Histoire d'un regard

2019

Genre : Documentaire

Avec : Mariana Otero, Marjolaine Bachelot Caron, Vincent Lemire. 1h33.

Pré-générique : Mariana Otero raconte que c'est en parcourant un livre que lui a offert le scénariste Jérôme Tonnerre, la biographie du photographe Gilles Caron (1933-1970), qu'elle découvre ses photographies dont quelques-unes lui étaient familières. Surtout, dans les dernières pages, elle découvre les circonstances de disparition soudaine de Gilles Caron au Cambodge en 1970. Dans son dernier rouleau de photos, on y voit des adolescents cambodgiens, sourire aux lèvres, revêtant l’uniforme pour aller à la guerre. Entremêlées à ces images de reportage, deux petites filles en bonnet dans un jardin en hiver, ses deux filles Marjolaine et Clémentine. Mariana Otero est saisie retrouvant comme en miroir, les dessins que ma mère peintre, Clotilde Vautier, avait faits de sa sœur et d'elle-même enfants, peu avant sa mort en 1968 alors qu’elle aussi avait à peine trente ans et dont elle avait fait ressentir leurs traumatismes dans Histoire d'un secret.

Ces photos, cet écho, étaient comme un appel, une invitation à faire un film. Elle rencontre la femme et les filles de Gilles Caron pour savoir comment elles avaient vécu cette disparition et si des recherches avaient été entreprises et avaient ouvert des pistes. Suite à ces longues discussions, elle comprend qu’il serait inutile de vouloir enquêter une fois encore au Cambodge et que ce n’était pas de ce côté que le film pourrait aller. La famille accepte alors de mettre à sa disposition sous leur forme numérique les 100 000 photos prises par Gilles Caron au cours de sa fulgurante carrière.

Les photos de Mai 1968. Après de longs mois consacrés à trier les photos, Mariana Otero s’intéresse au reportage d’où est issue la célèbre photo représentant Cohn-Bendit narquois face à un policier en 1968.

Daniel Cohn-Bendit devant la Sorbonne.
Paris, 6 mai 1968
© Fondation Gilles Caron / Clermes

Mariana Otero reconstitue le trajet de Gilles Caron dans les quelques mètres carrés qu’il avait arpentés ce jour-là. Les rouleaux de pellicules arrivant à l'agence Gamma étaient numérotés aléatoirement sans être développées. La chronologie est donc à reconstituer au sein de cet ensemble. Pour ce jour là la célèbre photo n'est pas prise dans le premier rouleau numéroté car à quoi bon après cette bonne photo, en prendre d'autres sous un angle trop rapproché. En remettant dans le bon ordre les deux rouleaux de pellicule, Mariana Otero propose un montage qui fait revivre le trajet artistique à partir des images qu’il laisse et exclusivement à partir d’elles.

Ce sont ensuite les photos de jeunes femmes manifestants en mai 1968 sur lesquels s'attarde Mariana Otero en les scrutant comme si elle y recherchait sa mère qui venait alors mourir tragiquement, secrètement.

Manifestation CGT. Mai 1968
© Fondation Gilles Caron / Clermes

Pour exposer le parcours de Gilles Caron lors de son premier grand reportage pour l'agence Gamma où il couvre la guerre des six jours entre les 5 et 10 juin 1967, Mariana Otero choisit un grand studio. Elle y dispose les développements des rouleaux comme des frises sur les murs avec trônant au milieu une carte de la ville. Dans un enregistrement audio sur cassette, Gilles Caron parle de son effarement devant les soldats israéliens priant en embrassant un mur dont il comprendra plus tard qu'il s'agît du mur des lamentations; D'autres photos montrent le mythique génal Moshe Dayan, que Gilles Caron eut l'heureuse surprise de croiser alors qu'il partait et qu'il suivit pour une série de photographies le montrant une fleur à la main.

