Suite armoricaine

2015

Avec : Valérie Dréville (Françoise), Kaou Langoët (Ion), Elina Löwensohn (Moon), Manon Evenat (Lydie), Laurent Sauvage (John Le Scieller), Clet Beyer (Gweltaz), Yvon Raude (Stéphane Nedellec), Tangi Daniel (Dav), Catherine Riaux (La Grande Catherine). 2h28.

Françoise, enfant, se regarde dans la glace : "Il n'y a que moi à l'intérieur de moi. Il faudra que je m'en souvienne". Puis ce sont toutes les manifaesttaiosn bretonnes gauchistes et écologiques dont le drame des rivages souillés par le naufrage de l'Amoco Cadiz en 1978.

Françoise, universitaire bretonne dans la cinquantaine, est revenue enseigner l'histoire de l'art à Rennes.

Elle était fatiguée de Paris et, sans se l'avouer, de son compagnon psychanalyste qui la maintient en cure depuis quinze ans. Elle a été étudiante dans cette université, sur ce campus de Villejean, au début des années 80 où elle a croisé des amis, perdus de vue depuis. C'est ce que lui rappelle une photographie en noir et blanc déposée dans son casier par Stéphane, un ami d'autrefois aujourd'hui responsable de la bibliothèque, qu'elle reconnait à peine

Ion est un jeune étudiant en géographie de 19 ans. Il se prétend orphelin et tombe rapidement amoureux de Lydie, une jeune aveugle qui étudie avec lui.

Françoise enseigne la lecture des Bergers d’Arcadie de Nicolas Poussin, trouvant une similitude entre l'idyllique terre grecque et le campus : la jeunesse est toujours là. Même si les visages et les noms changent,  les étudiants ont éternellement 20 ans. Françoise analyse aussi Charon traversant le Styx de Joachim Patinir  où l'âme est trompée par l'aspect faussement séduisant de l'enfer.

Ion avait réussi à mettre de la distance entre lui et sa mère, femme instable, égoïste aussi aimante que culpabilisante. Il est effrayé quand elle vient sur le campus avec Dav, son compagnon d'errance, et deux de leurs amis. Rompant les liens avec Lydie et ses amies, Ion déserte sa chambre universitaire pour dormir caché dans les recoins de la bibliothèque universitaire.

Lors d'un colloque où est étudiée la perspective dans Le miracle de l’hostie profanée de Paolo Uccello, Françoise défend la thèse que la vision du monde ne peut être pleinement satisfaisante que si on parvient à en lire l'énigme sous-jacente. Ainsi de la Mappemonde T en O de Gossuin de Metz qui fait apparaitre Dieu (Theo) dans le monde au moyen âge et dont le motif sera sécularisé dans la Carte du Pays du Tendre du XVIIe.

Un duo de chercheurs en ethnologie bretonne, qui a repéré Françoise racontant un rêve au restaurant universitaire, lui demande de raconter son enfance  dans le petit village du Finistère où elle est née. Ces souvenirs, son grand-père guérisseur notamment, touchent Françoise bien plus qu'elle ne le pensait : n'y aurait-il pas à lire là le mystère de son retour au pays ?

Françoise croise Moon, la mère de Ion, qui fait la manche et qui fut une de ses amies d'autrefois. En dépit de sa générosité, Moon, toujours aussi rebelle, lui extorque le caban qu'elle venait d'acheter. Françoise apprendra début janvier qu'elle est morte de froid.

Ion, qui s'était déjà évanoui dans le cours de Françoise où il était entré par hasard pour fuir sa mère, a vu la rencontre de Françoise et de sa mère. Il s'intéresse de plus en plus à l'art et suit son cours sur le Prométhée d’Arnold Böcklin. Il fréquente aussi le musée des beaux-arts de Rennes. Françoise l'y aperçoit contemplant Le nouveau né de Georges de La Tour, alors que les étudiants inscrits à son cours n'y vont jamais.

Ion apprend aussi la mort de sa mère par hasard, en allant chercher son dossier de bourse. Il suit de plus en plus fréquemment les cours de Françoise et lui apprend en fin d'année universitaire qui il est. Françoise lui propose de l'emmener avec elle sur les terres de son enfance, dans le petit village du Finistère. Ils y trouvent chacun l'apaisement : une mère qui aurait pu être la sienne pour Ion et la vision d'une enfance à déchiffrer pour Françoise.

