Le ballon attaché

1967

(Privarzaniyat balon). Avec : Georgi Kaloyanchev (Paysan) Grigor Vachkov (L'homme au pain), Ivan Bratanov, Georgi Georgiev-Getz (Paysans). 1h38.

Soudain un ballon, comme les ballons Zeppelin de la guerre 14-18, flotte dans le ciel ensoleillé d'une campagne reculée de la Bulgarie pas encore communiste. Un ballon d'espionnage militaire ? s'interrogent les villageois, le regard constamment tourné vers cette grosse baleine aérienne dont la queue ondoie et brille au soleil, masse silencieuse et menaçante. Peu importe, c'est le tissu précieux dont elle est confectionnée qui intéresse ces villageois pauvres ; mais la bête ne se laisse pas abattre si facilement et elle poursuit lentement sa route. Un autre village la revendique immédiatement comme sienne. S'ensuit une parodie de guerre épique sous la forme d'une bagarre généralisée, avec clairon et fanfare en bande-son, entre villageois paysans.  La bête finira par chuter et être dépouillée de son tissu.

Le film, innovant et très stylisé, a particulièrement handicapé la carrière de Binka Zhelyazkova par la critique sous-jacente du pouvoir qu'il recèle. Mais c'est la force visuelle du film qui impressionne aujourd'hui : les cadrages, l'attention aux matières, aux lumières, le rythme du montage.

Une fable burlesque

Le Ballon attaché se présente comme une fable burlesque. Pourtant tout n'est pas si lisse. Régulièrement le récit de cette chasse au ballon-baleine est interrompu par une autre séquence intrigante : la fuite à travers la campagne d'une jeune femme isolée, traquée par ce qu'on découvre être une meute. Au sens strict, une meute de chiens-loups hargneux, remplacés ponctuellement par les visages tout aussi hargneux et aboyants de paysans. Est-ce l'autre face bestiale du peuple paysan déchaîné ? Pourquoi en veulent-ils à cette jeune femme ? Qui est-elle ? Par contrecoup, de retour au récit central, le spectateur se demande : ce ballon omniprésent, pourquoi espionne-t-il ? De qui est-il le regard ? Une autre scène surprend car son utilité ne paraît pas s'inscrire directement dans le cours du récit : un âne refuse obstinément d'avancer pour apporter son aide au groupe de villageois en conflit avec ses voisins. Le film prend le temps de détailler les coup de bâtons et les violences assénés par des paysans trop heureux de parvenir à le soumettre et ils vont jusqu'à le hisser collectivement sur leurs épaules, tel un trophée. Une scène où les paysans ne se laissent pas dicter leur conduite par un « âne bâté », pour reprendre d'ailleurs leur première insulte adressée au camp adverse.

Un film mis sous cloche pendant plus de 20 ans

Le régime communiste totalitaire de la Bulgarie de 1967 a su apporter une réponse à ces questions : le film prouvait que rien n'échappait à son regard, donnant par là une identité possible à la jeune femme poursuivie par la meute... celui de la réalisatrice. Tandis que le chef du Parti, lui, se reconnaissait dans l'âne malmené, victime du coup de force populaire. Ainsi, après son succès à l'Exposition de 1967 à Montréal, le parti communiste publie un décret pour que le film ne sorte pas en salle.

Après la chute du régime communiste en novembre 1989, le film peut de nouveau être diffusé. Binka Zhelyazkova devient directrice de la section bulgare de Women in Film, une organisation créée en 1989 après la conférence internationale des femmes dans le cinéma, KIWI, à Tbilissi, en Géorgie. Elle cesse toutefois de faire des films. Depuis 2007, un regain d'intérêt se manifeste pour le travail de Zhelyazkova, principalement en raison du documentaire Binka: To Tell a Story About Silence de la cinéaste bulgare basée à New York Elka Nikolova.

Une splendeur visuelle intacte

En découvrant aujourd'hui le film, tout en pressentant la critique politique sous-jacente, c'est d'abord la beauté et la force visuelle des plans qui frappent et qui donnent à penser : la qualité d'un noir et blanc qui magnifie la masse tantôt sombre, tantôt blanche du ballon, scintillant sous le soleil, dont on verra le tissu ondoyer voluptueusement sous les doigts dépeceurs des villageois, objet de séduction et non de répulsion, que l'on aura vu presque blessé à mort puis reprendre in extremis son gracieux envol ; c'est le rythme du récit avec la succession rapide des plans, les villageois tantôt filmés en groupe selon de véritables chorégraphies (ils finissent d'ailleurs par former tous une farandole de victoire), tantôt individualisés pour l'expressivité de leur visage. C'est encore la caméra qui adopte dès les premiers plans le point de vue surplombant du ballon-baleine, dont l'ombre est projetée sur la terre : ce que ce plan répété donne à voir, c'est que les personnages ainsi que leurs gesticulations burlesques ne sont que  points insignifiants tandis que le ballon – et lui seul- jouit souverainement de l'espace sans limite du ciel. Le ciel est à lui !

Michel Faure, le 31 mars 2023