L'hypothèse du tableau volé

1978

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Avec : Jean Rougeul (Le collectionneur) et Gabriel Gascon, Anne Debois, Chantal Palay (Diane), Alix Comte (Le torturé), Jean Narboni, Christian Broutin, Jean-Damien Thiollier, Stéphane Shandor, Isidor Romero, Bernard Daillancourt, Alfred Bailloux, Claude Hernin-Hibaut, Nadège Finkelstein (les personnages des tableaux vivants). 1h06.

I - Dans une grande maison parisienne, un collectionneur possède une série de tableaux dus à Frédéric Tonnerre. Le collectionneur affirme que Frédéric Tonnerre est un peintre du siècle dernier dont le critique J. Alboise vantait les qualités de coloriste dans L'artiste en 1889.

Le narrateur, interlocuteur off du collectionneur, parle plus amplement des premiers tableaux qui défilent sous nos yeux. La mise en scène est recherchée et ingénieuse et rappelle les spirituelles combinaisons dont Gérôme a usé avec tant de bonheur, dit-il, notamment par le soin du détail, la composition générale ou la couleur. Mais le narrateur remarque aussi le statisme de la mise en scène et l'intérêt disproportionné du peintre pour la mise en scène théâtrale.

Ces tableaux, nous apprend le collectionneur, firent l'objet d'un scandale que les huit pouvoirs publics ensevelirent, aidés par la presse qui étouffa l'affaire et au moyen de scandales de diversions qui s'accumulèrent sur ceux qui tentèrent d'en parler. Le collectionneur a retrouvé six des sept tableaux de l'exposition, l'un ayant été volé.

Bien que l'un des sept tableaux ait été l'objet d'attaques virulentes, que deux ou trois autres furent également trouvé choquants, c'est toute l'exposition qui fut concernée par le scandale. Puisque rien de particulièrement choquant ne se révèle dans chacun des tableaux, pour le collectionneur, quelque chose doit donc relier les sept tableaux et nous aider à percer le mystère de ce scandale.

Les tableaux n'ont pas une unité de style et chaque tableau possède un certain nombre de détails curieux. Ainsi La partie d'échecs entre deux croisés nous apparait théâtral car l'éclairage, en provenant de deux sources opposées, suggère un monde avec deux soleils.

Le collectionneur termine son exposé par deux remarques de caractère général : "les tableaux ne montraient pas, ils faisaient allusion". Allusion à "la cérémonie" qui devenait quotidienne. Quelques mois après, la fin de l'exposition, la police investissait la maison du peintre et surprenait la cérémonie. Tonnerre, en voyage, se défend et fait appel depuis l'Italie. Pour lui, "la cérémonie" n'existe pas. Il s'agit seulement d'une représentation de ses tableaux par le moyen technique des tableaux vivants... Ce que nie le collectionneur.

II- Le collectionneur se rend dans un salon où, avec une paire de jumelles, il distingue dans son jardin la reproduction en un tableau vivant d'une scène mythologique : Diane surprise par Actéon mais aussi une tierce personne tenant un miroir. Le collectionneur pense qu'il aurait éblouir la proie, ce tiers exclu est le guetteur du guetteur.

Narrateur et collectionneur nous incitent à nous demander ce qui dans ce tableau peut faire penser qu'il est le premier d'une série. Ce ne sont ni les gestes ni les regards mais les rayons lumineux réfléchis par le miroir qui conduisent au soupirail de la maison éclairant... Les joueurs d'échecs. Les rayons du soleil pénètrent dans la fenêtre de gauche alors que leur réflexion dans le miroir du tableau précédant les faits pénétrer par le soupirail opposé. Telle est donc la solution de l'énigme des deux lumières contradictoires.

Le collectionneur regarde plus attentivement La partie d'échec des croisés. D'où vient ce croisé ? Que surprend-il. La présence du page au sourire contenu est-elles inquiétante ? Non car la hiérarchie est respectée : à l'échelle la plus basse, le page, puis les deux templiers, puis le grand maître. Sa main droite désigne le miroir. La liaison entre la série de tableau serait-elle assurée par un jeu de miroir ? Une vaste spéculation sur l'art de reproduire. Non la forme du miroir suggère un croissant de lune, signe impie de représentation des sarrasins à l'intérieur de la commanderie. Ce serait une série de tableaux reliés par des éléments secondaires qui sont parfois habilement disposés hors du thème.

