Les mains négatives

1978

Avec la voix de Marguerite Duras. 14'

 On appelle mains négatives, les peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe SubAtlantique. Le contour de ces mains - posées grandes ouvertes sur la pierre - était enduit de couleur. Le plus souvent de bleu, de noir. Parfois de rouge. Aucune explication n’a été trouvée à cette pratique.

Devant l’océan sous la falaise sur la paroi de granit ces mains ouvertes; Bleues Et noires; Du bleu de l’eau; Du noir de la nuit.

L’homme est venu seul dans la grotte face à l’océan Toutes les mains ont la même taille il était seul.

L’homme seul dans la grotte a regardé dans le bruit dans le bruit de la mer l’immensité des choses

Et il a crié

Toi qui es nommée toi qui es douée d’identité je t’aime

Ces mains du bleu de l’eau du noir du ciel Plates Posées écartelées sur le granit gris Pour que quelqu’un les ait vues

Je suis celui qui appelle ; Je suis celui qui appelait qui criait il y a trente mille ans. Je t’aime Je crie que je veux t’aimer, je t’aime J’aimerai quiconque entendra que je crie

Sur la terre vide resteront ces mains sur la paroi de granit face au fracas de l’océan Insoutenable

Personne n’entendra plus Ne verra Trente mille ans Ces mains-là, noires La réfraction de la lumière sur la mer fait frémir la paroi de pierre

Je suis quelqu’un je suis celui qui appelait qui criait dans cette lumière blanche

Le désir le mot n’est pas encore inventé Il a regardé l’immensité des choses dans le fracas des vagues, l’immensité de sa force et puis il a crié

Au-dessus de lui les forêts d’Europe, sans fin

Il se tient au centre de la pierre des couloirs des voies de pierre de toutes parts

Toi qui es nommée toi qui es douée d’identité je t’aime d’un amour indéfini

Il fallait descendre la falaise vaincre la peur Le vent souffle du continent il repousse l’océan Les vagues luttent contre le vent Elles avancent ralenties par sa force et patiemment parviennent à la paroi Tout s’écrase

Je t’aime plus loin que toi J’aimerai quiconque entendra que je crie que je t’aime Trente mille ans J’appelle J’appelle celui qui me répondra Je veux t’aimer je t’aime Depuis trente mille ans je crie devant la mer le spectre blanc Je suis celui qui criait qu’il t’aimait, toi

 Dans l’opacité d’une nuit rencontrant le bleuté d’une aube, lumière se fait au fur et à mesure d’un travelling ininterrompu. De Bastille aux Champs-Élysées, en passant par le boulevard des Italiens, l’avenue de l’Opéra et la rue de Rivoli, un Paris dépeuplé et pudique s’offre à la voix mystérieuse et profonde de Marguerite Duras qui interprète comme un appel les traces de mains peintes dans les grottes préhistoriques d'Espagne.