Mais c'est avec l’aide de l’historien Vincent Lemire qu'elle parvient à reconstituer le parcours géographique de Caron à Jérusalem. Ainsi scrutées, les images racontent aussi l’extrême mobilité du photographe, depuis la photo prises d'un fedayin, tué jusqu'à ces photos de l'esplanade des mosquées, du mur des lamentations et de la visite triomphale de Moshe Dayan. Il prit sans doute aussi conscience de l'expulsion manu militari du quartier palestinien tout près de l'enceinte de Jérusalem. Gilles Caron gagne ensuite le Canal de Suez et ne manque pas de repérer les soldats habillé de vieux uniformes français de la guerre d'Algérie. La publication de l'ensemble de ces images dans Paris Match fait la renommée de l’agence Gamma

Novembre et décembre 1967 : Gilles Caron est au Vietnam notamment à Dak To, durant l’une des batailles les plus dures du conflit (colline 875) où il croise la française Catherine Leroy, alors que les affrontements font rage, Caron prend sur lui de passer devant les troupes pour saisir le visage des soldats, et plus seulement leurs silhouettes de dos. Mais Gilles Caron semble avoir été atteint par la violence des conflits qu’il couvre comme autant de réminiscences d’une guerre d’Algérie dont il gardait au fond de lui la blessure. C’est sa culture générale, artistique et politique, ses qualités physiques, ses 22 mois en tant qu’appelé pendant la guerre d’Algérie qui lui servent alors mais dont Mariana Otero pense qu'il la revit alors sous une autre forme, détachée peut-être un peu des lettres qu'il écrivait alors à sa mère pour dire sa souffrance

8 décembre 1967 : naissance de Clémentine, sa seconde fille. Février 1968 : tournage de Baisers Volés de François Truffaut. Caron mobilise ses qualités de déplacement pour filmer les stars.

Juillet 1968 : deuxième voyage au Biafra, cette fois avec Raymond Depardon. Cette guerre au Nigéria marque un premier basculement, l’horreur de la famine, faut-il en rendre compte froidement comme el fait Depardon dans une photo où il scrute une enfant affamé. Là, le photographe se demande sans doute s’il faut continuer à déclencher, ou poser l’appareil et aller aider ces enfants qui meurent. De retour en France, Gilles Caron sera présent sur un plateau de télévision, sobrement, pour demander que l'ion porte secours aux Biafrais.

Du coup, de son propre chef Gilles Caron s'envole pour l'Irlande du Nord. Le 9 août 1969, il couvre les manifestations catholiques à Londonderry et Belfast en Irlande du Nord.

Émeutes du Bogside. Août 1969, Irlande du nord, Ulster, Londonderry
© Fondation Gilles Caron / Clermes

Mariana Otero décide de se rendre en Irlande du Nord pour rencontrer celles et ceux que Caron avait photographiés. Elle a la sensation que, lors de ce reportage à Derry, Caron s’était senti, plus que d’autres fois peut-être, en accord avec cette lutte. Jamais il n’avait fait autant de photos en si peu de temps. Avec l'idée de se mettre dans ses pas, Mariana Otero est allée vers celles et ceux dont cinquante ans plus tôt il avait tenté de s’approcher

Quelques jours plus tard, Gilles Caron suivra l’anniversaire de l’écrasement du Printemps de Prague en Tchécoslovaquie par les chars soviétiques. Dans son numéro du 30 août, Paris Match publie simultanément les deux reportages.

Janvier-février 1970 : Gilles Caron fait partie d’une expédition dans le Tibesti tchadien organisée par Robert Pledge, avec Raymond Depardon et Michel Honorin, pour couvrir la rébellion des Toubous contre le pouvoir central de Fort Lamy (N’djamena) soutenu par le gouvernement français. Tombés dans une embuscade, les quatre journalistes sont exfiltrés par les forces gouvernementales alors que les Toubous seront sans doute massacrés. Les journalistes sont retenus un mois prisonniers par les forces gouvernementales.

