L'oeuvre sans auteur

2018

Genre : Biopic

(Werk ohne autor). Avec : Tom Schilling (Kurt Barnert), Sebastian Koch (Carl Seeband), Paula Beer (Ellie Seeband), Saskia Rosendahl (Elisabeth May), Oliver Masucci (Antonius van Verten), Hanno Koffler (Günther Preusser), Cai Cohrs (Kurt Barnert à 5 ans). 3h09.

Kurt Barnert, âgé de cinq ans, visite l'exposition itinérante "Entartete Kunst" ("art dégénéré") à Dresde en 1937 avec sa tante Elisabeth, une artiste excentrique et éprise d'art. Kurt est particulièrement fasciné par La fille aux cheveux bleus, une sculpture d'Eugen Hoffmann. Elisabeth joue plus tard du piano nue et dit à Kurt de "ne jamais détourner le regard" car "tout ce qui est vrai contient de la beauté"

Peu de temps après, l’enfant doit ainsi regarder pendant sa tante Elisabeth est emmenée de force dans un service psychiatrique pour une prétendue schizophrénie. Plus tard, elle est présentée au responsable de la clinique gynécologique de Dresde, SS-Obersturmbannführer Carl Seeband, qui la contraint à être stérilisée malgré ses supplications. Chef de l'Erbgesundheitsgericht, le tribunal de l'hérédité pure, il la condamne à mort d'une croix rouge dans son dossier médical. Alors que Kurt voit au loin les raids aériens sur Dresde, sa tante est gazée à Pirna-Sonnenstein.

Après la guerre, Seeband a été arrêté par le NKVD, emprisonné dans un camp spécial et interrogé brutalement pour son rôle dans les meurtres par euthanasie. Cependant, lorsque l'épouse du commandant du camp russe, le major Murawjow, est sur le point de mourir en couche, Seeband parvient à sauver l'épouse et l'enfant de l'officier. Murawjow promet à Seeband de le protéger.

1948. Kurt Barnert trouve d'abord un travail dans une usine de peinture pour enseignes et bannières. Son chef reconnaît son talent, et soutient sa candidature à l'académie de Dresde, où il étudie la peinture. Son professeur, communiste par conviction, tente de conduire les étudiants au réalisme socialiste et de réfuter l'idéologie bourgeoise décadente du "Je, je, je" en montrant des tableaux de Picasso ou de Bacon. Bien que Kurt montre un grand talent, il ne peut accepter cette idéologie. Il a le sentiment que, par ce type de peinture, il s'éloigne de l'expression personnelle.

Kurt rencontre la jeune Elisabeth qui étudie la mode et le design textile à l'Académie. Elle lui rappelle sa tante. A sa demande, elle lui confie un prénom d'elle-même plus intime, Ellie. Ils tombent amoureux. Kurt s'installe chez ses parents en tant que locataire. Il y fait la connaissance du père d'Elisabeth pour la première fois. C'est le professeur Carl Seeband, qui a échappé aux poursuites après la guerre grâce au major Murawjow. Il s'est entre-temps entièrement mis au service de l'idéologie socialiste de la RDA. Kurt ne sait pas que Seeband est responsable de la mort de sa tante. Seeband ne sait pas non plus que Kurt est le neveu d'une de ses victimes. Le professeur considère toutefois le jeune homme comme génétiquement inférieur et fait tout son possible pour détruire les relations de Kurt avec Ellie. Alors que celle-ci est enceinte de trois mois, il l'oblige à un avortement, prétextant une maladie mortelle. Mais son plan ne fonctionne pas et les deux jeunes gens se rapprochent toujours davantage et se marient.

A la fin de ses études, Kurt obtient la commande d'une grande fresque murale de style socialiste. Il ne l'accepte que pour gagner de l'argent. Ses beaux-parents décident de quitter la RDA parce que Murawjow, officier du KGB, doit rentrer à Moscou et ne peut plus le protéger de nouvelles investigations.

Peu de temps après, début 1961, Kurt et Ellie décident de fuir à Berlin-Ouest. Ils vont voir Psychose de Hitchcock au cinéma alors que le mur est en construction.

Kurt et Ellie quittent Berlin pour Düsseldorf, alors à la pointe de l'avant-garde artistique. Bien qu'il ait déjà 30 ans, Kurt est accepté par le mystérieux et tout puissant professeur Antonius van Verten (représentant Joseph Beuys) comme étudiant de l'école. Il entre ainsi de plein pied avec l'art moderne de l'après-guerre en Allemagne pour qui Yves Klein ou Luciano Fontana sont déja dépassés, comme tout créateur âgé de plus de 26 ans. La peinture de chevalet est totalement dévaluée au profit de l'idée et de la performance. Kurt a pour voisin d'atelier son camarade de classe et confident Günther Preusser (représentant Günther Uecker), qui expérimente la technique des clous dans des planches pour produire de grandes œuvres.

Ellie trouve un emploi de couturière dans une usine de vêtements mais les tentatives du couple pour avoir un enfant échouent. Ellie apprend qu'elle ne peut pas avoir d'enfants, probablement à cause des traitements de Seeband qui a préféré éteindre sa lignée plutôt que de prendre le risque qu'elle ait un enfant avec Kurt.

