La pyramide humaine

1961

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Avec : Nadine Ballot, Alain Tusques, Denise, Elola, Jean-Claude, Nathalie, Raymond, Alain Tusques, Jean Rouch. 1h30.

Carton : "Ce film est une expérience que l'auteur a provoqué dans un groupe d'adolescents noirs et blancs. Le jeu étant déclenché, l'auteur s'est contenté d'en filmer le déroulement"

Rouch, off, assure la liaison entre des images d'abord de Paris puis d'Abidjan : "Ce film est l'histoire difficile de l'amitié entre blancs et noirs. Denise et Nadine sont actuellement étudiantes à Paris. Elles sont amies. Pourtant il y a un an en Afrique bien qu'élèves du même lycée, elles ne se connaissaient pas / C'est à Abidjan, capitale de Côte d'ivoire, que j'ai proposé aux élèves du lycée de Cocody de tourner un film montrant justement ce que pourrait être une amitié sans aucun complexe racial".

Lundi 21 octobre 1959. Nadine est nouvelle, c'est la première fois qu'elle est en classe avec des Africains. Dany voudrait faire médecine : Jean-François, ingénieur ; Alain, capitaine au long cours, Jacqueline entomologiste, Jean-Claude musicologie, Denise, pharmacie, Backa prof de philo, Elola politique, agro, Amy médecine, sociologue.

Alain raccompagne Nadine en scooter. Il veut être ingénieur. Athlète, il a couché avec une suédoise à Rambouillet l'été dernier et s'en vante. Jean-Claude habite chez ses parents et a déjà sa voiture. Il va à la piscine avec Nadine et ils retrouvent Dany, Alain, Jacqueline et Paul. Ils forment la petite bande pour qui Abidjan est la ville des éternelles vacances. Nadine habite une grande maison près de la lagune où elle vit souvent seule, sa mère est restée à Paris et son père souvent en brousse.

Blancs et noirs vont ensemble au lycée mais ne se fréquentent pas au dehors. Dans le cours d'anglais, c'est le chahut. Denise rentre chez elle, furieuse de n'avoir rien appris. Elle en veut aux Blancs, fils à papa qui n'ont pas peur du bac. Elle a deux amis, Backa, grand sportif qui veut être prof de philo et Raymond, musicien. Elle a deux amoureux, Elola et Dominique. Ils habitent Treichville. Ils préfèrent rester entre eux. Les Européens ne savent pas danser.

Elola d'un coté, Jacqueline de l'autre, jouent les racistes. Alain propose une rencontre en classe. Elola mais surtout Landry sont contre. "A vouloir blanchir la tête d'un nègre, on perd son savon"; "Pas les petits blancs, les sales petits blancs"

En cours, le professeur fait lire un poème extrait de La pyramide humaine de Paul Eluard: "Tout jeune j'ai ouvert mes bras à la pureté. C'est ce jour là que tout à commencer, c'est ce jour là que la poésie est entrée dans nos cœurs comme un poison merveilleux, la poésie et l'amour".

Nadine  accepte une promenade en vélo avec Backa puis avec Alain sur le bateau échoué. Elle se remémore les vers du Beau navire de Charles Baudelaire. Puis elle accepte une promenade avec Backa en pirogue. Denise lui reproche ses attitudes équivoques, ambiguës, d'être toujours plus tendre qu'il ne le faut. Nadine accompagne ensuite Jean-Claude qui lui joue du Chopin dans sa vieille maison délabrée et lui récite un extrait des Illuminations de Rimbaud

Alain s'ouvre à Elola de son attirance pour Nathalie. Elola joue au dragueur ("Le cœur a deux ventricules et deux oreillettes pour loger chacun de ses amours"). Mais, il voit très mal Alain conquérir Nathalie. Alain refuse d'ailleurs de continuer le pari. Denise et Elola répètent Tartuffe

Nadine, Jean-Claude et Alain décident d'organiser une surprise partie. Alain et Jean-Claude se battent pour Nadine. Raymond emmène Nadine se promener dans la nuit et la ramène en barque. Nadine pense à Royauté le poème des Illuminations de Rimbaud.

Jean-Claude se confit à Denise. Jacqueline prend Nadine à partie. Raymond et Backa déclarent tous deux à Denise être aimés de Nadine. Denise interroge celle-ci puis revient vers ses deux amis leur expliquant que Nadine les considère tous les deux comme de bons camarades, rien de plus.

samedi 2 avril 1960. Composition de Français. Une fois terminée, les jeunes gens font des commentaires sur le silence dans le journal d'Abidjan sur la répression violente en Afrique du Sud.

L'amitié semble gagnée et Rouch intervient de nouveau : le film est la chronique d'un groupe d'amis. Il souhaite soumettre cette jeune amitié à l'épreuve du drame. D'un drame fictif bien sur mais qui deviendra réel dès qu'il sera filmé. Libérant ainsi ceux qui croyant trop à leur jeu.

Une fête est organisée sur le bateau échoué d'Alain. Celui-ci grimpe sur le mat et s'égosille en vain pour interdire la danse sue le bateau. Meurtri par celle qu'entreprennent Jean-Claude et Nadine, il tente de les séparer mais c'est lui qui est pris à parti par le groupe. Désespéré, il se jette à l'eau. Ses amis ne peuvent l'empêcher de se noyer.

