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La flagellation du Christ

1460

La flagellation du Christ
Piero della Francesca , vers 1460
Huile et tempera sur panneau, 58,4 x 81,3 cm
Urbino, Galleria Nazionale delle Marche

I - Description

Dans une composition extraordinairement soignée et complexe, à la géométrie insistante, glissent des personnages magnifiques qui vivent une scène qui devrait être tragique, pleine de cris et d’indignations : la flagellation. Mais non : aucun drame. Une beauté détachée et souveraine se dégage de ce tableau serein qui échappe au drame qu'il décrit. L’étrangeté commence avec les deux espaces distincts qui y sont représentés.

A gauche, la salle d'un palais antique, colonnes, marbre, sol polychrome et une petite estrade sur laquelle se tient, presque indifférent, Ponce Pilate. Devant lui a pourtant lieu le supplice auquel se soumet, impassible, le Christ lié à une colonne. A son côté, un assistant du bourreau veille calmement au déroulement du supplice. Le bourreau, lui de dos, le bras levé, s’apprête à fouetter le Christ tandis qu'un personnage enturbanné qui nous tourne le dos entièrement vêtu de blanc regarde la scène sans que sa posture exprime la moindre émotion.Le christ est la plus petite en taille des figures. Le plus petit personnage donne sa mesure au tableau. Il mesure 17,8 cm, comme le point de fuite est à 17,8 cm du bord inférieur du tableau. Le christ définit l’horizon du tableau même si cela ne saute pas aux yeux. Le Christ mesurait 1,78 m selon les reliques à Rome près du Latran dont Carlo Ginzburg avait déjà fait état en mesurant les colonnes. Il est la mesure parfaite, mensura Christi, l’unité de base.

La partie droite, dont on pourrait espérer un éclairage, comme un commentaire, renforce encore l’énigme. Au premier plan, très près de nous, trois personnages en pied se détachent sur un fond d’architecture profane médiéval. Ils sont en vis-à-vis, comme pour une conversation, mais leurs bouches restent closes. L’un en carmin est vêtu comme un prince d'autrefois, L'autre est vêtu d'un vêtement bleu somptueusement orné comme un mondain de l’époque de Piero. Et, au milieu, le troisième, plus jeune, est vêtu d'une simple tunique rouge et, curieusement, a les pieds nus.

Les personnages tournent le dos au Christ. On s’interroge sur la nature du lien entre le drame fondateur et les personnages à l'extérieur qui semblent en être absents. Géométrie et éclairages différent comme si deux temporalités coexistaient. Il y a l’unité fondamentale liée à la perspective et pourtant cet espace qui devrait être unifié est fracturé ; distribution contradictoire de la lumière. A gauche, la lumière vient de la droite dans l'entre-colonnement ; à l’extérieur de la loggia, sur une place publique sur un sol rouge, la lumière vient de la gauche comme l’exprime les ombres portées.

Les personnages n'entretiennent pas de véritable conversation, c’est impossible car  leurs regard sont divergents : ils ne se regardent pas. La grille de la  perspective montre qu’ils sont décalés : le personnage de droite  ne regarde pas le personnage barbu, il regarde dans le vide car il est en avant de l’autre.

Interprétation

Le livre de Franck Mercier, Piero della Francesca, une conversion du regard (2021), renouvelle complètement  la lecture que nous avions du tableau. Jusqu’alors, l’interprétation  était essentiellement  historique et politique. On y voyait un appel à la croisade contre les Turcs. Le personnage au turban était un Turc qui s'apprête à mettre la main sur Constantinople. La théorie proposée le plus fréquemment était une tentative de favoriser la réconciliation entre les deux églises chrétiennes, celle d'Orient et celle d'Occident, pour repousser l'attaque Turque imminente sur Constantinople. La présence du personnage central, paré à la mode grecque, semblait soutenir cette interprétation sans que l'on puisse toutefois déterminer avec certitude l'identité des trois personnages. Mais, pour un appel à la croisade, comment justifier la petite taille de tableau et l'absence de commanditaire connu ?

Franck Mercier propose une interprétation spirituelle, même s'il faut en passer par la perspective mathématique : ces trois personnages expriment l’âme dispersée dans le temps telle que l’évoque saint Augustin dans le livre 11 des Confessions consacré à la question du temps.

Le temps n’existe que dans l’âme. Il ne se saisit qu’au présent. Il y a trois manières de vivre le temps au présent mais cela suppose toujours une division. Le passé n’existe au présent qu'à travers le souvenir et le  futur qu'au travers de l'espoir. Le présent du présent existe dans la capacité à se concentrer sur ce qui se passe maintenant. On est toujours écartelé dans le temps.

La distension de l'âme

Le présent du présent, visualisé sous les traits d’un homme portant de riches vêtements contemporains de Piero, dont le profil  s’élève sur un édifice caractéristique du Quattrocento et dont toute l’attitude (et notamment le regard) témoigne de son effort de concentration ou de jugement. Le présent du futur prend les traits du singulier jeune homme aux pieds nus dont l’air absent en fait une figure de l’attente. Tournant résolument le dos au passé, il oriente son regard vers un au-delà qui se confond avec l’avenir ; un avenir devenu en quelque sorte notre présent de spectateur. Le passé se trouve figuré sous les traits de l’homme barbu, dont les vêtements de style byzantin renvoient moins à l’empire romain d’orient agonisant du XVe siècle (comme on le soutient d’ordinaire) qu’à celui de l’antiquité : celui dont le profil est associé à l’architecture antiquisante (sans être physiquement lié au praetorieum). Il est la mémoire individuelle capable de remémoration. Habillé à l’ancienne, il est précisément celui qui introduit par le jeu de la mémoire à la scène de flagellation. Le trio de l’avant-plan visualise la « dialectique de l’attente, de la mémoire et de l’attention » qui fonde l’expérience humaine du temps selon la tradition augustinienne

La partie  gauche est la remémoration d'une scène à travers la disjonction d'un personnage dans le temps. "La distension de l’âme", sur laquelle saint Augustin se lamente est une situation douloureuse, révélatrice de la position de l’homme après la chute, éloigné de Dieu. La difficulté consiste à retrouver l’unité antérieure à la chute. 