Après un enthousiasme et une productivité artistique initiaux, Kurt entre dans une crise provoquée par le verdict de son professeur, Antonius van Verten, pour qui son art n’est que formellement intéressant, mais n’exprime pas son intériorité. En désespoir de cause, il brûle toutes ses œuvres. Lorsque Kurt lit un article de journal affirmant que le responsable du programme d'euthanasie SS a été arrêté, il commence à peindre la photo en noir et blanc de ce criminel de manière hyperréaliste en l'agrandissant. Puis il peint d'autres photos: les photos de passeport de son beau-père; une photo de sa tante le tenant comme un petit enfant; différents collages. Lorsque, lors d'une visite à l'atelier de Kurt, Seeband voit une peinture où son visage cohabite avec son ancien chef SS et le visage de la tante assassinée de Kurt, il perd son calme et s'enfuit. Kurt - du moins consciemment - n’a pas davantage compris ce que sa peinture révèle. Il estime toutefois qu'elle porte plus de vérité que ce que lui-même a conscience.

Alors que le couple avait abandonné l'espoir d'avoir un bébé, Ellie tombe enceinte. Son professeur, et ses amis, Günther Preusser, Arendt Ivo (spécialiste des pommes de terre) et Adrian Finck (spécialiste du papier peint qui se fait appelé Schimmel/ Moisi) admirent comment Kurt a trouvé son chemin et viennent joyeusement le délivrer de son travail alimentaire d'homme de ménage que son beau-père lui avait trouvé pour l'humilier. Finck lui propose d'exposer dans sa galerie.

Bien que ses peintures obtiennent une reconnaissance considérable lors de sa première exposition à Wuppertal, la presse interprète mal ses peintures. En raison de ses allégations selon lesquelles les images n'ont rien à voir avec sa vie, mais reproduisent simplement des photographies ou doivent être comprises comme un hommage à d'autres artistes, il lui est dénié d'être original et tout pouvoir artistique. Son travail est décrit comme "une œuvre sans auteur". Kurt en quittant l'exposition remarque une gare de bus et, se souvenant de sa tante Elisabeth, demande aux chauffeurs un concert de klaxons et de lumières. C'est bien sa propre vie qui est à l'origine de son oeuvre même si la liaison entre celle-ci et son oeuvre reste floue et mystérieuse.

Le point de départ du film est un article de 2002 du célèbre journaliste d’investigation allemand Jürgen Schreiber sur le peintre allemand Gerhard Richter. Il y révèle que la tante de Richter, Marianne Schönfelder, avait été assassinée par les nazis parce qu'elle était soupçonnée de schizophrénie.

Richter l'a immortalisée dans un tableau intitulé Tante Marianne dans lequel la tante tient Gerhard Richter dans ses bras. Ce tableau a été publié à l'origine sous le titre Mère et enfant, parce que Richter avait pour habitude de brouiller les liens entre ses tableaux et sa vie personnelle. Cela a d'ailleurs conduit les historiens de l'art à qualifier son œuvre de "sans auteur", dans la mesure où ils ont cru la déclaration de Richter comme quoi elle n'avait apparemment aucun lien avec la vie de son auteur. Le film s'attache bien entendu à démontrer le contraire même si la technique et le mode de représentation de l'oeuvre en font seuls la valeur. Cest ainsi que l'exprime Kurt Barnert en 1966 : "Tout ce qui est vrai est beau. Si je vous donne six numéros, c’est absurde, ça ne rime à rien mais si ce sont les six numéros gagnants dutirage du loto, alors ils ont du sens de la cohérence, de la valeur, de la beautépresque. C’est la même chose avec les photos, je cherche la vérité".

L'enquête de Jürgen Schreiber révèle aussi que le beau-père de Gerhard Richter, Heinrich Eufinger, avait été un médecin SS de haut rang et un fervent nazi qui avait lui-même effectué plus de 900 stérilisations forcées sur des femmes que les nazis jugeaient inadaptées. Bien qu'il n'ait pas effectué personnellement l'opération sur Marianne Schönfelder, il était le directeur de l'hôpital où l'opération a été effectuée.

Gerhard Richter n'a découvert ce lien entre les familles que par l'article, à 70 ans, Il est toutefois possible qu'il en ait eu le pressentiment. L'un de ses premiers tableaux est celui de l'arrestation du patron SS d'Eufinger, Werner Heyde à partir, d'une photo de journal. Une autre photo de la même série, Famille au bord de la mer, est un instantané de l’album photo de sa femme, montrant son père, le professeur Eufinger, jouant avec sa famille. Une photographie qui n’a rien de remarquable, à part le fait Le professeur Eufinger a envoyé la tante de Richter à la mort.

Enfin, le plus grand tableau photographique produit par Gerhard Richter avant de passer à l’art abstrait est Ema, Nu sur un escalier. Ema, abréviation de "Marianne", était l'épouse de Gerhard Richter et partageait également son prénom avec la tante de Richter. Ce tableau, assez inhabituel pour Gerhard Richter, date du mois de mai 1966. Son premier enfant est né le 30 décembre 1966 et Richter a expliqué que cette photo avait été réalisée lorsqu'il avait découvert que sa femme était enceinte de trois mois.

Famille au bord de la mer
Gerhard Richter, 1964
Tante Marianne
Gerhard Richter,1965
Monsieur Heyde
Gerhard Richter,1965
Ema, Nu sur un escalier
Gerhard Richter, 1966

Richter ne voulait pas que le personnage du film porte son nom et aurait préféré que le protagoniste du film ne soit pas peintre. Donnersmarck a lu le scénario complet à Richter une fois terminé mais celui-ci à déclaré ne pas avoir la force de voir le film. Il a regretté que le réalisateur ait à ce point utilisé sa notoriété et sa biographie.

Jean-Luc Lacuve, le 11 novembre 2019