Les damnés

1969

Voir : photogrammes

(La Caduta degli dei). Avec : Dirk Bogarde (Friedrich Bruckmann), Ingrid Thulin (Baronne Sophie von Essenbeck), Helmut Griem (Aschenbach), Helmut Berger (Martin von Essenbeck), Renaud Verley (Günther von Essenbeck), Umberto Orsini (Herbert Thallman), Reinhard Kolldehoff (Baron Konstantin von Essenbeck), Charlotte Rampling (Elisabeth), Renaud Verley (Günther). 2h30.

Le 27 février 1933, au château de Kleisbourg dans une grande ville de la Ruhr, toute la puissante famille Von Essenbeck est réunie pour fêter l'anniversaire du vieux chef de la famille, le Baron Joachim, magnat des aciéries Essenbeck. Son fils ainé, le baron Konstantin prend son bain alors que son fils, Günther, joue du violoncelle. Elisabeth, la nièce de Joachim est la femme d'Herbert Thallman, un libéral anti-nazi. Celui-ci reproche à Joaquim sa position politique trop équilibriste : "un sourire pour les libéraux, une courbette devant les nazis, une faveur pour lui, une faveur pour Konstantin". Dans sa chambre Konstantin accroche fièrement la croix gammée à son costume

Revenant d'Oberhausen en voiture, Aschenbach, membre des S.S. de Himmler, encourage Friedrich Bruckman, le directeur des aciéries à demander la main de Sophie, sa maitresse et le veuve du fils du Baron, as de l'aviation mort en héros. Il deviendrait ainsi le vrai chef de la famille au détriment de Herbert, trop hostile aux nazis et de Konstantin, membre des SA proche de Röhm. 

Erika et Thilde,  8 et 11 ans, les filles d'Elisabeth et Herbert, ont fini leurs compliments à leur grand-père et c'est Gunther qui joue du violoncelle quand arrive Aschenbach et Bruckmann. Le premier demande à mots couverts au second d'assassiner Joachim : "La morale traditionnelle est désuéte. Nous sommes une élite à qui tout est désormais permis" dit-il, citant Hitler. Alors que Martin, le fils de Sophie interprète pour le plus grand déplaisir de son grand père, un numéro de cabaret où il est travesti en Marlene, Konstantin annonce l'incendie du Reichstag : un hollandais communiste a été arrêté.

Au cours du repas, Herbert affirme qu'il s'agit d'un complot manipulé pour que les nazis prennent le pouvoir et exécutent leurs opposants. Joaquim déclare solennellement vouloir maintenir l'unité et le prestige de sa maison. Il a besoin pour le seconder de quelqu'un de proche du régime. Herbert comprend qu'il a perdu son poste et fait un scandale de cette soumission aux nazis alors que Konstantin prend sa place.

Après le repas, Bruckmann confie à Sophie : "De grandes choses se passeront cette nuit et les neutres seront les perdants". "Ose ! va jusqu'au bout l'encourage Sophie". Konstantin exige lui que son fils, Günther, arrête ses études et le  violoncelle et dirige l'usine avec lui; il menace de brûler les livres des collèges. Gunther va demander conseil à Herbert son oncle préféré. Martin profite d'un jeu de cache-cache pour toucher la toute jeune Thilde sous la table. Aschenbach annonce à Bruckmann et Sophie l'arrestation de Herbert pour le matin suivant et son emprisonnement dans la foulée : "Avant que s'éteigne le feu du reichstag, les tenants de la vieille Allemagne seront réduits en cendres". Il reconnait toutefois qu'un semblant de légalité peut être utile.

Herbert s'apprête à émigrer dès le lendemain, le temps de ranger son bureau à l'usine. "C'est de notre faute à tous. Inutile de récriminer quand il est trop tard. Nous avons doté le pays d'une démocratie malade, par peur des communistes et d'une poussée prolétarienne. Le nazisme, c'est notre œuvre : né dans nos usines, nourri par notre argent". Joachim, au milieu de la nuit, est réveillé par un cri.