Réunification de  l'homme, jusqu’alors dans la distanciation de l'âme.

Johann David Passavant, artiste allemand de passage à Urbino en 1839 a rapporté que, quelque part sur le tableau, se trouvait une inscription  latine :« convenerunt in unum » (ils se sont rassemblés pour ne faire plus qu’un). Le cadre a disparu, mais l'inscription devait être à l’intérieur du tableau à proximité immédiate des trois personnages au premier plan. Si cette inscription est authentique, probablement effacée par une restauration trop incisive, elle pourrait bien constituer l’une des clés du tableau. Personnifications de la  distension de l’âme, les trois figures du premier plan seraient alors appelées à se rejoindre, à fusionner ensemble, pour n’en former qu’une seule face à Dieu.

Si ces figures représentent l’expérience douloureuse et fracturée du temps humain qui est aussi  le signe de l’éloignement de Dieu, alors comment et à quel endroit envisager leur unification ? Dans cette logique, l’espace du praetorium, sanctifié par la présence du Christ à la colonne, s’impose comme le seul lieu possible de ce rassemblement de l’âme. Mais quelle figure, parmi celles qui dans le prétoire assistent silencieusement au martyre du Christ, serait assez forte et connoté positivement pour endosser ce rôle ?

La loggia est de style romanisant ; c'est une scène reconnaissable, qui appartient à l’histoire passée, à l’époque romaine sous Ponce Pilate. Mais elle échappe au temps car elle participe de l’histoire du salut. Les personnages semblent pétrifiés, même Pilate semble prostré. En retrait, le mystérieux personnage vu de dos est coiffé d'un turban, dessiné à partir d'un carton avant d'être reporté sur le tableau. Un "poncif" à si petite échelle est rare et indique tout le soin que Piero applique à ce personnage. A son époque, le turban ne renvoie pas encore au monde turc, ce ne sera la cas qu'à la fin du XV : pour preuve L'autoportrait au turban de Van Eyck. Le personnage est habille de blanc or le Turc est associé à la bigarrure et à la variété des couleurs. Ainsi ce personnage blanc, pur ne participe pas à la persécution du Christ. Témoin éloigné de la scène, il visualise, figure, l’âme enfin unifiée des trois personnages à l'extérieur de la loggia.

Le personnage de dos, qui a réussi à rentrer dans la loggia, a réussi à réunifier son être en se tournant vers Dieu, l’un, la mesure de tout. Il doit choisir entre Pilate, le mal et le Christ le bien ; entre la perdition et le salut. Le personnage vu de dos se trouve à équidistance de Pilate et le Christ à la colonne. Derrière chacun de ces personnages, il y a une porte. Celle derrière Ponce Pilate est ouverte et découvre un escalier ascensionnel. Celle derrière le Christ est noire, cloutée, fermée. C'est par elle qu’il faut passer pour aller vers le salut et ne pas choisir la porte la plus lumineuse. Il existe un indice sur le choix du personnage dont on ne voit pas son visage. La main gauche, paume levée, comme le personnage du passé, fonctionne comme une toise, de l'un des doigts jusqu’à la limite de la loggia, distance qui le sépare du Christ ;

Si Piero a lu Saint Augustin, il a aussi trouvé en Nicolas de Cues, son contemporain, un autre adepte du père de l'église. Possible qu’ils se soient rencontrés à la fin des années 1450 à Rome. Nicolas de Cues est obsédé par le problème de la quadrature du cercle, moyen de joindre le fini et l’infini. Pour tous les deux, le nombre est le vestige, ce qui reste dans le monde de la présence de Dieu. Pour le retrouver il faut remonter, partir de la multiplicité pour remonter jusqu’à l’unité, le nombre, Dieu.

Un tableau de méditation avec autoportrait

A qui est destiné le tableau ? Au duc de Montefeltro ou à l'homme au brocard bleu qui pourrait être le commanditaire. Mais on ne sait pas : aucune documentation, aucun contrat. Piero a consacré un temps, une énergie et une intelligence considérables. Ce tableau qui lui a demandé le plus de temps et le plus de calculs préparatoires peut faire penser qu’il en est le principal destinataire. Lui seul peut alors comprendre la perspective comme science. Il a probablement introduit son autoportrait, le personnage de droite, tel que Luca Pacioli le décrit : le monarque de la peinture et de l’architecture. Piero fait la démonstration de sa virtuosité et se représente comme le présent du présent, l'homme portant de riches vêtements contemporains, dont le profil  s’élève sur un édifice caractéristique du Quattrocento et dont toute l’attitude (et notamment le regard) témoigne de son effort de concentration ou de jugement. Faire de ce personnage un autoportrait remet en cause, celui que l’on admettait  jusque-là : le garde au pied de La résurrection, ou le donateur de La vierge de miséricorde.

Source : Franck Mercier, Piero della Francesca, une conversion du regard, Editions : Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2021.

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