Les infiltrés

2006

(The departed). Avec : Leonardo DiCaprio (Billy Costigan), Matt Damon (Colin Sullivan), Jack Nicholson (Frank Costello), Mark Wahlberg (Dignam), Martin Sheen (Oliver Queenan), Ray Winstone (M. French), Vera Farmiga (Madolyn), Anthony Anderson (Brown), Alec Baldwin (Ellerby). 2h30.

>A Boston, une lutte sans merci oppose la police à la pègre irlandaise. Pour mettre fin au règne du parrain Frank Costello, la police infiltre son gang avec "un bleu" issu des bas quartiers, Billy Costigan.

Tandis que Billy s'efforce de gagner la confiance du malfrat vieillissant, Colin Sullivan entre dans la police au sein de l'Unité des Enquêtes Spéciales, chargée d'éliminer Costello. Mais Colin fonctionne en "sous-marin" et informe Costello des opérations qui se trament contre lui.

Risquant à tout moment d'être démasqués, Billy et Colin sont contraints de mener une double vie qui leur fait perdre leurs repères et leur identité. Traquenards et contre-offensives s'enchaînent jusqu'au jour où chaque camp réalise qu'il héberge une taupe. Une course contre la montre s'engage entre les deux hommes avec un seul objectif : découvrir l'identité de l'autre sous peine d'y laisser sa peau...

Les infiltrés est un faux remake de Infernal affairs (Andrew Lau, 2002). Scorsese transforme un scénario trop rusé où le thème du double croise celui de la paternité dans un jeu assez vain en son thème de prédilection : la tragédie de la détermination familiale. La figure diabolique et libre de Costello fournit aussi à la galerie des paranoïaques de Scorsese son grand personnage d'irlandais après ceux de Gangs of New York où ils ne tenaient finalement... que le beau rôle.

Evacuer le thème du double

Le double était le sujet par trop évident de Infernal affairs (Andrew Lau, 2002). Ce thème transparaît encore dans le film jusqu'à l'entrée des deux hommes dans deux services distincts de la police. Les doubles sont à la foi les mêmes et leur contraire. Ils téléphonent tous les deux à leur père de substitution : Queenan pour Billy, Costello pour Colin. L'un sera le responsable indirect de sa mort, le convoquant dans un piège mortel, l'autre l'abattant froidement. Ils aiment tous les deux la même femme : l'un ne pouvant en faire son amie, l'autre ne réussissant plus à être son amant. Ils sont ainsi, l'un et l'autre, victimes de troubles en étant infiltrés : médicament pour l'un, impuissance pour l'autre. Tout cela se traduisant par une indécision quant au père de l'enfant de Vera.

Comme les polars bavards, Usual suspect, Inside man ou ceux de Christopher Nolan, le but de Andrew Lau se réduisait à l'acharnement un peu vain à boucler un scénario plutot que de creuser (avec rimes répétitions et variations) les obsessions si ce n'est de chacun au moins d'un ou deux personnages.

L'artificialité du scénario préside encore lors de la double exécution des deux héros. Dans une tragédie, le personnage porte en lui les germes du destin qui le ruinera. Ici, rien ne vient avertir de la fin des héros : aucun d'eux n'en est arrivé au point de dégoût qui pourrait la faire sonner comme une délivrance. Acceptable, cette fin reste banale.

Les forces centripètes de l'enfance

Scorsese donne toutefois une autre résonance à cette double mort. Billy souhaitait de toute force échapper à la corruption de sa famille et retrouver l'intégrité de son père que la pègre avait finit par exécuter. C'est pour lui une tragédie de revenir faire semblant d'y vivre après avoir maudit cette famille lorsque sa mère était mourante à l'hôpital. En croyant se régénérer dans la police, Billy ne fait que retourner de là où il vient. Scorsese reprend du film de Lau la chute mortelle au ralenti de Queenan balancé du haut de l'immeuble par les truands. Mais Queenan éclabousse de son sang Billy qui tente de s'enfuir. Nul effet gore gratuit dans cet ajout scorcesien : chez lui le sang des pères -même adoptifs- éclabousse toujours les fils.

Tragique aussi la corruption de Colin enfant qui le conduira, finalement, au bout du compte, à ne posséder rien d'autre que le contenu d'un sac en papier. C'est en remplissant son sac à papier de pain, légumes, livres et autres chewing-gums que Costello amène à lui Colin. Et ce n'est que le même pauvre sac en papier que ramène Colin chez lui à la fin du film. Il est alors détesté par tous, même par le petit chien de la voisine, comme si sa nature de traître était percée à jour aux yeux de chacun. Véra l'a probablement dénoncé à la police - à l'enterrement tous s'écartent de lui, il reste seul, alors qu'on devrait l'acclamer comme un héros- Pestiféré, ne possédant que le sac à papier qu'il tient maladroitement, il est exécuté par le lieutenant "intègre" qui étouffe ainsi le déshonneur de la police

 

Shakespeare rongé par les rats

Lors de leur premier dîner au restaurent, Vera et Colin sont bien naïfs de se protéger derrière une citation de Freud affirmant que la psychanalyse glisse sur les Irlandais.Billy et Colin n'ont pu échapper au destin que leur enfance avait tracé pour eux.

A l'opposé, Costello, grande figure shakespearienne tragique, réussit cet exploit et le paie d'une mort grandiose. Le début assez mystérieux du film met en scène un montage parallèle. D'une part, des images documentaires des émeutes raciales suite à l'obligation d'intégrer des enfants noirs dans les écoles irlandaises. D'autre part, Costello filmé à contre-jour exprimant son refus de la prédestination par le milieu social : "On dit que l'on est façonné par son environnement', dit-il "C'est faux, ici c'est moi qui contrôle". ("I don't want to be a product of my environment. I want my environment to be a product of me.")

Cette bravade est constante chez Costello. Elle le conduit à insulter les prêtres, à s'exhiber dans le cinéma porno, à jeter la cocaïne à poignée, aux chemises couverte de sang. Pour sortir de son destin, se faire plus grand que ce qui lui était permis jusqu'à atteindre la protection d'état par le FBI, il méritait bien cette exécution par son fils adoptif, pleine de bruit et de fureur.

Ce destin shakespearien qu'il revendique, s'oppose à ceux de Colin, enfant de cœur apeuré qui, s'est trouvé une nouvelle loi en se mettant sous la protection de Costello et celui de Billy acceptant une vie de gangster pour garder l'intégrité de son père. Tous deux ont été contraints de vivre comme des rats sous l'ombre satanique de Costello.

Le film se clôt sur l'image d'un rat courant sur un mur avec, en arrière plan, le dôme du Capitole. Vouloir incarner une loi symbolique et désincarnée et n'être qu'un rat est probablement le regard que porte Scorsese sur Colin et Billy. Ce dernier cite Hawthorne (on lui reproche de ne pas citer Shakespeare), l'auteur qui décrivit la mauvaise conscience puritaine des premiers colons qui débarquèrent à Cape Cod et fondèrent Boston, lieu d'action du film.

Le héros scorsesien ne déploie sa grandeur que partagé, irréconcilié et tragique entre les forces centripètes de son enfance et celles centrifuges de l'adolescence, entre origine et création entre communauté et universalisme. C'est ce parcours, grandiose pour l'un, misérable pour les deux autres, qu'auront accompli Costello d'une part et Billy et Colin d'autre part.

 

Jean-Luc Lacuve le 03/12/2006 (merci à Jean-Benoît Massif pour la quasi-totalité des arguments développés ici).