Désordres

2022

(Unrueh). Avec : Clara Gostynski (Josephine Gräbli), Valentin Merz (Roulet, le directeur de l'usine), Alexei Evstratov (Pyotr Kropotkin), Monika Stalder (Mireille Paratte), Li Tavor (Mila Fuchs), Nikolai Bosshardt (Künzli), Mayo Irion (Clément, le photographe), Laurent Ferrero (Gendarme Payard), Laurence Bretignier (Louise Liechti), Hélio Thiémard (Claire Gysin). 1h33.

1877. En Russie, quatre jeunes femmes que l'on s’apprête à prendre en photo d'un balcon donnant sur la forêt, parlent de l'étrange comportement de leur cousin ou ami, Pyotr Kropotkine, amoureux d'une femme seulement vue en photographie. Elles résument sa conception de l'anarchie face aux Etats-nations. Que Pyotr soit maintenant parti dans un canton Suisse confirme leur jugement sur son étrangeté.

Pyotr Kropotkine demande le chemin vers une rivière dans un petit village du canton de Berne, Saint-Imier, à une ouvrière d’une horlogerie. Elle lui conseille de la suivre pour lui montrer le chemin mais ils sont arrêtés par un petit groupe qui prépare une photographie de l'usine pour le nouveau catalogue. L'ouvrière, Joséphine Gräbli, peut passer car elle a des balanciers de montre à porter et emprunter un autre chemin lui ferait perdre quatre minutes. Pyotr Kropotkine est retenu par deux gendarmes qui lui demandent avec bonhomie ses papiers et le laissent partir une fois la photographie prise

L'ouvrière Joséphine Gräbli est régleuse, elle pose et règle les balanciers qui oscillent à l'intérieur des montres mécaniques. Dans une conjoncture difficile mondialement, les ouvrières sont mises sous pression pour augmenter leurs cadences. Les contremaîtres chronométrent leurs mouvements et réorganisent le travail pour augmenter la productivité. Les ouvrières tentent de résister en ralentissant leurs gestes pendant les chronométrages. En tant que femme célibataire, Joséphine est exclue de l'assurance maladie de l'entreprise, elle se tourne donc vers une assurance gérée par le mouvement anarchiste local. Pyotr Kropotkine s'est installé dans l'usine hydraulique, dirigée par ces anarchistes qui fabriquent les boîtiers de montre pour l'usine d'horlogerie. Il est venu pour faire une carte politique anarchiste plus précise que celle existante, incorporant les lieux-dits, les vrais lieux de vie de gens sans se préoccuper des contours administratifs. Cette usine est en contact avec le mouvement ouvrier international et décide d'envoyer 14 % de leur caisse de solidarité aux ouvriers de Chicago où la grève a été écrasée par une répression armée.

Les ouvrières s’y échangent des portraits à la sortie de l’usine de Louise Michel, de François-Joseph 1er et de Janos Libenyi qui tenta de le tuer au couteau et fut pendu.

Les anarchistes organisent une tombola pour aider des ouvriers en grève en Europe ou aux États-Unis. Pendant ce temps, la direction de l'usine et les autorités municipales organisent une autre tombola pour financer une reconstitution patriotique de la bataille de Morat. A l'ancien hymne national suisse Ô monts indépendants répond un chant anarchiste "Les ouvriers n'ont pas de patrie".

Louise Liechti, une ouvrière âgée, est sanctionnée d'un jour de travail pour être arrivée en retard. Sa productivité s'étant accrue moins vite que l'augmentation de rendement exigée, son salaire est encore réduit d'autant. Elle est envoyée quelques jours en détention pour ne pas avoir payé ses impôts communaux. Künzli, le contremaître, lui donne ses outils de travail afin qu'elle puisse payer les frais d'entretien associés à sa détention.

Lors des élections (auxquelles les femmes et les hommes n'ayant pas payé leurs impôts ne peuvent pas participer), le directeur de l'usine Roulet est élu au Grand Conseil du canton de Berne. Il reçoit un officiel italien qui demande l'extradition d'un anarchiste italien, et déplore que les autorités suisses tolèrent que le Jura suisse serve de base arrière, à des mouvements anarchistes qui y impriment leur presse qui est ensuite diffusée à l'internationale. Joséphine est finalement licenciée, avec trois autres ouvrières, en raison de son appartenance au mouvement anarchiste qu'une photographie a révélé.

