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L'agent secret

2025

(O agente secreto). Avec : Wagner Moura (Marcelo Alves / Armando Solimões / Fernando Solimões), Carlos Francisco (Alexandre Nascimento), Tânia Maria (Dona Sebastiana), Robério Diógenes (Dr. Euclides Cavalcanti), Gabriel Leone (Bobbi), Roney Villela (Augusto), Maria Fernanda Cândido (Elza / Sara Gerber), Luciano Chirolli (Henrique Ghirotti), Alice Carvalho (Fatima Nascimento), Thomas Aquino (Arlindo), Udo Kier (Hans), Hermila Guedes (Claudia), Kaiony Venâncio (Vilmar), Laura Lufési (Flavia). 2h40.

Recife, en 1977, dans un Brésil plein d'embûches qui parsemaient cette époque, ainsi que l’indique un carton.

Sur une route à peu près déserte dans un paysage à la rare végétation, une Coccinelle jaune s’arrête à une station-service. En sort Marcelo, fringant barbu, d'une quarantaine d'années. Devant lui un carton recouvre le cadavre d'un homme en début de décomposition sur lequel les mouches volettent. Marcelo interroge le pompiste, gros homme suant au torse nu qui lui explique que le gardien à tué ce voleur dimanche et que la police, prévenue, n'est toujours pas venue ce mardi. Il ne peut quitter son poste sous peine d'être renvoyé et comme Marcello supporte difficilement l'odeur de charogne qui se dégage du cadavre et qui attire une horde de chiens affamés. Son réservoir étant vide, Marcello accepte que le pompiste le  remplisse. Alors qu'ayant réglé, il s'apprête à partir surgit une voiture de police qui l'oblige à s'arrêter. Les policiers ne sont pas venus pour le cadavre au grand dam du pompiste mais ont repéré la voiture bien entretenue cherchant à prendre son conducteur en défaut pour lui extorquer un bakchich. Marcelo reste d'un calme confondant face aux échecs successifs des policiers pour trouver des défauts à ses papiers, son extincteur ou sa roue de secours. Marcello n'ayant plus  de liquide s'en tire à bon compte en offrant ses dernières cigarettes. Il reprend sa route vers Recife, croisant au passage un monstre de carnaval. Le carnaval bat en effet son plein lorsque Marcelo arrive enfin à Recife.

Le "commissaire" Euclides, confettis dans les cheveux, flingue dans le pantalon, flanqué de ses deux fils pas futés, Sergio et Arlindo, est appelé car on a retrouvé une jambe en décomposition dans les entrailles d'un requin.

Marcelo arrive chez Sebastiana, une femme âgée de 77 ans, bavarde et amicale. Elle lui fait visiter le logement dans sa résidence, une filière clandestine qui regroupe des opposants recherchés par le régime. Il y a là Tereza Victória et son mari qui ont fui l'Angola et Claudia une séduisant dentiste poursuivie par son mari qu'elle a quitté avec sa fille.

Marcelo est venu à Recife retrouver son fils, le jeune Fernando, confié à la garde de ses beaux-parents. Le petit garçon se réjouit de retrouver son père qui lui fait toutefois prendre conscience que sa maman, Fatima,morte d'une pneumonie, ne reviendra pas avec eux. Fernando est fasciné par Les dents de la mer qui passe dans le cinéma où son grand père, Monsieur Alexandre, est projectionniste. Il n'a pas l'âge d'y assister alors il dessine l'affiche.

Dans l'État de São Paulo, un ex-lieutenant de l'armée et son beau-fils, Bobbi, transportent dans le coffre de leur voiture le corps d'une femme. Après lui avoir tiré deux balles dans la tête, s'assurant ainsi de sa mort, ils l'extirpent du coffre et jettent son corps lesté de pierres dans une rivière.

