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Les neiges du Kilimandjaro

2011

Genre : Drame social

Cannes 2011  : Un certain regard. D'après Les pauvres gens de Victor Hugo. Avec : Ariane Ascaride (Marie-Claire), Jean-Pierre Darroussin (Michel), Gérard Meylan (Raoul), Marilyne Canto (Denise), Grégoire Leprince-Ringuet (Christophe), Anaïs Demoustier (Flo). 1h47.

Sur le port de Marseille, trois représentants syndicaux tirent au sort vingt noms. Les personnes appelées ont l'air grave. Ce seront les licenciés de la Société de Navigation Marseillaise (SNM) dont les difficultés financières ont exigé ce sacrifice pour maintenir l'activité du plus grand nombre. Raoul, l'un des trois leaders de la CGT, est consterné que Michel, son camarade, ait été tiré au sort alors qu'il aurait pu ne pas mettre son nom dans l'urne. Michel n'est pas de ces petits arrangements et assume son choix au nom des valeurs de solidarité qu'il a toujours défendues.

Michel quitte son bureau emportant les portrait de Jaurès et de Spiderman, les deux héros auxquels il s'est identifié pour conduire sa vie. Pour annoncer la mauvaise nouvelle à sa femme, Marie-Claire, il l'invite au restaurent. Mais celle-ci partage déjà ses choix et approuve l'intégrité de son mari. Le chômage est pourtant dur à vivre pour Michel même s'il sait se rendre utile à ses petits-enfants qu'il fait déjeuner le midi et à ses enfants dont il construit la pergola.

Une fête s'organise sur le port. Ce sont les trente ans de mariage de Michel et Marie-Claire. Raoul a mis le local et quelques fonds syndicaux au service de cette grande fête où les nombreux amis de Michel et Marie-Claire ainsi que les vingt licenciés sont invités. Les enfants de Michel et Marie-Claire font chanter à l'assemblé Les neiges du Kilimandjaro, chanson fétiche et intime du couple. Au nom de tous, ils leur offre deux billets d'avions pour un séjour d'une semaine en Tanzanie, au pied du Kilimandjaro et plusieurs centaines d'euros pour couvrir leurs frais. Raoul offre aussi à Michel la première bande-dessinée que celui-ci acheta puis perdit; un des premiers exemplaires de Spiderman que Raoul retrouva par hasard dans une librairie et reconnu grâce au nom de Michel inscrit au stylo sur la première page.

Le couple se prépare déjà au voyage en étudiant l'anglais et le swahili. Un soir qu'ils ont invité Raoul et Denise à jouer aux cartes, ils sont violemment agressés par deux hommes qui leur dérobent l'argent du voyage qu'ils savent trouver là ainsi que leurs cartes bleues. Ils les brutalisent pour obtenir les codes des cartes bleues. L'un surveille les deux couples solidement attachés sur leur chaise pendant que l'autre vide leurs comptes.

Michel s'en tire avec une épaule sérieusement luxée et Denise tombe dans une dépression qui ne cesse de s'accroitre. Raoul souffre de l'état de sa femme. Michel perd le goût d'amuser ses petits-enfants et de construire la pergola de sa fille. Marie-Claire pleure sur le sort qui a fait d'eux des victimes.

C'est Christophe, l'un des jeunes ouvriers licenciés en même temps que Michel, qui est responsable de l'agression. Il élève avec autorité, générosité et chaleur ses deux jeunes frères, Martin et Julien, depuis que leur mère les a abandonnés pour vivre sa vie. De l'agression, il n'a retiré que 1500 euros alors que son complice et organisateur du braquage en a gardé plus du double pour lui. Avec cet argent, Christophe paie son loyer de retard et rembourser Flo, sa gentille voisine qui, occasionnellement, s'occupe des enfants.

Alors qu'il prend le bus qui revient de l'école, Michel voit Martin et Julien lire l'exemplaire de Spiderman que Christophe avait dérobé chez lui. Il suit les enfants jusque chez eux et, en surveillant l'entrée de l'immeuble jusqu'à la nuit, découvre que c'est Christophe qui est l'auteur de l'agression. Bouleversé, il rentre chez lui alors que Marie-Claire s'est inquiétée de sa longue absence.