Une panne du télégraphe qui assure la même heure à tous les midis enraye la bonne marche des affaires aussi bien pour les anarchistes que pour les capitalistes. Le soleil n’est jamais exactement au zénith au même moment selon pour tous, donc l’heure n’était jamais vraiment la même. Se fier au soleil n’était plus suffisant, il a donc fallu créer une heure nationale. Pour cela, on se servait du télégraphe en envoyant un message à tout le pays à midi pile. Cette pluralité des temps est néfaste pour le village partagé entre quatre horloges : celles de la fabrique, de la poste, de l’église et de la municipalité, qui, non harmonisées, font cohabiter différents rythmes de vie. Joséphine et Pyotr cherche à remonter vers des fils télégraphiques en marche pour s'assurer un avantage. Ils partent en direction de Tavannes. En chemin, on leur demande de minuter leur parcours. Pyotr et Joséphine acceptent mais cette fois passent outre l'ordre du gendarme qui veut leur interdire un passage pris en photographie. Pyotr est  séduit par le beau discours technique de Joséphine sur le fonctionnement d'une montre. Plus tard, ils  laissent la montre qui s'est arrêtée, pendue à un arbre.

Dans L’étrange petit chat (2013) et La jeune fille et l’araignée (2021) le suisse Ramon Zürcher convoquait une mise en scène apparemment douce et calme pour mieux faire ressortir la violence des sentiments. Ici, c'est le même contrôle des cadrages et la même douceur de la lumière qui sont convoqués dans le champ du politique par son jeune compatriote Cyril Schäublin.

La vie chronométrée

La vie quotidienne, qui parait normale aux ouvriers suisses de 1877, obéit en fait à des constructions sociales en pleine mutation. Dans cette fabrique du temps, une campagne métrologique est en cours : on mesure au chronomètre chaque étape d’assemblage des montres, chaque geste effectué avec minutie par les ouvriers, afin d’établir des standards de production. Même les parcours des ouvriers sont chronométrés afin de choisir le meilleur, le plus rapide, et d'interdire les autres.

La gentillesse des protagonistes, leur façon de ne jamais élever la voix, même en cas de refus, leurs "bonjour" ou "merci", ne change rien à la violente lutte entre la liberté et l'oppression qui est en jeu.

Unrueh, le balancier, titre original du film, signifie cette agitation, cette inquiétude dans ce moment de bascule. La mesure du temps, la photographie et le télégraphe transforment l’ordre social. Les récits anarchistes et internationalistes, ceux de la commune de Paris ou des révoltes ouvrières à Chicago et en Campanile, entrent alors en concurrence avec le narratif nationaliste, cristallisé ici autour de la commémoration de la bataille de Morat.

Du mécanique au vivant

Les cadres sont méticuleusement agencés. La maîtrise des ouvrières est magnifiée par les vues macroscopiques sur l’assemblage des montres, faites de rouages minuscules, ajustés avec des outils de haute précision. Elles délivrent une intense poésie du geste, une remarquable beauté de la dextérité humaine. A ces plans macroscopiques répondent ses plans larges, souvent décentrés pour privilégier des perspectives, laissant les personnages arriver du fond du cadre pour discuter ou, au contraire, y entrant en masse pour se disperser à l'arrière-plan.

Le personnage de Pyotr est inspiré du véritable Pyotr Kropotkin (1842 – 1921). Son livre, Mémoires d’un révolutionnaire, qui évoque son séjour en Suisse où il est devenu anarchiste, a constitué une source essentielle pour l’écriture du film qui s’ouvre sur cette citation du Russe : "L’indépendance de pensée et d’expression que je rencontrais dans le Jura suisse répondait bien mieux à mes sentiments ; et après avoir passé quelques semaines chez les horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées : j’étais anarchiste."

Jean-Luc Lacuve, le 25 avril 2023.

Ressources : Pierre Maillard, Horlogers et anarchistes, dossier Europastar, avril 2023