On donne à Marcelo un travail aux archives. Mais le premier jour, on lui demande d'arriver deux heures avant l'ouverture habituel des bureaux pour jouer le rôle d'agent administratif dans un commissariat. Une bourgeoise bourrelée de remords factices d'avoir causé la mort de la fille de sa domestique en envoyant celle-ci lui chercher un paquet. Pour faire face à la réprobation populaire, elle  a exigé que l'on prenne sa déposition. Cette mascarade s'interrompre quand la mère éplorée vient réclamer justice, la bourgeoise étant obligée de se cacher. Ce commissariat de comédie est dirigé par Euclides qui se prend d'amitié pour Marcelo au point de l'emmener voir Hans qu'il prend à tort pour un fugitif nazi et dont le corps torturé indique bien davantage qu'il est un survivant juif de l'Holocauste.

Marcelo a demandé ce travail pour rechercher dans les archives un document officiel prouvant l'existence de sa mère dont il ne connaît que le prénom, très courant.

Pendant ce temps, à São Paulo, les tueurs à gages Bobbi et Augusto sont engagés par Henrique Ghirotti, président d'Eletrobras, la plus importante entreprise du secteur électrique d'Amérique latine, pour éliminer Armando, le vrai nom de Marcelo, avec qui il nourrit une vendetta politique et personnelle. Celui-ci, ignorant ce danger, est bientôt l'amant de Claudia.

Marcelo-Armando se rend dans la salle de projection de de son beau-père. Il rencontre Elza, cheffe d'un mouvement de résistance politique dans le nord-est brésilien qui doit l'aider à quitter le pays car poursuivi par la haine de de Ghirotti qui le fait poursuivre pour corruption. Marcelo interrompt le magnétophone sur lequel Elza documente les exactions commises par le régime pour dire toute sa haine contre Ghirotti qu'il tuerait volontiers à coup de marteau. Puis il remet en route le magnétophone. Il y a trois ans de cela, il dirigeait le département d'ingénierie scientifique de l'université. Il reçu la visite de Henrique Ghirotti, financeur de l'université, et de son fils. Il lui fit rencontrer tous les ingénieurs qui travaillaient à des projets d'avant-garde pour vivifier l'économie du pays. Mais lors de la réunion du lendemain, Henrique décide de couper tout financement à des recherches qu'il qualifie avec mépris de régionales. Marcelo savait pourtant qu'il voulait surtout rester en situation de monopole pour s'approprier tous les bénéfices des recherches. Le département d'ingénierie, privé de financement, perdit progressivement tous ses chercheurs et Marcello accusé d'avoir cherché à s'enrichir avec des brevets qu'il aurait vendu à des entreprises étrangères.Marcelo souhaite émigrer à l'étranger avec son fils. Elza l'informe que deux tueurs partis de Sao Paulo mandatés par Ghirotti sont arrivés à Recife.

Marcelo décide alors d'en venir à la vraie raison de la vengeance exercée sur lui par Henrique. La veille de la réunion, il invita Henrique et son fils au restaurant. La remarque sexiste et salace d'Henrique approuvée par son fils sur sa femme, Fatima, la réduisant à une ex-secrétaire devenue professeure par sa beauté déclencha la colère de Fatima. Elle insulta copieusement Henrique pour sa bêtise et sa suffisance, lui opposant le travail honnête de son père. Le tout finissant dans une bagarre qui ne demandait qu'à exploser et envoyant Henrique au tapis. Elza lui promet de trouver d'urgence des passeports pour quitter le pays avec son fils sous quatre jours.

De nos jours, dans une université de Recife, Flavia , étudiante en histoire, écoute cette cassette, pièce maîtresse de ses recherches sur le réseau de résistance d'Elza dont elle dispose des enregistrements audio. Elle comprend qu'Armando Solimões se cachait sous l'identité de Marcelo.

Sergio et Arlindo se rendent à la morgue et grâce à l'un des internes corrompus mettent un pied de vache à la place de la jambe humaine qu'il vont jeter dans le fleuve Capibaribe. Cette disparition entraîne la légende urbaine de "la jambe poilue". Celle-ci se ranime soudainement et attaque des hommes homosexuels qui draguent dans un parc public la nuit. Cette histoire est racontée par Tereza Victória qui vient de la lire dans le journal. Anticipant sa fuite, Armando fait ses adieux à Doña Sebastiana et aux autres réfugiés.