Michel dénonce Christophe qui est arrêté. Le commissaire fait comprendre à Michel et Marie-Claire que leur agresseur n'a agi que par nécessité. Il comprend le désarroi de Michel et lui laisse l'occasion de discuter quelques minutes avec lui et, éventuellement, de le frapper si le cœur lui en dit. Ce n'est pas la mentalité de Michel, qui fait la leçon à Christophe. Lorsque celui-ci lui crache sa haine au visage, Michel dans un geste instinctif de colère le frappe néanmoins. Marie-Claire s'en revient en pleurant chez elle et Michel ne peut que s'excuser d'un geste qu'il n'a pas voulu. La mauvaise conscience du couple, qui refuse de blesser plus malheureux qu'eux, incite Michel à retirer sa plainte. Ce qui ne sert à rien car la justice s'est emparée de l'affaire. Ce geste suscite la colère de Raoul qui estime que Christophe est un traitre à la cause ouvrière et qu'il doit payer pour le malheur qu'il a provoqué : Denise étant de plus en plus dépressive.

Marie-Claire, à bout, s'arrête dans un bar pour demander un remontant. Le jeune serveur philosophe lui propose une Marie Brizart, croyant qu'elle doit se remettre d'un chagrin d'amour puis du Metaxa quand elle lui fait comprendre que c'est de la vie qu'elle est fatiguée.

Marie-Claire, qui cherche à comprendre ce qui est arrivé, obtient du commissaire l'adresse de Christophe. Stupéfaite, elle trouve Martin et Julien tentant de survivre seuls après l'arrestation de leur frère. Flo lui confirme que la mère est toujours absente. Marie-Claire apprivoise les garçons et, après une entrevue glaciale avec la mère, décide de s'occuper des enfants. Elle prétexte alors sortie au cinéma et travail supplémentaire auprès de Michel.

Michel a obtenu du commissaire les billets d'avion car le complice de Christophe a été arrêté. Michel demande à voir une nouvelle fois Christophe et, une nouvelle fois, celui-ci lui fait comprendre que la solidarité ouvrière qu'il a toujours défendue n'est plus de mise aujourd'hui et qu'elle est même une forme de compromission avec le patronat. S'il veut être utile, lâche-t-il finalement, il peut toujours allez arroser les plantes chez lui.

Michel se rend à l'agence de voyage et se fait rembourser ses billets moins la pénalité d'usage. Il rejoint ensuite l'appartement de Christophe et trouve celui-ci désert. Flo lui explique que les enfants ne vont probablement pas tarder à être emmenés par la DASS. Il lui donne l'argent des billets à remettre aux enfants.

Michel revient auprès de sa femme, assise sur la plage et lui explique qu'il a, sans son consentement préalable, remis l'argent des billets aux enfants. Il ne s'étonne guère qu'elle approuve son attitude. Elle non plus n'avait guère envie d'aller maintenant en Tanzanie découvrir un exotisme que les baigneurs marseillais offrent souvent. Lorsque Michel lui propose d'accueillir chez eux les jeunes frères de Christophe, ceux-ci surgissent derrière eux, revenant de la plage ; Marie-Claire avait déjà été amenée à la même action. Heureux, Michel et Marie-Claire s'inquiètent pourtant de la réaction de leurs enfants.

Les enfants réagissent en effet très mal ; ne comprenant pas que leurs parents réinvestissent de l'amour, du temps et de l'argent pour des inconnus. Toutefois Raoul et Denise approuvent eux cet acte généreux qui permet enfin à tous d'être de nouveau heureux.

Il est sous doute difficile de convaincre les moins de cinquante ans de voir Les neiges du Kilimandjaro. Le cadre sociologique est étroit : la préretraite d'un représentant de l'aristocratie ouvrière et la remise en cause des valeurs de solidarité qui l'avaient jusqu'ici guidées. Guédiguian creuse pourtant l'humanité de ses personnages avec la même attention que Victor Hugo décrivait le couple de marins dans Les pauvres gens et la belle chute du poème est ici adaptée avec une telle force qu'il est probablement impossible de la voir sans pleurer.

Les pauvres gens.

La première partie du film construit le portrait d'un couple équilibré, aimant, à la conscience claire et franche. Le mari est guidé par les deux modèles auxquels il s'est identifié, Spiderman et Jaurès. Marie-Claire assume les petites faiblesses et la simplicité parfois gentiment bornée de son mari. Rien de nouveau sous le soleil de Guédiguian, pas même l'extrême complicité de ce couple d'acteurs à jouer ce couple de cinéma et la proximité naturelle entre les deux sœurs et les deux beaux-frères.

