Raja

2003

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Avec : Pascal Greggory (Frédéric), Najat Benssallem (Raja), Ilham Abdelwahed (Nadira), Hassan Khissal (Youssef), Zineb Ouchita (Une cuisinière), Oum El Aid Ait Youss (Une cuisinière). 1h52.

Frédéric, un Français d'âge mûr, se laisse vivre dans sa belle demeure de Marrakech avec terrasse, jardin et piscine. Il est entouré de ses deux cuisinières-femmes de ménage, fidèles complices de son quotidien.

Un jour, alors que des jeunes filles travaillent à replanter du gazon dans son jardin, il croise le regard de Raja. Frédéric décide de séduire la jeune Marocaine. S'estimant expert dans le domaine de la séduction, il s'accorde complaisamment le droit à un dernier désir avant de sombrer, le croit-il, bientôt dans l'absence de libido. Raja comprend le jeu de Frédéric et, entourée du conseil de ses copines, finit par croire qu'elle pourrait trouver là le moyen de sortir de la misère. Raja n'a en effet plus de parents et, recueillie avec mauvaise grâce chez sa tante, doit se contenter de l'affection de ses cousines et de son petit ami qui, pour survivre, la prostitue parfois.

Frédéric commente sans cesse l'évolution de son désir, il monologue, discourt avec ses cuisinières âgées, sortes de mères abusives, qui ne veulent aucune intrusion dans sa maison qu'elles apprécient de régenter seules. Frédéric dont les vêtements et les références littéraires disent qu'il s'identifie au poète-aventurier, Pierre Louÿs voudrait dit-il du "cul léger". Mais il est trahit par ce qu'il croit maîtriser le mieux : le langage. Parce que Raja ne connaît que quelques mots de français, "camion", argent" et "cadeau" et qu'il ne connaît lui-même que quelques formes de politesses et le mot "flouze", leurs rapports s'installent et perdurent dans l'échange sans qu'à aucun moment l'un ou l'autre ne puisse faire la preuve de son amour désintéressé pour l'autre qui pourtant les gagne tous les deux. Pire, en cherchant la médiation des deux cuisinières, Frédéric aussi bien que Raja voient leurs déclarations amoureuses transformées en vil marchandage.

Car la réalité humaine et sociale du Maroc est trop pourrie pour bâtir sur elle une exotique histoire d'amour. Frédéric croit monnayer sans excessive bassesse le corps des jeunes prostitués qui fréquentent les hôtels de luxe ne se rend pas compte de la déchéance morale de celles-ci et il ne découvre que progressivement les moyens de subsistance de Raja.

Dans chaque cadeau de Frédéric, celui-ci ne peut voir que la vénalité de Raja et celle-ci ne peut que se sentir humiliée. Et plus les cadeaux croissent en importance plus l'exaspération de ces sentiments augmente.

Pourtant Raja finira par se donner à Frédéric et la le drame se nouera définitivement. Frédéric ne supporte pas la frigidité et le cynisme de Raja. Il la renvoie avec ces mots : "Qu'allons bien nous pouvoir faire avec ta jeunesse pourrie et ce qu'il reste de moi ? ". Il aura beau lui courir une dernière fois après, il ne lui reste plus que l'argent pour la ramener à lui. Déraisonnablement, il retire de la banque de quoi payer son mariage avec Youssef. Finalement, assez lucidement, il ne peut que constater en pleurant "Elle reviendra lorsqu'elle aura besoin d'argent". L'exotisme amoureux est décidément pourri à en pleurer.

Magnifique drame sentimental où l'analyse psychologique ne pouvant tenir dans le discours, (omniprésent mais jamais à même d'établir le contact entre Frédéric et Raja) est totalement transposée dans la trajectoire des corps amoureux.

Frédéric ne peut commenter que sa propre déchéance. Se disant abandonné par ses amours en France, rongé par la peur d'être encore berné, il va au plus facile que ce soit avec les prostituées ou avec Raja.

Doillon semble ainsi toujours donner à son acteur ce postulat de départ ; ça va être facile, ça va être léger puis filme dans la scène la complexité croissante des rapports humains et l'échec de la stratégie de cadeaux sans contrepartie. Frédéric est ainsi conduit à une prostration de plus en plus perceptible : abandonnant d'abord le jardin ou la terrasse où souffle le vent du désir, il cherche refuge chez ses cuisinières à l'intérieur de la maison. Puis lorsqu'il sortira de la maison, se fera balayer plus violemment encore : de la prostration contre le mur vert dans la lumière du soir dans sa maison, il finira en larmes, écroulé sur le volant de sa voiture, en passant par la correction reçue sur la route et sa ballade désespérée pour rejoindre Raja qui se prostitue dans la voiture et le jette de sa maison.

A l'inverse Raja est quelques fois docile et nostalgique. Elle se souvient ainsi de sa mère morte alors qu'elle avait huit ans en compagnie d'une enfant qui a exactement cet âge et qu'elle dorlote comme elle aimerait encore être aimée (Ponette n'est pas loin). Mais elle se durcit progressivement jusqu'à la fureur lorsqu'elle pressent que tous la trompent et qu'elle restera définitivement seule.

Parodoxalement Jacques Doillon est probablement aujourd'hui le seul cinéaste qui applique encore le principe de Jean Eustache : "le cinéma c'est la vérité du moment où l'on tourne". Certes le point de départ de la scène est préparé, certes les décors sont soignés (exotisme raffiné costume des cuisinières, décoration, végétation de la maison, tableaux de Matisse) mais toute l'intensité repose sur la confrontation des personnages que le metteur en scène semble faire aller jusqu'au point de plus grande vérité de la scène.

Dans son cinéma, la composition du cadre n'est qu'une façade qui finit par exploser sous les coups de la recherche de la vérité de la scène. Il est ainsi extrêmement rare d'arriver à une telle tragédie amoureuse, à une telle prostration des corps, à un tel désespoir sans recours au moindre élément mélodramatique.

La confrontation, extrêmement risquée, entre un acteur professionnel, Pascal Grégory, et des non professionnels a rarement été aussi pertinente. Elle exprime à la fois le déséquilibre nord-sud et le déséquilibre entre le chasseur et sa proie. Elle finit aussi par révéler que, dans une situation pourrie, le cynisme (celui de la mère, du frère ou du petit ami prêt à vendre qui sa fille, qui sa sœur ou son amie) est la seule vérité et la seule politesse du désespoir.

Jean-Luc Lacuve 2004