La rose pourpre du Caire

1985

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(The purple rose of Cairo). Avec : Mia Farrow (Cecilia), Jeff Daniels (Tom Baxter, Gil Shepherd), Danny Aiello (Monk), Irving Metzman (le manager du théâtre), Stephanie Farrow (la soeur de Cecilia). 1h21.

1935, les Etats-Unis en pleine crise économique. Cecilia, serveuse dans un café, fait vivre son mari Monk, qui est chômeur et passe son temps avec ses amis, au lieu de chercher du travail. Le seul dérivatif de Cecilia est le cinéma : dès qu'elle le peut, elle court au "Jewel", le cinéma du coin où elle voit chaque film plusieurs fois de suite.

Cette semaine-là, le "Jewel" présente La rose pourpre du Caire, où les protagonistes, Henry, Jason, Rita et Larry sont de riches oisifs qui vont partir en Egypte pour tromper l'ennui. Ils y rencontreront un jeune explorateur, Tom Baxter, qu'ils ramèneront à New York pour lui faire partager leur vie mondaine.

Mais un jour, alors que Cecilia voit le film pour la troisième ou quatrième fois, un événement inouï se produit : le personnage de Tom Baxter délaisse le film, se tourne vers la salle où il a remarqué Cecilia et sort de l'écran ! Il entraîne Cecilia dans une aventure sentimentale qui la sidère, mais Tom ne peut pas aller très loin, car il n'est pas un être de chair et de sang... mais une simple image !

Pendant ce temps, c'est la révolution à Hollywood : on n'a jamais vu un personnage quitter l'écran. Chez le producteur du film, c'est la panique. La carrière du film est menacée ! On envoie donc l'acteur Gil Shepherd, celui qui incarne l'explorateur Tom Baxter, dans la petite ville où s'est produit l'incident, pour tenter de ramener le personnage de Baxter à la raison et lui faire réintégrer l'écran !

Et là, de nouveau, Cecilia tombe amoureuse de Gil. Ce qui ne l'empêche pas de passer une nuit fabuleuse dans l'univers du film avec Baxter. Gil vient chercher Cecilia dans le cinéma. Baxter tente de la rappeler dans l'écran mais, lorsque Gil affirme à Cecilia qu'il l'aime et lui promet de l'emmener à Hollywood, elle refuse de revenir avec Baxter et lui affirme qu'elle préfère la réalité à l'imaginaire. Vaincu, Baxter regagne tristement l'écran.

Cecilia s'en va faire ses valises et rompt avec son mari. Mais, alors qu'elle revient rapidement devant le cinéma, son propriétaire lui affirme que toute l'équipe du film est partie pour Hollywood sans l'attendre. Gil Shepherd n'avait fait que de fausses promesses à Cecilia pour que tout rentre dans l'ordre et ainsi préserver sa carrière. Cecilia n'a plus pour se consoler que le nouveau film de Fred Astaire et Ginger Rogers. Serrant contre elle son ukulélé, Cecilia les regarde danser Cheek to Cheek.

La rose pourpre du Caire pose la belle et triste morale des perdants que Woody Allen ne cessera d'affirmer tout au long des années 80 et 90.

Sommée de choisir entre Baxter, l'illusion et Gil, l'homme réel, Cecilia choisit ce dernier."Je suis réelle et, quelle que soit la tentation pour moi, il faut que j'opte pour le monde réel". C'est un choix tout à fait rationnel. Baxter avait montré de nombreuses fois les limites dues à la virtualité de son corps. De plus, sauf à être fou, chacun préfère, à potentialité égales, le réel au virtuel. Or ici, Gil lui offre tout à la fois son amour et la possibilité de devenir une vedette à Hollywood.

La force de cette séquence est ainsi moins de poser un choix entre réel et virtuel que d'exalter déjà la beauté du perdant, Baxter. Lui seul a droit au gros plan, à la plus belle des lumières orangées. Il s'incline noblement devant la décision de Cecilia. Pourtant son plaidoyer était le plus beau "Je vous aime, je suis fidèle, homme de parole, courageux, romantique et j'embrasse comme un dieu". Gil n'avait pu répliquer qu'un sec : "Et moi je suis vrai". Baxter regagne tristement l'écran, non sans se détourner une dernière fois vers celle qu'il aime.

La morale du film est, d'une certaine façon, bien plus conventionnelle que le choix du réel sur le virtuel. Elle dit que le réel est décevant, ou, selon le mot de Mallarmé, que "L'art rétribue des imperfections de la vie". Ayant constatée que le rêve qu'elle avait fait avec Gil ne se concrétisera pas dans la réalité, il reste à Cécilia la possibilité d'être émue par Top hat, le film avec Fred Astaire et Ginger Rogers.

Alors que les années frics, les années 80, ne cessent de faire l'apologie, du réel, de la responsabilité tout autant que du cynisme économique, Allen, parfaitement inactuel, exalte les perdants, les honnêtes, les faibles et les victimes ; ceux pour lesquels il fait du cinéma.

Jean-Luc Lacuve le 14/06/2011.

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