Au petit matin, les nazis viennent arrêter Herbert Thallman. Sous prétexte de l'aider à fuir, Bruckmann lui prend son arme. Il la donne aux nazis. Ceux-ci constatent l'assassinat de Joachim, dont Thallman se trouve alors immédiatement accusé. Héritier des actions de son père et de son grand-père, Martin, le fils de Sophie, qui l'a manœuvré, donne les pleins pouvoirs à Bruckmann. Il prétexte les problèmes techniques prioritaires pour le nommer président du conseil d'administration et directeur. Il ne laisse à Konstantin, dépité, que la vice-présidence mais celui-ci se dit non dupe de l'assassinat par Bruckmann et menace de ne pas se laisser faire.

L'enterrement de Joachim avec les notables et les ouvriers défilant chacun de leur coté. Visite de l'usine où va être fabriqué le nouveau fusil mitrailleur. Martin est impatient de partir. Aschenbach règle en défaveur de Konstantin, la dissension entre les armes à livrer, à l'armée ou aux SA, chargés d'assurer la sécurité intérieure. Aschenbach demande à Bruckmann de l'argent pour que les futures élections soient gagnées afin qu'il n'y en ait plus d'autres. Bruckmann prétexte que les comptes ne peuvent être truqués à cause de Konstantin. Aschenbach, citant Hegel et la petite fleur qui obstrue le chemin de l'histoire, parle alors de se débarrasser de Konstantin et de ses S.A.

Martin se rend rue Emmer dans les quartiers populaires où il a une garçonnière et repère une petite fille, Lisa.

10 mai 1933, les livres collectés par l'université pour l'autodafé vont de Gide, à Shaw, Zola, à Proust. Le recteur remet à Günther une lettre d'Herbert Thallman et ne veut rien entendre de médisant sur les nazis. Martin offre un cheval de bois à la petite Lisa, ses caresses l'indisposent.

Elizabeth demande à Sophie de la laisser partir d'Allemagne; ce qu'elle finit par accepter. Martin séduit Lisa qui se laisse faire. Mais atteinte de fièvre, elle se suicide dans le grenier lorsque Martin revient la voir. Elizabeth est folle de joie sur le quai de la gare avec ses deux filles alors que Günther l'accompagne.

L'inspecteur a appelé Konstantin pour couvrir le suicide de Lisa qui avait prononcé le nom de Martin dans son délire. Sa compagne, Olga, est assassinée. Bruckmann comprend que Martin est sous influence lorsqu'il reçoit une convocation pour un CA extraordinaire.

Konstantin s'assoit dans le fauteuil de président. Il fait livrer toutes les armes aux SA de Stuttgart. Sophie retrouve Martin enfermé dans une pièce du château mais il refuse de parler. Elle demande de l'aide à Aschenbach : "chaque allemand d'aujourd'hui peut devenir un informateur. La complicité est devenue la règle. C'est là le miracle du IIIe Reich", puis, "Les SA ont servi à conquérir l'Allemagne. Pour conquérir le monde, il faut l'armée. Et l'armée ne veut pas des SA". Sophie veut le nom et le titre d'Essenbeck pour Friedrich. En contrepartie, Aschenbach exige que Friedrich participe à l'élimination de Konstantin. Friedrick Bruckmann se sent pris au piège de l'engrenage devant assassiner Konstantin après Joachim.

L'hôtel Hanselbauer à Bad Wiessee le matin du 30 juin 1934. Au cours de la "Nuit des longs couteaux", les SS surprennent les S.A. en pleine orgie, et les massacrent tous, Bruckmann s'occupant personnellement de Konstantin sous le regard d'Aschenbach

Aschenbach trouve cependant Bruckmann trop mou et excite contre lui la jalousie de Martin. Il lui dit par ailleurs qu'Olga était juive et s'est pendue. Celui qui sait ce que nous avons fait pour lui est notre ami. Mais celui qui veut tout posséder pour lui, y compris le droit d'agir et de penser à sa guise, n'est plus notre ami. Le décret a été signé mais Martin hait maintenant sa mère qui l'a écarté de tout et souhaite son humiliation. Bruckmann, au cours d'un repas de famille, se plaint d'être en proie aux enquêtes de la  Gestapo sur ses collaborateurs et aux contrôles incessants. A la surprise de tous, Herbert Thallman vient se livrer pour sauver ses deux filles internées dans un camp de concentration, où est morte Elisabeth. Elle pris le train pour Salzbourg le 18 juin mais, elle et ses filles, arrivèrent à Dachau. Thallman sait que Sophie les a dénoncées après sa fuite. Martin révèle aussi à Günther que Bruckmann a tué son père. Günther rejoint le parti nazi, convaincu par les propos d'Aschenbach qui décèle la puissance de la haine en lui.

