Capricci

1969

Avec : Carmelo Bene (Le poète), Tonino Caputo (Clarke), Anne Wiazemsky (Manon), Giovanni Davoli (Arden), Ornella Ferrari (Alice), Gian Carlo Fusco, Poldo Bendandi (Les tueurs), Piero Vida (le policier). 1h29.

Le poète est en visite chez le peintre Clarke. Celui-ci tente de peindre un vieillard en croix. Les deux artistes se disputent et se battent à coups de marteau et de faucille... devant une représentation peinte du drapeau communiste alors lacéré et déchiré.

Le vieillard c'est Arden qui dort à coté de la belle Alice. Il ronfle mais c'est sans la réveiller qu'il embarque toutes les affaires de la maison dans une malle pour partir à Londres. Alice se réveille sans plus aucune affaire. Désespérée, elle convoque un ancien amant, un autre vieillard, dans le but de tuer son mari. Cet amant appelle lui-même des tueurs à gage pour se débarrasser du mari.

Le poète a repéré Manon qui se prostitue sur la voie romaine. Il provoque un cimetière de voitures en les faisant s'écraser les unes contre les autres et embarque Manon avec lui pour des accidents de plus en plus violents sur le terrain vague. Un policier les observe en riant et pleurant.

Dans un décor de western, les tueurs encerclent Arden. Un gentleman anglais marche dans Rome en demandant à sa femme, un travesti vieillissant portant un homme tronc en guise d'enfant, d'être plus sexy. Ils sont suivis par le policier qui observait Manon et le poète. Les vieillards, mari et amant, meurent : l'un pour boire trop de bière, l'autre étouffé par Alice. Le policier toujours sanglotant et gémissant vient frapper à la porte du peintre, gêné par cette intrusion. Enfin, il ouvre la porte et le policier, sanglotant toujours, emporte une immense toile.

Pendant ce temps, au cimetière des automobiles, le poète a fait exploser les voitures dans un grand incendie. Dans un dernier accident, il est expulsé de la voiture et emmène Manon mourir avec lui dans l'herbe. Puis des couples de jeunes gens tirent des coups de feu, prennent les voitures carbonisées et, les démarrant sans problème, s'en vont. Des cavaliers habillés pour la chasse à court envahissent l'écran.

L'intrigue principale est inspirée par deux œuvres : Manon Lescaut de l'abbé Antoine-François Prévost et Arden de Feversham, pièce anonyme élisabéthaine. Une intrigue secondaire et parallèle est constituée par les tentatives de suicide du couple du poète et de Manon dans le cimetière de voitures.

Un film après une mise en scène de théâtre

Carmelo Bene publie son adaptation du Manon Lescaut de l'abbé Prévost en juin 1964 et la met en scène au théâtre Arlequin de Rome le 2 janvier 1965. En mars 1969, Carmelo Bene entreprend Capricci qui a alors pour titre de travail La Bohème. Par rapport à la version scénique, Bene reprend John Davoli (Arden), Franco Gula (Mosbie) et Manlio Nevastri (Franklin), mais remplace Lydia Mancinelli par Ornella Ferrari dans le rôle d'Alice. Comme dans Manon Lescaut, il se réserve à lui-même le rôle de Des Grieux et celui de Manon est confié à Anne Wiazemsky alors à Rome pour la préparation du Vent d'Est de Godard.

Le film est produit avec Jacques Brunet, qui avait acheté pour la distribution en France Notre-Dame des Turcs et son ami Gianni Barcelloni. Il ne bénéficie que d'un faible budget initial, environ 30 millions, et sera en grande partie remboursé par la prime à la qualité de 40 millions d'euros. Il est tourné en trois semaines dans le studio Via Montoro du peintre Tonino Caputo (qui jouait déjà Clarke dans la version théâtral de Bene) et à l'extérieur dans un cimetière de voitures à la jonction de la rocade pour Naples, sur le marché de Campo de Fiori et dans un village de l'ouest de Cinecittà. Masini, le chef-opérateur, est occupé avec un autre film et remplacé par Maurizio Centini, qui avait été son assistant dans certains documentaires. Le film est tourné en 16mm Ektachrome puis gonflé en 35mm Microstampa.

Humain, trop humain

Combats à coups de faucille et de marteau, vieillards portants de lourdes malles puis étouffants de bière ou sous l'oreiller de leur femme, gendarme trottinant sans cesse  suant et pleurant, trio improbable d'un aristocrate anglais, d'un transsexuel et de leur bébé homme-tronc  ou bien encore les multiples tentatives de suicide par accidents de voitures provoquées sur des carcasses calcinées dans un terrain vague ; tout vient une nouvelle fois mais avec plus d'acharnement encore que dans Notre Dame, dire la volonté de disparition du corps pour un éclatement, une pulvérisation en fragments, éclats sonores et visuels. Bene appelle à la mort de l'homme vers autre chose de plus grand sorti de ses pulsions et en accord avec le cosmos. Sert de repoussoir à cet idéal prométhéen, le glacis lisse des sauces recouvrant les plats bourgeois visant à masquer la nature triviale des aliments. Sur le plan d'une tourte, Bene fait en effet entendre, off, un extrait de La cuisine ornementale, texte de Roland Barthes publié dans Mythologies sur les recettes du magazine français Elle.

Capricci est présenté en mai au Festival de Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs. Luc Moullet le présente dans Les Cahiers du cinéma "comme l'un des trois grands films de Cannes (avec deux de Oshima) et, en tout cas, le plus audacieux". Mais la plupart des critiques voient dans la séquence du cimetière de voitures une référence servile à Week-end. Ce n'est bien évidemment pas le cas; Le film de Godard est une satire impitoyable de la petite bourgeoisie bêtement meurtrière alors que les accidents provoqués par le poète sur lui-même et Manon ont pour but de les faire échapper à leur statut trop humain.

Jean-Luc Lacuve le 8/02/2016