Une femme douce

1969

Thème : le couple

D'après Douce de Dostoïevski. Avec : Dominique Sanda (Elle), Guy Frangin (Luc), Jane Lobre (Anna), Claude Ollier (Le médecin), Jacques Kébadian (Le dragueur), Gilles Sandier (Le maire), Dorothée Blanck (L'infirmière). 1h28.

Une porte-fenêtre qu'ouvre Anna. Sur le balcon, la table vient de basculer laissant tomber un pot de fleurs. On entend des crissements de pneus. En bas de l'immeuble, des voitures freinent. Des gens en sortent. Une femme est allongée au sol, tête contre le macadam. Une écharpe blanche flotte entre le ciel et la terre.

Un jeune homme, Luc, devant le cadavre de son épouse qui vient de se suicider, se remémore leur vie passée et s'efforce de comprendre les raisons de son geste. "Je voudrais prier, dit-il, et je ne peux que penser." Quand il la rencontra, c'était une jeune fille qui paraissait 16 ans à peine, de condition modeste qui venait vendre de menus objets dans sa boutique de prêteur sur gages. Peu après, il lui demandait sa main, en faisant valoir tout ce que sa riche situation pouvait lui apporter.

Elle avait accepté. Et tout de suite leurs relations sexuelles, sous le signe des voitures vrombissantes du grand prix de Monaco qui passait ce soir là à la télévision, furent heureuses et joyeuses. Mais très vite aussi s'était révélée leur incompatibilité de caractère. Lui ne pensait qu'à gagner de l'argent, elle à le dépenser en disques et en livres. Dans l'un d'eux, elle trouva confirmation de ce qu'elle avait éprouvé au Musée d'histoire naturelle. C'est le même matériau pour tous les animaux, disposés différemment... pour une souris, un éléphant, pour un homme. Une après-midi de printemps, ils sortirent à la campagne, elle ramassa des fleurs puis les jeta; ils étaient comme tous les couples. Heureusement, au retour Luc conduisit imprudemment ce qui les fit rire.

Une muraille de silence les séparait chaque jour davantage. Ils se rendirent voir Hamlet et elle trouva outré le jeu des comédiens. Au magasin, elle se mit à prêter au-dessus de la valeur des objets mis en gage. Il lui en fit le reproche et elle le somma de ne pas tenter de la diriger par le pouvoir de l'argent. Elle le traita de lâche et s'enfuit une journée entière sans qu'il n'osa lui poser de questions.

La jalousie s'en mêla : il surprit les manœuvres d'un dragueur alors qu'ils voyaient Benjamin ou les Mémoires d'un puceau (Michel Deville, 1968) au Paramount Elysée. L'homme, lui sembla-t-il, venait au magasin pour la voir. Mais, un jour qu'elle sortit juste après lui, il ne put les retrouver ensemble, attablés à un café comme il le croyait.

Un jour, elle lui demanda des comptes sur son passé. Il fut directeur de banque puis tomba dans la misère avant d'être à nouveau un financier. Il n'avait pas été renvoyé mais affirma être parti de lui-même pour avoir été accusé d'une faute qu'il n'avait pas commise. Il brula de jalousie de savoir qui pouvait avoir pu informer sa femme.

N'y tenant plus, il s'arma d'un revolver et demanda aux proches parents qui l'avaient élevée où elle pouvait flâner l'après-midi. Ils lui indiquèrent le boulevard Lannes où il attendit un après-midi entier. Puis le soir venu, il l'avait surprise dans une voiture en compagnie d'un jeune homme. Mais, d'après les paroles qu'il put entendre, sa femme était en train de repousser habilement les avances de son compagnon. Le mari n'avait-il pas eu tort de soupçonner sa femme ? Il la ramena chez lui. Alors qu'elle le croyait endormi, elle prit son revolver et le pointa vers son visage. Il ouvre un œil. L'avait-elle vue? Elle ne tire pas. Mais avait-elle vraiment voulu le tuer. La question se posa au mari qui décida de faire chambre à part

Une incertitude insupportable régna entre les deux époux. La jeune femme plongea dans une dépression qui ne la quitta plus. Seule, Anna, la servante, paraissait mesurer l'étendue de son drame intérieur. Luc, désespéré, s'accusa alors de ne pas avoir compris sa compagne et lui proposa de partir en voyage pour tout recommencer, qu'il ferait tout pour son bonheur. Il courut vers une agence de voyages... C'est à ce moment-là qu'elle commit l'irréparable en mettant fin à ses jours.