Thilde et Erika sont de retour. Martin se drogue, déclare sa haine envers sa mère à laquelle il reproche de ne jamais l'avoir aimé et lui fait l'amour.

Sophie, désormais malade et droguée par le médecin nazi, découvre une boucle de ses cheveux dans le cahier de son fils. Friedrich la supplie en vain de l'aider à briser son fils alors que leur maison est mise sous surveillance par les nazis. Martin, devenu le chef incontesté de sa famille, organise avec ses amis nazis le pseudo-mariage de sa mère avec Bruckmann, et, à l'issue d'une cérémonie caricaturale, les force à se suicider.

Inspiré par une documentation sur  la famille Krupp et la lecture de Le Troisième Reich - des origines à la chute de William L Shirer paru en 1961, le film possède une solide base historique. Mais Visconti ne s'en tient pas là  : "J'ai voulu situer mon film en Allemagne parce que j'ai voulu raconter une histoire sur le nazisme, ce qui me semble important. Mais le film n'est pas resté un film historique. C'est quelque chose de plus. A un certain moment, les personnages deviennent presque des symboles. C'est à dire que ce n'est plus un film sur l'histoire de la naissance du nazisme mais un film situé à un moment pour provoquer certains conflits et surtout pour amener une certaine catharsis à travers les personnages. D'ailleurs je n'ai jamais eu l'intention d'en faire un film historique."

Le capitalisme dissout dans le nazisme

Les nazis, incarnés ici par Aschenbach, profitent des atermoiements, des dissensions, des haines familiales pour détruire une famille qui avait jusque là incarné la force d'un capitalisme implacable (les ouvriers défilent séparément des notables pour l'enterrement de Joaquim, grand portrait implacable de Joaquim au dessus de son bureau, auquel fait pendant celui de Hitler lors de la fête des SA). La manipulation nazie se révèle encore plus forte que celle de Sophie envers son fils. Elle lui offrait rouge à lèvres et robe pour flatter ses goûts homosexuels et pédophiles. Martin la "récompensera" en lui imposant de lui faire l'amour. Traumatisée, Sophie comprend combien elle a été  injuste de retirer son amour à son fils qui l'aimait tant.

Les dernières paroles d'Aschenbach à Gunther disent aussi quelles forces utilisent la nazis : "Tu es brutal comme ton père, ambitieux comme Bruckmann, impitoyable comme Martin ; mais ce n'est rien en comparaison de ce qui est en toi : la haine Gunther. Tu possèdes la haine. Une haine jeune, pure, absolue. Mais prend garde ! Ne gaspille pas ce trésor pour une vendetta de famille ; ce serait un luxe. Pour détruire Frederick, une morsure de serpent suffirait. Viens avec moi nous t'enseignerons à gérer ta fortune."

Plan final, surimpression : Les acieries Essenbeck, dont Martin est l'heritier, dissoutes dans le nazisme

Vision cauchemardesque de l'histoire

Au sein de ce cauchemar, quelques scènes viennent rappeler la pureté des êtres les plus fragiles : celles avec Elizabeth mais aussi le travelling sur la famille écoutant Günther au violoncelle, ou les jeunes allemands entonnant avec foi l'hymne des SA ou bien encore le soldat travesti au petit matin percevant, devant le lac, l'arrivée des SS qui vont les assassiner.

Les éclairages baroques, orangés, rouges, bleus ou verts, magnifient les longues scènes de déchirements familiaux et de perversions en tous genres (assassinat de masse, pédophilie, inceste, meurtres familiaux). On note aussi les jeux d'ombre et de lumière dans la voiture ou le scintillement de décorationsdans la lumière. Des zoom-avant viennent figer les personnages dans leur décisions atroces alors que les zoom-arrière déstabilisent la mise en place d'une situation que tel ou tel pensait figée.

Jean-Luc Lacuve le 09/07/2016