Celles-ci sont pourtant nécessaires pour faire ressentir toute l'intensité du traumatisme de l'agression puis de la révélation du coupable de celle-ci. Parallèlement à l'enquête policière, habilement menée, se déconstruit aussi le réseau de solidarité conjugale (Michel frappe Christophe dans un moment de colère incontrôlée) et amical (Raoul en veut à Michel de pardonner à celui qui est train de détruire sa femme). La tourmente que vit le couple ressemble à la nuit pleine de cauchemars de l'homme et de la femme des Pauvres gens de Hugo.

Michel et Marie-Claire sont aussi peu à l'aise avec la violence économique des patrons qu'avec la violence des exclus. Ils occupent dans la société une place devenue aussi archaïque que celle des marins de Hugo et ne peuvent recoudre les plaies du monde qu'avec leur cœur. Avec pour fil blanc, La pavane pour une infante défunte de Ravel, Guédiguian recoud le drame qui a déchiré le couple. Le mari puis la femme puis le mari et de nouveau la femme et le mari s'approchent puis entrent dans l'appartement de Christophe pour prendre en charge ce qui peut l'être. Ainsi le mari s'en revient après avoir accompli le même parcourt morale que sa femme : elle aidant au quotidien Martin et Julien, lui revendant les billets d'avion pour offrir l'argent aux enfants. Chacun donc ayant recousu son drame personnel peut s'abandonner à ce moment poétique de description des baigneurs marseillais, aussi exotiques que les animaux de Tanzanie. Comme dans les derniers vers de Hugo, le mari propose la solution que la femme a déjà réalisée et l'entrée dans le champ, aussi inattendue que nécessaire et simple, des deux enfants qui réunit le couple ne peut manquer de faire couler une larme au spectateur.

....Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés, Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte. C'est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte ; Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous, Cela nous grimpera le soir sur les genoux. Ils vivront, ils seront frère et soeur des cinq autres. Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nôtres Cette petite fille et ce petit garçon, Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson. Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche, C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ? D'ordinaire, tu cours plus vite que cela. - Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, lès voilà!"


Les vertus du Metaxa

S'il est difficile de convaincre les moins de cinquante ans de voir le film, c'est qu'il n'offre guère de piste pour comprendre le monde contemporain tant Michel et Marie-Claire sont porteurs d'un équilibre en voie de disparition. La réconciliation ne s'opère qu'avec les amis proches. Ni Christophe et sa mère ni leurs propres enfants ne peuvent s'inspirer de leur modèle aux prises avec une économie et des drames personnels autrement plus aigus.

Guédiguian prend acte de la cassure des solidarités. La haine de Christophe pour la petite bourgeoise ouvrière, ses côtelettes bien grasses du dimanche, son rosé payé par le syndicat, ses indemnités de licenciement acquises à l'ancienneté, ses arrangements d'un autre temps avec le patronat, apparait on ne peut plus normale. Il ne va toutefois pas jusqu'à excuser son geste, amorce d'une spirale sans issue où ce sont les plus faibles qui sont exposés. Ainsi la femme, certes peu sympathique de l'agence où il paye son loyer, et qu'il s'apprête à agresser. La façon dont Guédiguian filme le jeune commissaire est probablement aussi l'indication que la justice et la police sont acceptables et nécessaires. Nécessaires mais pas réconciliatrices. Irrémédiablement tragique est le sort de la mère de Christophe que Marie-Claire invective mais dont le discours de survie lui cloue finalement le bec.

Pour Michel et Marie-Claire, la liberté se gagne moins dorénavant qu'elle ne se prend au jour le jour et au fil de l'eau. Si Michel trouvait le petit bateau qui le menait dans le restaurent indien, Marie-Claire trouve dans le bar au serveur attentionné et philosophe de quoi élargir son horizon de s'arranger avec la vie. Au pastis ou à la Marie Brizard d'un autre temps, elle substituera deux verres de Metaxa. Si le monde est cruel, au moins eux n'auront pas démérités et pourront se permettre d'être heureux sur leur terrasse protégée, magnifique au-dessus du port : ils n'auront causé de tort à personne et auront été attentif à la misère des autres. Jaurès et Spiderman les auraient certainement approuvés.

Jean-Luc Lacuve, le 21/11/2011.

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