. Néanmoins, l'architecture verticale de New York remplacée par celle horizontale de Los Angeles, lui a peut être inspiré le changement du clocher vertical provoquant le vertige en tunnel horizontal provoquant l'agoraphobie. La ville est un personnage comme Florence dans Obsession, Philadelphie dans Blow out, ou Berlin dans Passion. La Chemosphere, la maison sous forme de soucoupe volante avec vue panoramique sur la ville surplombant la vallée de San Fernando, juste au-dessus d'une colline de Mulholland Drive, est une création originale de John Lautner, un élève de Frank Lloyd Wright. Ce lieu unique, même si peu représentatif de Los Angeles a nécessité la reproduction en studio du plus grand fond jamais fait : le panorama sur la vallée.

Pour le motif ultra célèbre du travelling circulaire, De Palma a aussi les moyens d'utiliser le même procédé qu'Hitchcock : un plateau tournant sur lequel sont positionnés les acteurs devant une toile peinte. Le plateau tournant fait trois tours et les acteurs multiplient les poses lascives. En même temps que les acteurs, la caméra filme aussi, derrière eux, un décor préalablement filmé.

Pour les cinq tours à la fin d'Obsession, De Palma avait du se contenter de tourner autour de ses acteurs avec une caméra à l'épaule. Ici, le trucage est préparé dès l'avancée dans le couloir sombre avec la vision du poste de surveillance de la plage et, au loin, la mer avec un bateau. Dès la fin du baiser échangé à la sortie du couloir, la caméra opère un changement d'axe à 180°, fixant cette fois la mer en toile peinte. Il est bien entendu que la proximité de Gloria et Jake d'avec le mur d'entrée du tunnel empêcherait un travelling circulaire. Le motif du travelling circulaire est même repris lorsque Holly se transforme en Gloria dans le regard de Jake sur le plateau de cinéma comme lorsque Judy était à nouveau transformée en Madeleine par Scotie dans la chambre d'hôtel.

La culpabilité associée à l'amour entre Jake et Holly est cependant bien moindre que celle éprouvée par les amants de Vertigo. Holly n'a fait que servir d'appât en étant payée pour un numéro de strip-tease où elle excelle et sans savoir que son numéro causerait indirectement la mort de Gloria. Jake est en revanche un peu coupable de voyeurisme (depuis l'appartement de Sam Bouchard et dans la cabine d'essayage) et la grosse jumelle ne manque pas d'évoquer l'appareil photographique de James Stewart dans Fenêtre sur cour (1954). C'est la seconde référence hitchcockienne du film. Dans Obsession, c'est Pas de printemps pour Marnie (1964) qui venait faire parfois écho sous Vertigo.

De Palma glisse aussi quelques échos de son Blow out. Jake est un acteur aux ambitions élevées (il a joué dans La Mégère apprivoisée et passe une audition pour un prochain festival Shakespeare à la Nouvelle-Orléans) mais se contente de séries B dirigées par Rubin, interprété par le même Dennis Franz qui jouait Manny dans Blow out, et Gloria est d'abord étranglée par l'indien comme l'étaient les victimes de l'assassin du même film.

Un Vertigo trash…

De Palma s'avouera néanmoins peu satisfait de la fameuse séquence du baiser car elle avait fait rire le public lors de l'avant-première :

«ce qui m'a fait comprendre que j'étais allé un peu loin. Il y a une illusion romantique dans Vertigo ; dans Body Double, elle est triviale, presque sale. Certes, Jake tombe amoureux de cette femme mais il la regarde aussi se masturber avec des bijoux. On ignore si cette femme est princesse ou serpent et cela empêche le public de s'identifier à cette merveilleuse illusion dont il pourrait tomber amoureux. La nature sensuelle et trompeuse de cette femme la rend insaisissable. Pour compenser, j'ai tout mis dans ce baiser romantique mais le public ne l'a pas accepté. J'ai su que j'avais fait une erreur. Je n'ai jamais su quoi faire de cette dualité que le personnage porte en lui ».

