Playtime

1967

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Avec : Jacques Tati (M. Hulot), Barbara Dennek (la jeune étrangère), Jacqueline Lecomte (l'amie de Barbara), Georges Montant (M. Giffard), Michel Francini (le premier maître d'hôtel), Billy Kearns (M. Schultz). 2h06

"A l'aérogare d'Orly, à l'aube, un groupe de touristes américains débarque pour une visite de 24 heures. On les promène dans un Paris ultra-moderne et inhumain. De son côté, Monsieur Hulot comme toujours ne fait rien de spécial, sinon croiser le groupe de touristes, attendre en vain dans un nouvel immeuble construit tout en verre un certain M. Giffard au creux d'un dédale de bureaux cubiques, errer dans une foire expo, se faire happer par un ancien copain de régiment puis embringuer au Royal garden, un restaurent-dancing. Il y retrouve la jeune touriste américaine croisée dans la journée. Nous sommes au milieu du film, l'ouverture prématurée du restaurant-dancing sera la source de mille catastrophes mineures.

La jeune femme qui tient le vestiaire à l'arrivée des premiers clients est encore en chemise en train de passer l'aspirateur. On l'aide à enfiler sa veste pendant qu'elle s'empare du manteau que la cliente retire. Sortant du rideau, l'architecte enroule ses plans. Sous une table, un peintre retire vite son seau. On entend des coups de marteau. Le chef de salle à grands pas vient placer les arrivants. Une dalle de la piste de danse reste collée à sa semelle. On a beau mesurer dans tous les sens, le passe-plat demeure trop étroit. La commande est déjà partie : "Deux turbots à la royale !" Les portes battantes claquent à tout va. Un clou s'est planté dans la chaussure du chasseur.

Une cliente tient à garder son manteau. En cuisine, on ne compte plus les fils électriques qui pendent. Un serveur avec le turbot à la main se recoiffe devant la glace. "Non mais ça ne va pas, Robert... Vous avez fait l'école hôtelière..." Le chef lui retire le plat et le confie à un autre qui réarrange la garniture, avant de s'arranger à son tour. En salle, un premier et démonstratif nappage de turbot. Des clients sont obligés de changer de table. Un faux contact dans les marches lumineuses incite un serveur à donner un coup de pied dedans, le contact est provisoirement rétabli. L'architecte ne sait plus où donner de la tête, notant compulsivement dans son carnet la masse des doléances. On entend monter un peu de musique sud-américaine...

La soirée au Royal Garden ne fait que commencer. Elle dure toute la nuit. Et les catastrophes vont bon train, sans jamais produire de véritable cataclysme. Les clients ont trop chaud ou trop froid, selon les caprices de la climatisation. Les vêtements se déchirent aux angles du décor. Le turbot est réassaisonné jusqu'à la noyade, sans jamais être servi. Les spots grillent. La terrasse fume. La porte d'entrée se brise en mille morceaux - ses débris de verre sont ultérieurement recyclés en glace dans un seau à champagne. Il y a pénurie de coq au vin. On transporte un personnage en carton à l'horizontale, qui jette un froid dans l'assistance.

Un serveur est exilé sur la terrasse, héritant, au fil de la soirée, de tous les vêtements et accessoires souillés par ses collègues. Et même quand Hulot (invité par son copain portier à quitter la lumière glauque du drugstore où il marinait) finit par décrocher à bout de bras un pan du plafond en treillis, la fête continue, coûte que coûte - changeant simplement de mode, de vitesse et de musique. L'ambiance de l'établissement vire de la boîte endiablée à la guinguette nostalgique.

Parmi les derniers clients, un homme salement éméché a des difficultés à partir. Et pour cause, il ne sait plus où aller, comment rentrer. On le voit, hirsute et débraillé, devant l'énorme pilier du restaurant. Son œil et son doigt errent sur la surface du marbre.

Auparavant, Hulot avait tenté, à l'aide d'un plan, de l'orienter. L'homme ivre s'escrime encore à chercher dans l'entrelacs des veines du pilier le réseau des rues. Il trouvera bien un chemin pour se perdre. Avec cette figure égarée en plein labyrinthe - dont Hulot offrait dans la partie diurne du film un autre visage, légèrement kafkaïen - se clôt la séquence du Royal Garden, récréation d'une plus vaste récréation.
"
résumé de François Gorin dans Télérama

Proposer, en 1967, un temps pour le jeu relève manifestement d'une autre stratégie que celle choisie par Godard lorsqu'il tourne La Chinoise cette même année.