Les héros bressonniens empruntent un chemin long et douloureux pour renaitre. Douce a peut-être manqué de courage face à un bonheur à construire. Ayant expérimenté la pâte alternativement bonne et mauvaise dont elle est faite, elle sait ne pouvoir changer ; pas plus que son mari ne pourra changer. Son visage reflété dans la glace montre un sourire sardonique. Elle sait qu'en se suicidant, elle torturera son mari plus encore qu'il ne la fit souffrir.

Physique et métaphysique contre simple psychologie

Douce se sent prise dans la pâte immémoriale de l'humanité. Un livre et le Musée d'histoire naturelle du jardin des plantes lui prouvent que les créatures de la terre entière sont construites avec la même matière. "C'est le même matériau pour tous les animaux, disposés différemment... pour une souris, un éléphant, pour un homme". Ainsi fait-elle parfois allusion aux animaux pour expliquer son comportement : "Des millions de femmes espèrent le mariage" lui fait remarquer Luc. "Peut-être, mais il y a les singes, aussi" répond-elle à Luc dès sa première demande en mariage. Lorsqu'il reposera la question : "Toutes les femmes désirent le mariage, et vous, que désirez-vous ?" Elle répondra "Je ne sais pas ; autre chose, de plus large". Le plus large englobe probablement alors cette proximité animale que l'on retrouve avec le livre sur les oiseaux à la fin. Alors que tout lui parait impossible, "le mariage, un homme", elle s'enthousiasmera pour leur relations sexuelles nombreuses et joyeuses à l'image des voitures vrombissantes du grand prix de Monaco, effectuant tours sur tours, qui passaient à la télévision le soir de leur première étreinte.

Face à cette certitude que rien ne pourra changer en dépit des efforts de son mari, elle choisit dans un moment démoniaque, non réfléchi, le suicide. L'écharpe blanche qui flotte entre ciel et terre lors des deux séquences de celui-ci, au début et à la fin, est son emblème : légère, mystérieuse et douce mais qui accepte aussi la pesanteur de la terre.

La psychologie de Luc, le narrateur qui tente de reconstituer le drame, est de peu de poid. Homme au comportement étriqué mais solide, il est soumis à la jalousie liée au fait d'aimer une femme si belle. Il tente de la dominer puis se soumet entièrement à elle. Rien n'y fait. Probablement son emblème à lui est-il sa cravate aux bandes noires, grises et marron. Avec le vert, ce sont les tonalités majeures, magnifiques mais carcérales, du film où le rouge du sang et le blanc des nappes et tissus et des draps font sensation.

Les distractions de la vie moderne

Si l'immeuble du magasin et de l'appartement est le lieu de l'emprisonnement et du suicide, le film est très ouvert aux escapades vers la culture et la modernité. La télévision est un goût commun du couple... et vraisemblablement de Bresson. En effet, les trois extraits, le grand prix de Monaco, l'opération Adler visant à anéantir l'aviation anglaise en 1940 et la course hippique reflètent des valeurs fortes de son univers : effervescence, anéantissement, hasard.

Le cinéma, l'affiche de Roméo et Juliette (Franco Zeffirelli, 1968) sur les champs- Elysées lors de la première séquence et l'extrait plein cadre de Benjamin ou les Mémoires d'un puceau (Michel Deville, 1968) au Paramount Elysée semblent davantage relever de la distraction cultivée. Il en est de même de la courte visite au Louvre alors que celle au Musée d'art moderne révèle une vraie passion de la modernité pour Douce qui aime l'art cinétique, qui laisse Luc indifférent.

En revanche le théâtre semble honni : la longue séance d'Hamlet est vivement critiquée par Douce qui reproche au metteur en scène d'avoir omis dans l'acte III, le début de la scène 2, les conseils aux comédiens :

HAMLET. - Dites, je vous prie, cette tirade comme je l'ai prononcée devant vous, d'une voix naturelle ; mais si vous la braillez, comme font beaucoup de nos acteurs, j'aimerais autant faire dire mes vers par le crieur de la ville. Ne sciez pas trop l'air ainsi, avec votre bras ; mais usez de tout sobrement ; car, au milieu même du torrent, de la tempête, et, je pourrais dire, du tourbillon de la passion, vous devez avoir et conserver assez de modération pour pouvoir la calmer. Oh ! Cela me blesse jusque dans l'âme, d'entendre un robuste gaillard, à perruque échevelée, mettre une passion en lambeaux, voire même en haillons, et tendre les oreilles de la galerie qui généralement n'apprécie qu'une pantomime incompréhensible et le bruit... (texte ici)

Au total, ces distractions de la vie moderne ne serviront en rien de révélateur et ne détourneront pas Douce de son suicide.

Jean-Luc Lacuve le 13/11/2013