Torture de l'inquisition. Le miroir est destiné à montrer ce qui est reflété. Un homme mais pourquoi dans l'obscurité ? Si on inverse le clair-obscur arbitraire son doigt désigne un masque, élément de liaison avec le tableau suivant. Mais le masque n'existe pas dans les autres tableaux. Il devait donc être un élément du tableau volé

III - Le collectionneur s'approche de Scène de la vie de famille, le tableau du scandale, refusé par le salon de 1887, exposé en privé et acquis, inexplicablement, par l'Etat. Le peintre s'était donné pour but de faire poser ensemble les membres d'une famille ayant commis un crime inconfessable. Chacun a commis ou va commettre un acte répréhensible que nous ne voyons pas. Ceux qui viennent d'être surpris tournent le dos à l'espion. Ces faits nous sont parvenus au moyen d'un petit roman à clés :

Est représenté la marquise de "I" lors des fiançailles de sa nièce, "O", dont elle est la tutrice avec le marquis de "É". Celui-ci éprouve un intérêt suspect pour le jeune "L", neveu de la marquise. Celle-ci, pour contrecarrer le mariage, va favoriser la relation entre "É" et "I". Mais intervient il signor de "H" qui aime aussi "l". Comme "É" et "H" sont amis, leur différent se réglera au moyen d'une partie d'échec. Cette scène ayant été surprise par la jeune fiancée qui en aurait ressenti le caractère trouble et aurait raconté le tout à sa tante. Celle-ci convoque "É" et, demie nue, s'expose à lui avec défi pour lui monter qu'elle sait son peu de goût pour les femmes. "É" veut la frapper. Cette scène est surprise par la jeune fille qui y voit une dispute entre amants et, convaincue que son fiancé la trompe, décide d'affronter sa tante. Comprenant qu'elle a en fait favorisé le rapprochement entre "É" et "O", la marquise invite "O" à un rendez-vous clandestin. Leur dispute est surprise par "H" qui tente une alliance avec la marquise. Mais "L" se révolte et avoue son amour à la marquise. La jeune fille surprend la scène et va s'en ouvrir à son fiancé. Ces révélations provoquent chez le marquis une dépression profonde d'autant plus qu'il surprend "L" et "H". Celui-ci a une tête de cerf dans la main et tente de convaincre le jeune garçon de poser en Diane chasseresse. "É" et "H" se battent en duel sous le regard de "L". Survient "O" qui se croit la cause du duel. La marquise est contente du scandale qui s'annonce mais les tireurs ratent leur cible et "H" blesse accidentellement la jeune "O". la police arrête les duellistes mais la marquise les fait libérer. "H" doit se faire passer pour fou. "O", blessée délire et se voit en sainte Thérèse d'Avila tandis que son cousin devient l'ange qui la conduira aux cieux. Le marquis lui rend visite mais, croyant voir en lui le démon, elle le chasse. La jeune "O", se prend une autre fois pour une prostituée babylonienne. Elle repousse l'ange et implore le démon de la conduire en enfer selon la volonté exprimée par sainte Thérèse d'Avila. Finalement au bout de sa convalescence, "O" pardonne au marquis de "É".

Dans le tableau, c'est la réunion de famille avec "H" qui a fui l'asile. "H" reproche à "É" de ne pas s'être éloigné de "L". Celui-ci reproche à "H" de l'éloigner de sa tante. "O" comprend la situation et rompt avec é. Mais durant la nuit "L" est enlevé par "H"et conduit dans un hôtel, 6 rue de la pompe appartenant à la secte. La police, prévenue par la marquise, intervint et interrompt une étrange cérémonie dont le jeune "L" est l'objet du rite. Tous se retrouvent en prison et sont libéré sous caution. "L" est retrouvé pendu dans sa cellule.

Ce qui se cache derrière les tableaux n'est rien d'autre que le sujet d'un roman. Les protagonistes du scandale ne firent que représenter les personnages du roman comme s'il s'agissait d'une cérémonie.

IV - Nous n'avons pas encore tout dit ou tout vu. Il reste deux tableaux. C'est avec peine que nous sommes parvenus jusque-là. Serons-nous capable d'atteindre la fin de cette histoire ?

Tableau composite dont les groupes rappelle les trois premiers mais les bouffons et les anges ne peuvent s'expliquer qu'au moyen de l'hypothèse du tableau volé. La mise en scène place les personnages trois par trois. La série des scènes de la vie de famille qui se déroule dans le sens des aiguilles d'une montre. En se déplaçant d'un tableau à l'autre les personnages complètent lentement le cercle, ou plutôt des lignes courbes qui conduisent à des cercles de diamètres différents l'ensemble composant des sphères. Chaque mouvement de l'être humain n'est-il pas une courbe ?