Le constat d'une société bloquée est pourtant bien le même. Mais Tati se montre nettement plus métaphysique que Godard et semble analyser le monde depuis le ciel sur lequel se déploie longuement le générique avant d'amorcer un panoramique sur un immeuble aux arrêtes froides et dures. Au poids du ciel chargé répondent ces immeubles construits par Tati pour un décor qui préfigure sa peur d'un monde standardisé et sans âme. Pour preuve ces affiches de sites touristiques au Brésil ou dans les îles où l'on ne propose aux touristes que ces mêmes immeubles partout. Vouloir photographier les images du vieux Paris, symbolisé par une marchande de fleurs se révèle impossible. D'ailleurs le vieux Paris n'existe plus que dans le reflet des glaces où viennent se refléter successivement, pour ceux qui veulent bien les apercevoir et dans une géographie improbable, la tour Eiffel, l'Arc de Triomphe, la Concorde ou Montmartre. La standardisation est partout depuis les chapeaux à fleurs des touristes américaines jusqu'aux voitures identiques prises à la même heure par des employés au costume identique en passant par la voix stéréotypée des hôtesses d'aéroport.

Si l'immeuble où est invité Hulot par un ancien camarade de régiment comporte, lui aussi, d'improbables façades de verre, c'est qu'il n'y a rien à cacher, chacun accomplissant au même moment les mêmes actes : enlever sa veste, regarder la télévision et probablement montrer ses souvenirs de vacances.

Pour contrer cet univers éminemment sérieux et ennuyeux, une seule stratégie : le jeu. Le jeu musical d'abord avec, dès le générique, un rythme syncopé suffisamment imprévisible. Le jeu sonore ensuite qui ne cassera jamais avec le goût de Tati pour l'observation des différences entre les bruits extérieurs ou intérieurs, pour l'incongruité des bruits des chaises en skaï ou des ordinateurs boutonneux à l'écho métallique.

Le jeu des faux semblants aussi : on croit voir du même alors qu'il y a de la différence. On est persuadé d'apercevoir Hulot dans l'aéroport, grand échalas avec un imperméable beige et un long parapluie noir. Mais, lorsqu'une mystérieuse inconnue interpelle en anglais "M. Hulote", elle, puis nous, découvrons un personnage de méchante humeur qui n'est pas celui que l'on croyait. Seront victimes du même gag les représentants "de la porte qui ne fait pas de bruit" qui confondent Hulot et un hurluberlu sans gêne puis, plus tard, M. Giffard qui courant derrière Hulot après l'avoir raté de nombreuses fois dans son entreprise fera se détourner un noir vêtu du même manteau beige.

Finalement tout est une question de point de vu : une façade où règne le sérieux et l'identique alors qu'une observation plus minutieuse révèle le comique de la situation (le voyagiste affairé sur son tabouret roulant se révèle, vu de derrière, un curieux danseur).

Comme le notait Michel Chion dans son analyse sur le son au cinéma, toute la stratégie de mise en scène de Tati vise à éliminer l'intrusion du hors-champs pour inclure un gag presque imperceptible dans un plan large. Ainsi le reflet des monuments de Paris dans les vitres de l'espace inventé par Tati ne renvoie à aucun Paris réel hors champ. Tati n'affectionne rien plus que ces plans larges sur un monde grouillant d'activité : l'aéroport, les bureaux de chez Giffard et évidemment le restaurent dancing du Royal Garden.

Si Tati redoute le sérieux du monde, il sait aussi en voir la poésie à l'œuvre. Une poésie du dérèglement dans la fête et une poésie un peu artificielle mais pas désespérée à l'image de ces brins de muguet artificiels que la jeune touriste découvre au fond de la boite du cadeau offert par Hulot et auxquels font échos les élégants lampadaires au-dessus du bus qui bientôt s'éclaireront.

Tati disait de son film qu'il se décrivait plus par le dessin que par la parole et qu'il racontait l'histoire d'une droite qui s'incurve. On a bien en effet dans la première partie des personnages prisonniers de l'architecture rectiligne (bureaux en forme de boite, acenceur kidnapeur...) alors qu'au Royal Garden, quand l'arcitecture se déglingue, chacun peut s'inventer un espace qui lui est propre.

Jean-Luc Lacuve , le 22/08/2002

Selon François Ede, artisan de sa restauration de Playtime :
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Playtime est formellement fascinant, dominé par l'obsession de la composition. La ligne prime sur tout. Les personnages suivent des formes géométriques, d'abord à angle droit et, petit à petit, la ligne commence à s'arrondir, le film progresse vers le cercle du carrousel final. C'est une réalisation ambitieuse avec plusieurs actions dans le même plan. Tati n'accompagne pas les gags. Parfois, il ne les conclut pas. Il ne fait pas de gros plans. C'est au public de décoder, de décrypter l'image.