Nadine subit les reproches de Denise et prend tristement l'avion pour rejoindre Paris. "Ceux qui restent sont un peu désemparés, dit Jean Rouch. Pour Elola, Landry et Dominique, Back, Denise, Jean-Claude, Raymond, cette fin du film, c'est la fin des vacances"

Qu'importe l'histoire, plausible ou décalquée, qu'importe la caméra ou le micro, qu'importe le réalisateur, qu'importe si pendant ces semaines un film est né ou si ce film n'existe pas. Ce qui s'est passé autour de la caméra est beaucoup plus important. Car il s'est passé quelque chose. A travers ces classes de cartons, ces amours poétiques et enfantines, ces simulacres de catastrophe. Dix garçons et filles, Dix africains et européens, ont appris à s'aimer on apprit à se fâcher, à se réconcilier, à se connaitre. Ce que plusieurs années de classes communes n'avaient pas réussi à faire, un simple film dans son improvisation journalière l'a réussi. Pour tous ces jeunes africains et européens le mot racisme n'a plus aucun sens. Le film s'arrête là mais l'histoire n'est pas finie. Denise : "notre histoire elle est tellement plus simple et tellement plus compliquée et c'est à nous à nous tous de la faire. Maintenait nous allons être tous séparés mais ce film nous a permis d'être des amis. Il y a un proverbe africain qui dit : si tu connais les qualités de quelqu'un, tu le connais seulement. Si tu connais ses défauts tu l'aimes vraiment."

Jean Rouch propose une expérience cinématographique, un documentaire de fabulation, pour montrer comment, à Abidjan, les Africains et les Européens peuvent arriver à se côtoyer et à vivre ensemble. L'ensemble du film est irrigué par la poésie, à commencer par son titre qui est celui du recueil de poésies de Paul Eluard : Les Dessous d'une vie ou la Pyramide humaine.

Un documentaire de fabulation

Rouch, off, assure la liaison entre des images, d'abord de Paris, puis d'Abidjan : "Ce film est l'histoire difficile de l'amitié entre blancs et noirs. Denise et Nadine sont actuellement étudiantes à Paris. Elles sont amies. Pourtant il y a un an en Afrique bien qu'élèves du même lycée, elles ne se connaissaient pas / C'est à Abidjan, capitale de Côte d'ivoire, que j'ai proposé aux élèves du lycée de Cocodie de tourner un film montrant justement ce que pourrait être une amitié sans aucun complexe racial".

Rouch, au bord de la plage, s'adresse à un groupe de lycéens blancs : "Je ne sais pas si Nadine vous a expliqué ce que je comptais faire. Je voudrais faire un film qui montre les rapports des Africains et des Européens dans la classe de 1ère du Lycée d'Abidjan. Alors j'ai demandé à Nadine de vous faire venir ici et Denise doit venir tout à l'heure avec un groupe d'Africains pour voir si vous avez des idées sur le film que l'on peut faire. Et quel est le but du film interroge un étudiant ? Le but de  ce film est de montrer comment à Abidjan les Africains et les Européens peuvent arriver à se côtoyer et à vivre ensemble. Alors évidemment il faudra montrer le pour et le contre et je vais être obligé de choisir parmi vous des victimes qui seront, chez les Africains et les Européens, des racistes. Ça ne nous attirera pas d'ennuis. Non puisque je prends la responsabilité du scenario donc se sera moi le responsable. Bien sur, je demanderai à ceux qui jouent les racistes de tenir des propos de raciste. Si je demandais des rôles de voleurs, il vaut mieux que le vol ait lieu mais alors je suis complice".

A la jeune fille qui lui demande si c'est un film d'amateurs, Rouch  réplique qu'il n'y a pas de films d'amateurs ou de professionnels

Chez les Africains, une jeune fille interroge. Le scenario est déjà tout composé ou pas du tout ? Non, nous le ferons avec vous et vos camarades européens. On décidera au fur et à mesure de ce qui va se passer..., il y aura peut-être des gangsters.

Le film que nous avons ainsi réalisé, au lieu de refléter la réalité, créée une autre réalité. L'histoire n'est jamais arrivée mais s'est construite en cours de tournage. Les acteurs inventant à leur guise leurs réactions et leurs dialogues : l'improvisation spontanée étant la seule règle du jeu.

Un film qui fait entendre de la poésie

La dame de carreau, tiré de La pyramide humaine est le premier poème entendu dans le film. Il s'agit du désir de la femme rêvée, celle de Mon rêve familier de Verlaine ou encore celle de J'ai tant rêvé de toi de Desnos

Tout jeune, j'ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu'un battement d'ailes au ciel de mon éternité, qu'un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber.

C'est ensuite Le Beau navire de Charles Baudelaire qui est cité quand Nadine est sur le bateau avec Alain :

Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ;
D'un air placide et triomphant
Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

C'est un extrait des illuminations, Enfance III, que Jean-Claude lui récite :

Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.
Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse.

Ensuite, lorsque Denise et Elola répètent Tartuffe, ils citent le plus court poème de la littérature, A une jeune morte de Jules de Resseguier :  Fort Belle, Elle Dort ; Sort Frêle ! Quelle Mort ! Rose Close, La Brise L'a Prise.

Lorsque Nadine sort avec Raymond, elle se souvient de Royauté, tiré des Illuminations de Rimbaud : Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique : "Mes amis, je veux qu'elle soit reine !" "Je veux être reine !" Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient l'un contre l'autre. En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et tout l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes.

Jean-Luc Lacuve, le 02/06/2017

critique du DVD
Editeur : Montparnasse, mars 2005. Coffret 4DVD. 10 films . Environ 11h00. 60 €.

DVD 1 Ciné-Transe : Les maîtres fous, Mammy Water, Les tambours d'avant / Tourou et Bitti. Ciné-Conte : La chasse au lion à l'arc, Un lion nommé l'Américain. DVD2. Ciné-Plaisir : Jaguar, Moi, un Noir. DVD 3 : Ciné-Rencontre : Petit à petit, La pyramide humaine. Langue : français. Suppléments sur DVD4, Ciné-Rouch.