Augusto et Bobbi engagent Vilmar, un homme de main local sans le sou, pour retrouver Armando. Il corrompent le collègue projectionniste de M. Alexandre pour qu'il leur signale le départ de celui-ci du cinéma, anticipant qu'il les conduira à Armando. Celui-ci recherche sans relâche le moindre document concernant sa défunte mère. Vilmar identifie Armando grâce à la photo fournie mais ne parvient pas à le tuer, blessant Arlindo et un collègue policier. Bobbi, témoin de la scène, poursuit Vilmar, blessé et ensanglanté, à travers le centre-ville de Recife mais c'est lui qui est tué par l'ouvrier, plus malin, caché dans un salon de coiffure.

De nos jours, Flavia consulte un journal informant que Armando a été assassiné, suite possible est-il dit d'un règlement de compte après une affaire de corruption. Se rendant à Recife, Flavia rencontre Fernando, devenu médecin, qui accepte de lui accorder une interview à l'hôpital où il travaille après un don de sang. Évoquant le passé politique d'Armando et son assassinat, Fernando confie n'avoir aucun souvenir de son père ni de son enfance en 1977. La banque de sang où il travaille s'est construite sur l'ancien cinéma où travaillait son grand-père.

  Dans ce film, les bons et les méchants sont clairement désignés mais il ne s'agit pas tant de les opposer que de montrer comment ils fonctionnent en miroir, les uns, prévaricateurs assoiffés de sang, étant la face grotesque, carnavalesque et terrible des autres. Seul l'effort de mémoire peut rendre vivable ce monde ravagé par la violence.

Les requins et le chat

"-Comment est-il mort ? -Dévoré par un requin dans une cabine téléphonique." C'est en ces termes que le chef des services secrets apprend la mort d'un de ses agents. Pour débrouiller cette stupéfiante affaire, un nom s'impose, celui de Bob Saint-Clair que la rumeur publique a baptisé "le plus célèbre agent secret du monde". Ainsi débute Le magnifique, pas la meilleure des comédies de Philippe de Broca mais qui a manifestement inspiré Kleber Mendonça Filho pour lui donner, non seulement le titre de son film, mais aussi sa principale figure métaphorique, le requin.

Le jeune Fernando exorcise ses peurs avec la figure du requin dans Les dents de la mer. Il est trop jeune pour le voir en salle alors il dessine l'affiche. Plus tard, on le verra regarder un dessin-animé de Popeye essayant d'échapper à un requin. Bien plus grotesque et terrible est le requin éventré dont la doctoresse retire une jambe humaine pourrie avec effort, éclaboussant le sol de sang. Cette jambe, remplacée par celle d'une vache, donne lieu à la légende urbaine de "la jambe poilue", métaphore des violences policières contre les homosexuels.

Le chat aux trois yeux dont celui du milieu est aveugle est la mascotte de la maison des réfugiés. Comme eux, il doit sans cesse jeter un œil inquiet sur un extérieur menaçant alors. Cette résidence est un havre de chaleur éventuellement, d'amour, lumineuse avec ses hommes et surtout, ses femmes (Dona Sebastiana,Tereza Victoria, Claudia) qui tendent, coûte que coûte, à défendre leur liberté. C'est aussi une femme, Elza, pseudonyme de Sara Gerber, qui est à la tête du réseau de résistance alors que Flavia est la porteuse de mémoire chargé d'éclairer cette période, en passe d'être oubliée.

Le carnaval meurtrier de la dictature

Le carnaval, c'est de là que le Dr Euclides provient dès sa première apparition, des confettis dans les cheveux et sur le torse. Il ne sait pas faire la différence entre un juif persécuté et un nazi en fuite. Il est près à toutes les compromissions. Il joue un faux commissaire, adoubé par le pouvoir quand le besoin se fait sentir étouffer une affaire, celle de la jambe retrouvée dans le requin ou de la bourgeoise qui cherche un remord factice dans une déposition inutile. Cette mort qui rôde peut faire rire. Succède ainsi au "je veux que vous creusiez un trou en plein dans son visage" de Henrique aux tueurs; la bouche en gros plan de Marcelo, "soigné" par sa voisine dentiste avec laquelle il vient de faire l'amour .Il est la figure ambivalente du carnaval, davantage perceptible ici par la musique que figuré à l'image. N'est-il pas l'occasion probable de règlements de compte : 91 personnes sont mortes indique un journal.