C'est ce mystère qu'explique Le baphomet, le démon androgyne, sujet central du dernier tableau. Principe de non définition, défi au temps, thème occulte adoré par les templiers, religion dans la religion, adoré aujourd'hui dans des cérémonies secrète déguises en de vulgaires partouzes. Quel rôle joue alors Diane chasseresse demande le narrateur, l'hypothèse du tableau volé répond le collectionneur.

V - Visiblement fatigué, le collectionneur nous invite à regarder d'un œil neuf l'exposition du peintre Tonnerre. Il a donc représenté pour nous la cérémonie. Un tel effort en valait-il la peine? En quoi les huit pouvoirs pouvaient craindre la célébration de ce culte, résurrection du culte de Mithra, cérémonie militaire et annulation de celle-ci, la guerre totale. Trois énigmes superposées. Les gestes surgissent pour milieux effacer les tableaux. Restent les gestes seuls isolés de la cérémonie. Le collectionneur nous accompagne jusqu'à la porte

Raoul Ruiz dépasse la commande de l'INA qui devait être un simple reportage sur Pierre Klossowski et notamment son tableau Le Baphomet (A la même époque, celui-ci tourne Roberte de Pierre Zucca). Il tourne un chef-d'œuvre d'un cinéma spirituel fait de résonnances multiples et d'inventions permanentes autour d'un dispositif qui ne cesse de se complexifier pour se résoudre sur un appel à un imaginaire cosmique, lorsque le collectionneur nous raccompagne jusqu'à la porte. Dans ce parcours ardu et stimulant nous n'aurons en effet jamais cessé d'être chaleureusement accompagnés par la voix off du narrateur et par celle, méditative, du collectionneur qui nous encourage à poursuivre et à les accompagner dans leurs réflexions. La plénitude et le manque sont réconciliés car la rupture, le manque, l'espace, le vide, le doute est nécessaire à la vie de la fiction.

Le film se compose de cinq parties qui sont comme autant de révélations d'énigmes enchâssées les unes dans les autres. Nous avons d'abord l'exposé d'un scandale causé par sept tableaux au siècle dernier. Les six du collectionneur nous sont montrés alors qu'est évoquée la disparition du septième. La deuxième partie commence lorsque le collectionneur nous amène dans son salon voir dans son jardin le premier des tableaux vivant qu'il a mis en scène (Diane et Actéon). Le but est de trouver l'origine du mystère au travers des liens qui unissent ces sept tableaux. Un rayon lumineux fait passer du premier (Diane et Actéon) au second (La partie d'échecs) et un miroir du deuxième au troisième (Torture de l'inquisition). Le masque aurait dû permettre de relier celui-ci au quatrième mais il ne se trouve sur aucun des tableaux restants, obligeant le collectionneur à invoquer, pour poursuivre la série, l'hypothèse du tableau volé.

Commence alors la troisième partie où la première piste de recherche interrompue, le collectionneur nous propose de révéler l'énigme du tableau qui fit tant scandale à l'époque qu'il fut acheté par l'Etat. Le tableau volé n'est un effet qu'un tableau relativement annexe de l'ensemble permettant d'approcher le cœur du scandale. Celui-ci est entièrement évoqué par le quatrième tableau mis en scène (La vie de famille). Contrairement aux cinq autres, il n'est pourtant jamais montré mais évoqué par les reproductions inclues d'un petit roman à clés paru à l'époque. Le collectionneur va alors raconter la délirante histoire de la marquise de I, du maquis de E, des neveux L et O et du signor de H.

La quatrième partie nous entraine, après les vifs encouragements à poursuivre du narrateur, autour des deux derniers tableaux. Le cinquième, le tableau composite, permet d'imaginer ce que représentait le tableau volé et le sixième, Le baphomet, révèle la nature mystique de la cérémonie, résurrection du culte de Mithra et appel à la guerre totale vis à vis de ce monde qui justifia son étouffement par les huit pouvoirs.

La cinquième partie est la réflexion philosophique du collectionneur sur tout cela. Il nous raccompagne vers la sortie en nous enjoignant à se souvenir moins des tableaux qui s'effacent progressivement de notre mémoire que des gestes que nous y avons vu.

Le tableau volé n'est pas le cœur du mystère, le tableau du scandale non plus. C'est le sixième tableau qui révèle le mythe du baphomet. Pourtant les trois premières parties n'auront pas été inutiles nous permettant de lire, de relire et de spéculer sur les tableaux afin de les voir mieux et de nous souvenir du geste d'ensemble.

Les six tableaux présentés sans ordre chez le collectionneur
 
Les six tableaux vivants conduisant au mystère du Baphomet

 

Jean-Luc Lacuve, le 11/11/2011.

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