Le film s'ouvre sur montage d’images d’archives qui montrent les grandes révoltes gauchistes contre les mutations économiques de la Bretagne : les autoroutes qui saccagent le bocage et les centrales nucléaires. C'est l'époque de l'enfance de Françoise, toute occupée dans son petit village du Finistère à se souvenir que la vérité se trouve seulement en elle. Ce défi prométhéen qui rompt le lien entre, d'une part, la géographie et l'histoire d'un pays et, d'autre part, la personne qui y habite, Françoise mettra le parcours du film à s'en défaire pour retrouver la paix. Elle est accompagnée en cela par Ion qui doit lui aussi se réapproprier son histoire personnelle.

Déchiffrer c'est créer du lien

Il est essentiellement question d'aveuglement et de déchiffrement dans le film. Ion apprend à se familiariser avec les cartes de géographie pour mieux appréhender le monde physique qui l’entoure. Lydie, la jeune fille aveugle avec qui il règle la loupe binoculaire, lui prouve, si besoin était, qu'il faut être deux pour donner du relief à un territoire.

Françoise analyse pour ses étudiants des tableaux qui fourmillent de symboles et messages cachés laissés par ceux qui les ont peints. Lors d'un colloque où est étudiée la perspective, elle défend la thèse que la vision du monde ne peut être pleinement satisfaisante que si on parvient à en lire l'énigme sous-jacente. Ainsi de la Mappemonde avec le T en O de Gossuin de Metz qui fait apparaitre Dieu (Theo) dans le monde au moyen-âge et dont le motif sera sécularisé dans la Carte du Pays du Tendre du XVIIe.

la Mappemonde T en O
de Gossuin de Metz
(XIIIe)
La terre partagée entre
les fils de Noé
carte du pays du tendre
(XVIIe)
Le monde vu par Hécathée au Ve siècle avant J.C. propose une division de la terre en trois. Au Moyen Âge, la division de la Terre en trois est maintenue, mais accordée à la Bible avec l'Asie, tout en haut, l'Europe et l'Afrique accordées aux trois fils de Noé après le Déluge. La Représentation, encore schématique dans les Etymologies, Isidore de Séville (vers 530-636), devient plus sophistiquée au XVe et sous influence de la mystique de l'ecclésiastique et poète Gossuin de Metz ainsi la terre partagée entre les fils de Noé après le déluge enluminure extraite de La Fleur des Histoires de Jean Mansel, vers 1459-1463

Le monde est ainsi une énigme qui attend d'être déchiffrée. Vivre c'est retrouver l'accord avec soi-même qui passe par la réappropriation des souvenirs tout autant que la réappropriation du sens d'un tableau. Pour donner sens à l'existence l'arsenal freudien peut être remplacé par la conscience du lien entre les étudiants d'hier à ceux d'aujourd’hui, entre sa vie d'adulte urbain et son enfance à la campagne.

Des liens avec le passé sans trop de mystère

Les énigmes à déchiffrer au sein des personnages sont cependant assez banales. Ion, on le comprend, est traumatisé par le comportement de sa mère mais la recherche d'une mère de substitution en Françoise reste peu creusée ou convaincante : est-ce pour cela qu'il délaisse la géographie pour l'histoire de l'art; en quoi le voyage avec Françoise sur les lieux de son enfance à elle est-il libérateur pour lui ? Cette quête donne toutefois lieu à deux beaux motifs visuels Ion chassé de chez lui par sa mère envahissante trouve des refuges dans les recoins de la bibliothèque universitaire et un apaisement en contemplant Le nouveau né au musée des Beaux-arts de Rennes.

De même, sans doute Françoise comprend elle mieux ses racines en retournant dans son village : les plans de mer insistants lui évoquent peut être le choix difficile à faire comme Charon traversant le Styx. La vision finale est assez proche aussi de La terre partagée entre les fils de Noé, portant le T en O. Mais, autant le message initial de ne trouver la vérité qu'en soi-même destine-t-il Françoise à souffrir, autant la révélation d'un bonheur retrouvé grâce au déchiffrement reste, pour moi, obscur.

La terre partagée entre
les fils de Noé
Plan final : la terre natale comme un lieu à déchiffrer

Jean-Luc Lacuve le 16/03/2016