En chair et en os

1997

Genre : Mélodrame

(Carne Tremula). Avec : Liberto Rabal, Javier Bardem, Francesca Neri, Angela Molina, Penelope Cruz, Jose Sancho. 1h39.

Madrid. Par une nuit de janvier 1970, Franco décrète l'état d'exception. Cette même nuit, dans un autobus, Isabela, une prostituée, accouche du petit Victor. Pour sa naissance exemplaire, l'enfant se voit gratifié d'un billet de transport gratuit à vie...

Vingt ans plus tard, Victor tombe amoureux d'Elena, une jolie junkie à qui il doit son premier émoi sexuel dans les toilettes d'une discothèque. Mais lorsqu'il débarque chez elle, l'heure n'est plus au lyrisme : Elena est en pleine crise de manque et son dealer n'arrive pas. Une dispute éclate, elle pointe un revolver sur Victor, qui tente de la maîtriser, mais une balle perdue alerte deux policiers qui patrouillent alentour. Sancho, flic alcoolique et cocufié, voit là l'occasion de calmer ses nerfs. Il entraîne son équipier, le jeune et beau David, dans une intervention musclée. Sancho empoigne Victor, mais dans la bagarre une balle vient toucher David, qui sauve la belle Elena avant de s'effondrer, paralysé à vie. Victor est arrêté.

Quatre ans plus tard, Victor sort de prison, rongé par la haine et la vengeance. Sa mère est morte sans le revoir et David, désormais sur une chaise roulante, a épousé Elena et est devenu une star du basket-ball aux Jeux Paralympiques. C'est au hasard d'une visite sur la tombe de sa mère que Victor reconnaît tous les protagonistes de sa malchance, réunis aux obsèques du père d'Elena. C'est aussi à cette occasion que Victor devient l'amant de Clara, la femme de Sancho. David, alerté du retour de Victor, lui enjoint de ne jamais s'approcher d'Elena. Mais l'arrogance de Victor l'inquiète, et plus encore lorsqu'il découvre la liaison qu'il entretient avec Clara. Victor devient une obsession pour David, qui suit tous ses faits et gestes, photographiant mêmes ses ébats avec Clara. Et il y met du cœur Victor, car il s'est juré de devenir le "meilleur amant du monde" ! Vengeance oblige... Mais la colère de David explose lorsqu'il découvre que Victor travaille comme bénévole dans le foyer pour enfants dont s'occupe Elena. Au cours d'une confrontation houleuse entre les deux hommes, Victor révèle à David que c'est Sancho qui a tiré la nuit de son arrestation, car il savait que David était l'amant de sa femme. De son côté, Elena s'offre enfin à Victor. Celui-ci quitte Clara qui, désespérée, quitte à son tour Sancho. David, trahi et anéanti, se rend chez Sancho et lui dévoile les photos de Clara et Victor. Sancho se rend alors chez ce dernier pour le tuer, mais Clara, venue reprendre ses affaires, s'interpose... Sancho se suicide sur le cadavre de sa femme.

Six ans plus tard, David est parti vivre à Miami. Elena et Victor sont heureux. Et cette nuit-là, un taxi fonce dans les rues de Madrid car Elena est sur le point d'accoucher.

Dans En chair et en os Almodovar prélève dans le film de Bunuel, La vie criminelle d'Archibald de la Cruz deux éléments déterminants : le balle au travers de la vitre et la jambe perdue. Ces deux éléments, seulement entraperçus dans les extraits, sont mis en parallèle avec l'action de son propre film mais c'est bien plus le parallèle avec la structure du film de Bunuel qui interesse Almodovar.

Elena, la jolie junkie, allume la télévision et tombe sur le générique du film. Au téléphone, elle repousse Victor qui l'appelle en bas de chez elle. Lorsque celui-ci réussit tout de même à pénétrer chez elle, la discussion s'envenime et Elena sort un revolver. Dans la bagarre, le revolver tombe par terre et une balle perdue heurte une mappemonde puis s'en va, après un ricochet, atteindre la vitre de l'appartement. Le contrechamp se fait sur le poste de télévision. Là, c'est la jeune servante d'Archibald enfant qui reçoit, au travers d'une vitre toute semblable à celle que l'on vient de voir, une balle venant de l'émeute du dehors. Archibald, qui croit l'avoir tuée par un effet de sa volonté, est rempli d'émoi en voyant les bas relevés de la morte. Dans le plan suivant, Victor regarde la suite du film à la télévision. On découvre que le premier ricochet de la balle n'a fait qu'effleurer la tête d'Elena. Victor peut donc voir tranquillement la fin du film : Archibald exécute, dans un rituel qu'il croit fatal, un mannequin de cire. Lorsqu'il le traîne vers le four crématoire, le mannequin perd une jambe. Alors que Victor s'apprête à partir de l'appartement, il est pris à parti par des policiers qui le terrorisent. Dans une nouvelle bagarre, un coup de feu éclate qui conduira Victor en prison : l'un des policiers, David, perdra sa jambe touchée par la balle.

Cette virtuosité un peu gratuite de la mise en scène offerte à la compréhension des seuls cinéphiles est en fait un piège. Le cinéphile sait qu'Archibald s'accusait de crimes qu'il n'avait pas commis. Si Almodovar avait voulu trouver un double d'Archibald, il aurait du convoquer le personnage d'Angel dans Matador qui s'accusait des crimes de Diego Montes. Or ici pas plus le cinéphile que le spectateur ordinaire ne peut comprendre le désir de vengeance de Victor qui seul sait que David est le vrai responsable de la perte de sa jambe et des années d'emprisonnement de Victor. La révélation de la vengeance, somme toute justifiée de Sanchez, mais qui a fait porter le chapeau à Victor ne sera explicitée que beaucoup plus tard. C'est en effet pour se venger de son cocufiage par David que Sanchez avait délibérément appuyé sur le doigt de Victor posé sur la gâchette, le faisant accuser d'un tir délibéré.

Piègeant le cinéphile dans l'opposition des projets de Victor et d'Archibald, Almodovar utilise néanmoins dans son film la même structure libératrice que dans La vie criminelle d'Archibald de la Cruz.

La scène de la mort de la servante est en effet placée dans un prologue narrant l'enfance d'Archibald qui se passe dans un contexte d'Etat d'exception au Mexique ; la balle perdue venant d'une scène d'émeute dans la rue. Or Almodovar débute aussi son film par un prologue qui raconte la naissance de Victor dans un bus. Et le film s'ouvre pareillement sur d'inquiétantes images d'un Madrid placé, en janvier 1970, en Etat d'exception par Franco dont les dernières années furent marquées par une répression accrue contre les menées révolutionnaires et le terrorisme basque.

La partie centrale est consacrée à la machination visant à vivre avec le traumatisme : les projets d'exécution pour Archibald, les projets de vengeance pour Victor.

L'épilogue libérateur est constitué chez Bunuel de la bénédiction du juge qui absout Archibald de ses pensées meurtrières conduisant celui-ci à jeter la boite à musique et.. à rencontrer Liviana. Chez Almodovar le film se conclut sur le trajet de Victor et Elena vers la clinique pour la naissance de leur fils dans un Madrid décoré comme vingt-sept ans plus tôt. Mais la voix off le souligne, aujourd'hui les Madrilènes n'ont plus peur. Franco a définitivement perdu.