Avril 1970 : Gilles Caron se rend au Cambodge au lendemain de la déposition du prince Norodom Sihanouk par le Général Lon Nol. Le 5 avril, premier d’une vingtaine de journalistes et de coopérants de toutes nationalités, il disparaît avec deux autres français, le reporter Guy Hannoteaux et le coopérant Michel Visot, sur la route n°1 qui relie le Cambodge au Vietnam dans une zone contrôlée par les khmers rouges de Pol Pot. Il a 30 ans.

C'est à un travail colossal auquel s'est attaché Mariana Otero pour réaliser ce film. Trier 100 000 photos pour en extraire ce qui fait la spécificité du regard de Gilles Caron. Elle n'en tire aucun concept généralisant mais restitue ce que cherchait probablement le photographe, pris à chaque fois dans des circonstances différents et cherchant donc à susciter des émotions spécifiques. Le film s'astreint aussi à cette exigence et fait preuve d'invention dans des choix de dispositifs à chaque fois différents pour reconstituer le parcours du photographe. C'est probablement la première fois que dans un film on reconstitue ni la vie ni l'objet d'un photographe mais ce qui les lit ; un regard individuel.

Un travail, un désir

Le désir de faire ce film là est traversé par la propre histoire de Mariana Otero qu'elle rappelle dans le film : retrouver une trace laissée par un disparu ; ici Gilles Caron, autrefois sa mère, aussi bien aujourd'hui par des photographies qu'hier par des dessins. Une telle implication fait passer la documentariste de l'autre coté d'un film sans commentaire, nec plus ultra habituel du documentaire-art, pour en donner l'exact opposé : nous guider par la voix, le tutoiement, le choix des musiques (qui sont autre chose qu'un son off équivalent à ce que l'image montre). i

Ce faisant Marina Otero donne à la photographie toute sa splendeur en ne cherchant pas à lui faire rendre gorge, en la zoomant ou en la balayant dans le vain espoir de lui donner du mouvement mais en exprimant comment elle a été prise, dans quelle condition matérielle, circonstance, et état d'esprit. Ce mouvement, c'est celui qu'elle parvient à donner à notre regard.

Des dispositifs propres à susciter des émotions différentes

La célèbre photo de Cohn-Bendit permet de reconstituer la stratégie de Gilles Caron, d'abord trop prêt, il s'éloigne, repère les CRS s'aperçoit que Cohn-Bendit le voit et choisit le moment où il a le sourire narquois autant destiné au CRS qu'au photographe, révélant aussi par la même un Cohn-Bendit sachant jouer de son image.

À la démonstration avec le seul montage chronologique des photos succède le dispositif élaboré pour la guerre des six jours. Le parcours est plus difficile à reconstituer et c'est l'historien qui reconstitue un parcours où s'est révélé l'intuition de Caron, ignorant lorsqu'il pénètre à Jérusalem avec l'armée d'Ariel Sharon ce qu'est le mur des lamentations et captant un peu par hasard le parcours de Moshe Dayan, une fleur à la main.

Le reportage du Vietnam est celui où Mariana Otero investit le plus sa subjectivité pour approcher l'émotion des photos. Elle fait le pari que la lecture des lettres que Gilles Caron envoyait à sa mère durant la guerre d'Algérie, ces lettres où il exprimait sa souffrance de soldat perdu, il la rejoue et l'exorcise dans les photos qu'il prend sur la cote 845, souvent en se mettant très en danger.

Lors du reportage au Biafra, la photo qu'il prend de Raymond Depardon photographiant sans état d'âme un enfant affamé est pour la réalisatrice le signe d'une première interrogation sur le sens de son metier. C'est pourquoi quand il se rend en Irlande du Nord, de son propre chef sans commande de l'agence pour une publication, Mariana Otero y voit l'idée d'un ressourcement possible qui sera magnifié par la photographie de la jeune femme, icône de la révolte.

Le sens se perd dans l'expédition au Tchad et Caron ne s'envole pour le Cambodge que contraint par l'absence de photographe de l'agence Gama disponible. La juxtaposition sur un même rouleau de pellicule de ses petites filles et des soldats qui revêtent mécaniquement leur habit militaire dit son déchirement d'être là où il souhaite plus être.

Jean-Luc Lacuve, le 1er février 2020