Histoire de ma mort

2013

(Història de la meva mort). Avec : Vicenç Altaió (Le Comte), Lluis Serrat Masanellas (Pompeu), Noelia Rodenas (Delfinas), Clara Visa (Clara), Eliseu Huertas (Dracula), Lluís Carbó (Le père de carmen). 2h28.

Prologue : un jeune poète à la table de Casanova parle de sa difficulté à écrire en montant assez haut sur l'échelle la poésie. Il vient de terminer une ode et en restera là.

Dans son château suisse, Casanova, fait le tri dans ses livres. Il remarque que Voltaire est déjà assez connu pour qu'un livre lui soit consacré et regrette de trop parler de littérature sans lui-même écrire. Il propose ainsi à son serviteur, Pompeu, de partir en voyage car l'écriture n'est pas en soi mais va se chercher devant soi. Casanova rit toujours de tout : de la beauté des textes de Montaigne, de ses propres velléités d'écriture, des machines qui vont révolutionner le monde, de ses amours ou de faire d'énormes étrons.

Et puis, un jour, le voyage s'entreprend vers le sud des Carpates. En charrette, Casanova et Pompeu traversent une forêt puis aboutissent, de nuit, devant une rivière. Les charretiers les ont escroqués et un passeur les fait traverser sur son radeau. Ils aboutissent ainsi dans une ferme. La fille de la maison, Carmen, demande à ses deux servantes, la blonde Clara et la brune Delfinas de couvrir sa virée nocturne dans la forêt.

Carmen erre en effet la nuit où elle subit l'appel de Dracula. En plein jour, au bord de la rivière, celui-ci lui promet bonheur pour elle et son père si elle et ses deux servantes l'accompagnent dans son château au fond de la forêt. Casanova et Pompeu s'amusent de l'innocence de Clara toujours prête à discuter ou jouer avec eux et subissent aussi le charme obscur de Delfinas. Casanova rit encore de pouvoir faire l'amour à Carmen mais un coup de rein trop violent lui fait briser de la tête la vitre derrière laquelle il maintenait la jeune femme. Casanova découvre que le père de Carmen est un alchimiste, capable de transformer la merde en or. Il en pleure.

Carmen accepte d'être mordue par Dracula qui la persuade alors d'humilier son père. Et c'est ainsi qu'elle s'en va le fouetter à mort dans la forêt. Casanova s'approche de Delfinas allongée sur son fauteuil et la déflore de ses mains aux multiples bagues. Un peu plus tard, Dracula, découvrant le sang rependu sur les cuisses de la jeune femme, la mord dans une étreinte de plaisir. Delfinas, devenue vampire, s'en va mordre Clara qui se laisse faire, tant elle est désespérée du rejet de Pompeu qui néglige ses avances. Elle hésite à mordre Pompeu et y résiste mais c'est Delfinas qui s'empare de lui. A peine l'a-t-elle mordu que Pompeu se suicide d'un coup de fusil. Les loups dévorent son cadavre. Casanova lui même, mordu sans doute par Delfinas, agonise.

Le projet Histoire de ma mort est né en Roumanie, alors qu'Albert Serra présentait son film Honor de Cavallería inspiré de Don Quichotte. Un producteur, qui a vu et adoré le film, lui a alors soumis l'idée de traiter Dracula de la même manière. Le réalisateur qui, à l'époque, n'avait jamais vu de films de vampires, l'a d'abord pris comme une blague, mais les semaines ont passé et l'idée est restée. Comme le personnage du comte transylvanien ne l'intéressait pas plus que ça, il a décidé de le croiser avec Casanova, dont l'univers lui est plus familier. Le projet est ainsi de se faire se succéder la Suisse des lumières, des mondanités, de la pensée rationaliste de Casanova et la force nouvelle, violente, ésotérique du romantique représentée par Dracula.

Ce projet est tenu avec maestria par Serra. Toutefois, au fil de ses trop longues 148 minutes, le film finit par donner l'impression de se satisfaire de cette imagerie sans proposer la moindre interprétation contemporaine de la fable qu'il nous propose. A force d'aisance dans la mise en scène de l'image, on frôle la complaisance à ne pas en sortir : le syndrome Greenaway n'est pas loin.

De la lumière du XVIIIe aux ténèbres du XIXe

Le titre du film est un clin d'œil à Histoire de ma vie, rédigé par Casanova en personne, que le cinéaste a minutieusement lu avant de scénariser Histoire de ma mort. Après Don Quichotte et les Rois Mages, Albert Serra s'attaque ainsi de nouveau à deux grands mythes de la culture occidentale. Il compte toujours aussi sur les connaissances des mythes de Casanova et Dracula par ses spectateurs pour ne retenir dans sa mise en scène que certains passages des textes. Le récit est ainsi épuré d'enjeux dramatiques et chaque scène vaut pour son intensité philosophique ou picturale.

La sensualité du 18e siècle est mise en scène dès le prologue avec son ambiance nocturne de repas en bonne compagnie : délicieuses grenades éventrées ; verres de vin disposés avec soin, de vide à presque plein et plein; bougies variant les sources d'éclairage pour hommes et femmes aux attitudes sensuelles et intellectuelles. Semblent ainsi convoqués Nature morte aux raisins, grenade et abricots (Osias Beert, 1610) ou, avec ce personnage devant des fenêtres à sa gauche, La lettre (Jan Vermeer, 1667) alors que le goût des gibiers avec son oie couverte de sang pourrait être une réminiscence de Table avec gibier (Frans Snyders, 1620).

La chair en décomposition et sanglante des terres de Dracula est également mise en scène assez tôt dans les Carpates avec la vache dépecée dont le cuir est peint par les paysans. On y trouve là des références à d'autres peintres du même XVIIe : Boeuf écorché (Rembrandt, 1655) alors que le père de Carmen, interprété par le barbu Lluís Carbó se fait Crucifixion de saint Pierre (Le Caravage, 1600) et le vieil homme dans la grange rappelle Le vielleur (Georges de La Tour, 1639).

Un symbolisme trop étouffé

Ces références picturales, presque toutes en provenance du XVIIe, donnent son unité au film mais la rencontre attendue entre l'esprit des Lumières et la violence du XIXe siècle ne se fait guère. Tout juste pourra-t-on considérer comme symboliques les rires de Casanova et les cris de Dracula ou l'écart entre l'étron fait en riant en Suisse puis les pleurs devant la merde transformée en or par le père de Carmen ou l'amour fait en riant mais avec la tête qui se cogne alors à la vitre et la brise. Les scènes diurnes évoquent les grands espaces propres aux grands espoirs avec l'esprit biblique prometteur si l'on veut bien voir un écho de celui-ci dans le bâton se transformant en serpent par la volonté de Casanova et Pompeu, nouveaux Moïse et Aaron.

Emporté par la puissance de mort, le film ne traite finalement pas de la nécessité du voyage pour que Casanova écrive. Le corbeau sur la charogne de la vache, les lapins ensanglantés, les loups dévorant le cadavre de Pompeu auront finalement raison de ce voyage entrepris pour rien. Projet de départ, esprit de sérieux et picturalité semblent ainsi avoir vampirisé l'esprit créateur et libre qui animait les deux précédents films de Serra.

Jean-Luc Lacuve le 27/10/2013.