A-Perspective et profondeur de champ

Selon Wölfflin, l'une des cinq caractéristiques du basculement de l'âge classique à l'âge baroque est le passage d'une composition par plans parallèles et successifs, chacun autonome, à une organisation suivant une diagonale qui permet à tous les plans de communiquer dans une impression d'ensemble.

Ce basculement permet à Gilles Deleuze de caractériser la modernité de la profondeur de champ chez Orson Welles. Pour le philosophe, la profondeur de champ fut longtemps produite par une simple juxtaposition de plans indépendants, une succession de plans parallèles dans l'image. Selon Gilles Deleuze, on a alors une profondeur de l'image mais pas une profondeur de champ.

C'est selon lui d'une toute autre manière que Welles invente une profondeur de champ suivant une diagonale ou une trouée qui traverse tous les plans, met les éléments de chaque plan en interaction avec les autres, et surtout fait communiquer directement l'arrière-plan avec l'avant-plan. Ainsi dans Citizen Kane la scène où Thatcher vient enlever Kane à ces parents et où celui-ci est vu dans l'encadrement d'une fenêtre jouant avec sa luge à l'arrière-plan. Ou bien encore dans la scène du suicide, où Kane entre violemment par la porte du fond, toute petite, tandis que Susan se meurt dans l'ombre, en plan-moyen, et que le verre énorme apparaît en gros plan).

Ces deux plans peuvent pourtant être rappochés par leur composition, l'un d'un tableau classique, La flagellation du Christ, l'autre d'un tableau baroque, Le martyre de saint Matthieu.

En reprenant la distinction de Deleuze, on préferera qualifier de classique une profondeur de champ marquée par l'exacerbation de la perspective pour évoquer une idée, par exemple l'exploration d'une région du passé chez Welles ou, chez Renoir, la possibilité d'une fuite dans la profondeur de champ.

L'utilisation baroque de la profondeur de champ vise moins l'idée que le choc émotionnel et peut être obtenue, par Welles notamment, en l'accentuant avec de grands angulaires, en obtenant des grandeurs démesurées du premier plan jointes aux réductions de l'arrière-plan qui prend d'autant plus de force. Le centre lumineux est alors au fond, tandis que des masses d'ombre peuvent occuper le premier plan, et que de violents contrastes peuvent rayer l'ensemble. Les plafonds deviennent nécessairement visibles soit dans le déploiement d'une hauteur, elle-même démesurée, soit au contraire dans un écrasement suivant la perspective.

B-Les plans-séquences du gothique international

La distinction entre profondeur de champ et profondeur de l'image telle que la définit Deleuze doit bien sur etre maintenue. Il est alors possible de rapprocher la profondeur de l'image de l'adoration des mages de celle qu'évoque Gilles Deleuze lorsqu'il décrit la conquête de Babylone dans Intolérance de Griffith : la profondeur la ligne de défense des assiégés, de l'avant-plan à l'arrière plan, chacune ayant sa valeur propre et réunissant des éléments côte à côte dans un ensemble harmonieux. Griffith utilise la magnificence du décor pour décrire l'ensemble de la scène sans accenteur l'efet de perspective. Comme dans le Gothique international c'est bien par laa réduction de la taille que l'on obtient une profondeur de l'image.

Si le gothique international s'adapte peu au concept de profondeur de champ, son exceptionnelle virtuosité le rapproche plutot de l'effet recherché par le plan-séquence. Ansi dans son exceptionnel plan-séquence de deux minutes dans Gangs of New York, Scorsese conduit-il le regard du spectateur selon le même chemin sinueux que Gentile da Fabriano conduisait celui de son spectateur dans L'Adoratin de mages. Le but du voyage étant d'aboutir à une même scène d'apothèose avec un but allégorique, ici une vie royale là une mort certaine.

 

De la même manière, le célèbre plan séquence trois minute au début de La soif du mal de Welles, depuis la bombe posée dans la voiture jusqu'au tic-tac entendu par la compagne de Lineker au moment où ils franchissent la frontière, est une prouesse destinée à couper le souffle et à engendrer un suspens interne qui concerne moins l'action proprement dite que la virtuosité du metteur en scène.

 

C- Dépassement de la vision réaliste

Dans Une praxis du cinéma, Noël Burch convient que ce serait une grossière simplification que de réduire le mouvement du cubisme à la recherche d'une multiplication des points de vue, mais dans la mesure où il s'agit aussi de cela, on peut voir dans les tableaux de Picasso, Braque ou Juan Gris une préfiguration de l'approche d'Eisenstein élaborée dix ans plus tard qui consiste à raccorder entre-eux des plans montrant un même objet sous des angles différents.

Burch affirme que la satisfaction que procure la toile cubiste dérive non seulement du fait de voir un objet sous plusieurs angles simultanément, mais aussi d'une activité de lecture comparée par laquelle l'œil rapproche les différents aspects, relève les différences et les similitudes. Or du fait de la mémoire visuelle, la succession à l'écran en "cut-cut" de deux plans montrant deux points de vue sur un même sujet, peut procurer une satisfaction analogue. Ainsi du montage polyphonique de la procession religieuse au début de La ligne générale, sorte de combinaison musicale entre les diverses voix de la séquence (chaleur, extase, chanteurs, chanteuses, prêtres et paysans).

Sources :

Retour