De Palma est bien plus fier de la filature dans l'espace commercial, le "Rodeo Collection" tout juste ouvert, dans lequel il est le premier à tourner un film. Pour "chorégraphier l'action dans cet espace, j'ai pris des centaines de photos pour savoir précisément ce que l'image donnerait, ce qui fonctionnerait visuellement. Ensuite on a arpenté tout le site scrupuleusement pour tourner chacun de nos plans pour monter une séquence qui fonctionne. C'est une sorte de déconstruction d'un espace architectural, au fil des divers points de vue, des différents angles. À mes yeux c'est exactement l'essence du cinéma. Aucune autre forme artistique ne procède de cette façon".

… dans un contexte qui s’accommode du faux

Le contexte social n'est guère facile au milieu des années quatre-vingt. Le monde du spectacle est sans pitié. Comme le lui fait remarquer le metteur en scène de théâtre, c'est déjà bien de travailler, même dans la série B. Là aussi les délais sont tendus. Rubin n'a que 25 jours pour faire son film. Le porno bénéficie des critiques comme le cinéma commercial classique et les vidéoclubs se paient des façades de cinéma.

Dès le début, Jake est trompé par sa petite amie avec laquelle il a fait preuve d'un particulier aveuglement. Entre le générique de début et le générique de fin, c'est à une initiation du regard que Jake est confronté.

Le générique du film se déroule en trois parties. Il débute sur une toile peinte d'un faux soleil pour aboutir à un faux cimetière et une fausse tombe dans laquelle gît Jake. Le titre du film s'inscrit sur une toile peinte promenée par deux techniciens. Jake s'en va en souriant chez lui devant une toile peinte de palmiers. Il fait un arrêt devant une obscène boutique de vente de hot-dog. Le générique entame sa troisième partie sur Jake rentrant chez lui et disposant ses achats devant les photographies d'un amour heureux sans percevoir les cris qu'il entend comme ceux des ébats sexuels de celle qu'il aime. Dans ce générique de début, les signaux « attention tout est faux » ne manquent pas.

Le générique final lui, s'accommode parfaitement du faux. Il se déroule aussi en trois parties. La fausse chauve-souris annonce un film de genre. La liste des acteurs principaux se déroule sur la mise en place de la doublure poitrine qui vient se mettre en position. Le générique de l'équipe technique débute avec les plans alternés du visage de l'actrice principal et de la poitrine de sa doublure. Dans la séquence finale, Jake se revoit dans la tombe préparée pour lui par Holly et Sam où il s'était senti incapable de pousser un cri. Cette fois, il porte son costume actuel et non celui de vampire. Cette fois, il a compris la fausseté du monde du spectacle et s'en accommode. Il peut revenir dans le faux cercueil car il a tiré de son expérience vécue la force de réagir : il s'est agrippé à la pelle de Sam, l'a ainsi déséquilibré et vu se noyer, poussé par son propre chien dans le courant d'eau.

Lorsque l'on sait tirer parti des fantômes, des corps doubles, des faux-semblants qui sont légion au cinéma, un amour peut exister et vaincre le sordide de la pornographie. La jouissance sous les sunlights remplace le gros plan standard d'éjaculation dont l'assistant vient se plaindre de l'absence au metteur en scène fasciné. Tout est faux, alors autant s'en accommoder.

Jean-Luc Lacuve, le 1er mars 2013 (texte revu le 19 décembre 2018 pour publication dans Zoom-arrière).

Biblio-vidéographie :

Test du DVD

Editeur : Carlotta-Films. décembre 2015. Durée du Film : 1h50. DVD ou du Blu-ray: 20.06 €.€ Coffret collector: 50,80 €

Body double

Suppléments :

  • Préface d Samuel Blumenfeld
  • Entretien avec Joe Napolitano, 1er assistant réalisateur.

Suppléments exclusifs sur le coffret collector

Retour