Marcelo personnage sans identité, enlevé dès sa naissance à sa mère dont plus aucune trace ne subsiste et élevé par la riche famille bourgeoise de son père est un personnage simple travailleur honnête, toujours impeccablement habillé. En face de lui, grotesques et inquiétants, Henrique Ghirotti, assassin prévaricateur qui a comme lui un fils ainsi que Dr. Euclides qui en a deux et Augusto tueur à gage endurci qui travaille avec son beau-fils, Bobbi. Kleber Mendonça Filho interrompt brusquement le thriller après son acmé : Vilmar tuant Bobbi qui ne s'en était pas méfié. Immédiatement après, comme refusant de continuer dans cette voie de film à suspens, Kleber Mendonça Filho change de focale et de temporalité : Flavia regarde l'article de journal indiquant la mort de Armando et les fausses accusations de corruption qui pèsent sur lui.

Porter la mémoire

La représentation à l’écran de la dictature militaire, en place de 1964 à 1985, a été fortement entravée par le choix du Brésil, en 1979, d’amnistier ceux qui avaient commis des crimes durant la dictature, contrairement à d’autres pays d’Amérique du Sud, comme l’Argentine, qui les ont portés devant les tribunaux. Face au risque d’amnésie que fait courir cette décision, Eduardo Coutinho (1933-2014), cinéaste admiré de Kleber Mendonça Filho, documenta de manière très réaliste les atrocités du régime tout en exaltant le travail de mémoire. Cabra marcado para morrer (1984) dresse ainsi le portrait d’un militant des ligues paysannes du Pernambouc, assassiné en 1964 par les propriétaires terriens mais surtout le combat de sa veuve qu'il retrouve vingt ans plus tard.. Walter Salles suit cette tradition avec Je suis toujours là (2024) comme ici Kleber Mendonça Filho avec les recherches de Flavia

Jean-Luc Lacuve, le 27 décembre 2025

Selon Cinezik, Tomaz Alves Souza retrouve le réalisateur Kleber Mendonça Filho après Bacurau (2019). La musique reprend le contexte du carnaval avec percussions et flûtes, ainsi que des instruments classiques et jazz (trompettes, flûte, clarinette, fagot, violoncelles, contrebasse, trombone, piano, Rhodes et orgue), pour élaborer une continuité musicale vibrante et polyphonique qui façonne activement l'atmosphère du film et contribue, par sa nature percussive, à l'énergie anarchique du récit. On y entend également un mélange éclectique de musique brésilienne des années 60 et 70, allant de la samba et du forró à la MPB, ainsi que des succès internationaux disco et soul de la même période, avec des artistes notables comme Vinicius de Moraes, Chicago, Donna Summer et Ângela Maria : "Samba no Arpege" - Waldir Calmon ; "Eu Não Sou Cachorro Não" - Waldick Soriano (1972) ; "Ar : harpa dos Ares" - Paêbirú Lula Côrtes et Zé Ramalho ; "If You Leave Me Now" - Peter Cetera / Chicago (1976) ; "Esquenta Mulher" - Nelson Ferreira ; "Retiro 'Tema de Amor Nº2'" - Barrét ; "Love to Love You Baby" - Giorgio Moroder, Pete Bellotte / Donna Summer (1975) ; "Guerra e pace, pollo e brace" - Ennio Morricone ; "Trilha de Sumé / Culto à Terra / Bailado das Muscarias (Terra)" - Lula Côrtes, Zé Ramalho ; "Witch's Curse" (BO de El espejo de la bruja) - Gustavo César Carrión ; "Não Há Mais Tempo" - Angela Maria (1964) ; "A Briga do Cachorro com a Onça" - Sebastião Biano / Banda de Pífanos de Caruaru (1973) ; "Marcha de Procissão" - Benedito Biano / Banda de Pífanos de Caruaru (1973).
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