Tati casse le jouet du spectateur. Le personnage de Hulot, il le gomme, le démultiplie. Ça l'emmerdait un peu de faire l'acteur, il sentait bien qu'il avait vieilli et que ça n'était plus la même chose. Surtout, son vrai désir, c'était la mise en scène. Il expliquait très bien aux autres ce qu'il voulait en matière d'interprétation, il donnait des indications au moindre figurant, leur mimait leur propre rôle. Il partait de l'arrière-plan, réglait toutes les actions simultanées dans des scènes où il y avait parfois deux cent cinquante figurants et, à l'arrivée, il y avait très peu d'erreurs.

Tati a fait de longs essais de matériel avant de choisir le 70 millimètres, qui était surtout utilisé pour les films d'aventures, les péplums. Il disait : "Je ne vois pas pourquoi on l'utiliserait pour les westerns, et pas pour filmer un type endormi à son bureau." C'est un format qui rend l'impression, voulue par Tati, d'un homme écrasé par l'architecture. La surface de l'image à la projection est quatre fois plus grande, le moindre détail se voit. Tati avait travaillé avec une précision presque mathématique et son film a beaucoup souffert par la suite des différentes coupes et de la commercialisation de versions tronquées (dans certaines vidéos, l'image a été recadrée et amputée de près de 50 % de sa surface). Le plan ci-dessus est assez représentatif du travail de restauration que nous avons mené avec Sophie Tatischeff ­ la fille de Jacques Tati, décédée quelques mois avant l'achèvement des travaux. Nous avons rallongé la scène d'une minute pour rétablir la compréhension. Au sol, il y a des zones claires où l'on entendait le bruit des pas, et des zones sombres où on ne l'entendait plus. Cet effet n'était plus très évident avec les coupes, la scène resserrée perdait son sens de labyrinthe kafkaïen. Si l'on s'en tient au scénario, Playtime est un film qui devait faire plus de trois heures, à l'origine. Tati en a d'abord projeté une version de 2h34, en décembre 1967, qu'il a immédiatement ramenée à 2h15. Il avait déjà coupé au moment du tournage en arrachant quarante pages du scénario. La fin du film est relativement improvisée par rapport à ce qu'elle aurait dû être. Il était même prévu qu'au dernier plan le personnage sorte de l'écran et soit projeté en ombre chinoise sur les murs de la salle, histoire de montrer que le film s'inscrivait dans la vie réelle. Tout était prévu, une société travaillait sur les trucages, mais Tati a fini par renoncer. Il n'en avait plus les moyens.

Tati voulait porter à l'écran un monde monochrome et il s'est donné un mal de chien pour rendre la dominante de gris de cette architecture moderne. A l'époque, la mode était à l'aluminium brossé mais c'était impossible à éclairer et à filmer. Tati a donc fait photographier des panneaux d'aluminium et en a fait des agrandissements géants. Il a tapissé son décor de papier photo comme s'il s'agissait de papier peint. Playtime, c'est de la haute couture et, du coup, le travail de restauration aussi. Il a fallu un étalonnage très pointu pour retrouver les couleurs qu'il avait souhaitées. Les copies restantes étaient en mauvais état, rayées, déchirées. Comme il n'y avait pas de labo pour le 70 millimètres en France, le négatif est parti en Espagne, où personne ne surveillait ce qui se passait. Quand il y avait des incidents, ça ne se savait pas. Cinq, six minutes du film ont nécessité un traitement numérique qui tient de la chirurgie de pointe.

Le décor était gigantesque. Comme le Paris qu'il voulait filmer n'existait pas encore, et qu'il n'était guère pratique d'aller tourner à Orly ou à Cergy, il a construit sa propre ville sur 15 000 mètres carrés, sur le plateau de Gravelle, au coeur du bois de Vincennes. Mais l'immensité des perspectives devait beaucoup à un véritable travail d'illusionniste, des trucages visuels quasiment inspirés par les numéros de cabaret du XIXe siècle, des tours de magie de Robert Houdin. Rien ne se voit. Chez Tati, la sueur du trucage ne se sent jamais. Et ce décor où tout est en verre est un fantastique défi à la lumière. Comme le ciel était visible de partout, les raccords étaient extraordinairement difficiles. Il fallait attendre une météo identique. C'est en partie pour ça que le tournage a duré si longtemps. Pour que tout soit parfait, on ne pouvait guère compter sur plus d'un plan par jour. Et durant l'été 1965 où le tournage a débuté, le temps était détestable. Les orages ont sérieusement chahuté le décor.
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D'après François Gorin et François Ede dans Télérama