A l'occasion du 70e anniversaire du Débarquement et de la libération, le Mémorial de Caen, les cinémas le Café des Images et le Lux organisent un cycle de films et une journée d'étude historique permettant de comprendre comment le cinéma a accompagné et filmé la Libération de 1944 à l'immédiat après-guerre.

Isabelle Mailland, Geneviève Troussier, Yan Calvet et Emmanuel Thiebot, le jeudi 27 février présentent:
Le 6 juin à l'aube de Jean Grémillon.

Entre information, propagande et constructions mémorielles, le cinéma a façonné a sa manière les images de la Libération. 70 ans après, comment analyser ces films et documentaires ? Quelle part de réalité historique contiennent-ils ? Quant aux films actuels, projetés à l'occasion de ce cycle, qu'apportent-ils dans le débat historique ?

Mardi 18 mars : Rencontre avec Emmanuelle Polack et Emmanuel Thiebot
autour du film Monuments Men de George Clooney

Journée d'étude au Mémorial de Caen le vendredi 28 février 2014

9h30 : L'état du cinéma européen à la fin de la guerre (Clothilde MAZAU)

1 - Le cinéma français :
- Sous l'Occupation : Décembre 1940, création du COIC (Comité d'Organisation de l'industrie Cinématographique). Bien qu'émanation du régime de Vichy, il a le mérite d'organiser un cinéma français jusqu'alors anarchique. Pour travailler dans cette industrie, il est indispensable de disposer d'une carte d'identité professionnelle (les Juifs sont exclus de ce droit).
La censure est forte, principalement d'ordre moral, avec la mise en valeur de professions respectables (avocats, huissiers, etc.). A cette " auto-censure " s'ajoute la censure allemande (qui interdit la diffusion de films anglais par exemple, ou empêche Von Stroheim de travailler).
Sous l'Occupation, la production française est portée par la Continental Films, créée en novembre 1940, à capitaux allemands et dirigée par Alfred Greven. Elle passera sous contrôle de l'administration française à la Libération, et sera dissoute.
La production est d'une vitalité exceptionnelle sous l'Occupation (Les enfants du paradis, Le corbeau, Les visiteurs du soir, etc.).


- A la Libération :
Jean Painlevé est nommé Directeur général du cinéma en août 1944. Le COIC est remplacé par le Comité de Libération du Cinéma, puis par l'Office professionnel du Cinéma en août 1945. C'est une période d'épuration, avec commission ad hoc (250 personnes condamnées, des non-lieux comme Sacha Guitry). Le 28 mai 1946 sont signés les accords franco-américains Blum-Byrnes, qui a des implications sur la place laissée aux films américains en salles. Le 26 octobre 1946 porte création de l'actuel CNC (Centre National de la Cinématographie).
Sur le plan des œuvres :
Le corbeau (1943, Henri-Georges Clouzot), produit par la Continental, subit la censure sous Vichy, et est interdit à la Libération (projection de l'extrait de l'ampoule qui se balance au-dessus du globe terrestre faisant alterner zones éclairées et zones d'ombre). Clouzot est mis à l'index pendant 3 ans après la Libération.
Parmi les autres films censurés à la Libération : La grande illusion (1937, Jean Renoir), car il montre un officier allemand, joué par Von Stroheim, sous un jour humaniste, et La kermesse héroïque (1935, Jacques Feyder), au reproche de fraternisation avec l'occupant (le film évoque la période de domination espagnole dans les Flandres en 1616).

Le cinéma italien :
Mussolini pose la première pierre des célèbres studios Cinecitta le 26 janvier 1936.
La censure morale (Eglise) a toujours été très forte avant même l'avènement de Mussolini ; elle ne fera que s'intensifier avec le régime fasciste. Le Duce n'est pas cinéphile, il apprécie les comédies mais pas du tout les films de gangsters, ni les scènes intimes et les baisers.
Pendant la période fasciste sont produits une centaine de films de propagande.
Surtout, la production italienne est parfaitement inepte, à base de divertissement pur, et notamment de romances à l'eau de rose. On parle pour résumer cette époque de "films à téléphone blanc", car tous les films comportaient au moins une scène de dialogue par l'entremise d'un téléphone blanc (symbole de sophistication et de richesse).
A la fin de la guerre, les codes de la censure changent peu (entre 1947 et 1962, 5000 films sont censurés, 4,5 % coupés).

S'ouvre alors la période du néoréalisme, qui donne ses lettres de noblesse au cinéma italien. Rome ville ouverte (Rossellini) est un grand succès critique en 1946 et un manifeste du mouvement néoréaliste (qui durera jusqu'au début des années 1950). Allemagne année zéro, Le voleur de bicyclette sont d'autres exemples de ce mouvement qui cherche à être au cœur de la réalité sociale et politique de l'époque. Ils mettent en scène des personnages du milieu populaire, et sont tournés dans des décors naturels (pour bien marquer l'opposition avec les studios Cinecitta).

Le cinéma allemand :
Les nazis produisent quelques films de propagande, mais peu ont du succès (à l'exception de "Hitlerjunge Quex"). Ils sont antisémites ("Le juif éternel", "Le juif Süss ", qui connaît un immense succès).
Göbbels cherche plutôt à concurrencer Hollywood sur le terrain du divertissement à grand spectacle. De 1933 à 1945, 1200 des 1350 films produits sont des romances à l'eau de rose, des fresques historiques, des comédies musicales, des heimat films (films de terroir), des films de montagne. Avec une pointe de propagande ici ou là (" Le grand roi ", " Das Mädchen Johanna ", " La fille du vautour ", " Un grand amour ").
Le film " Kolberg " (Veit HARLAN) est représentatif des dernières heures du Reich, en visant à galvaniser le moral des Allemands (le film évoque la défense de la forteresse de Kolberg face aux troupes françaises en 1807). Il est diffusé pour la première fois à Berlin et à La Rochelle début 1945.
Après la guerre, (mais Harlan est acquitté 2 fois, et Leni Riefenstahl jugée non responsable). La production reprend d'abord dans la zone soviétique (Les assassins sont parmi nous, 1946). Elle reste peu intéressante : en RFA c'est la dénazification, en RDA, l'alignement sur le PC. Dans les années 1950-1960, le cinéma allemand s'effondre (heimat films), et vise surtout à déculpabiliser les Allemands (un homme a soumis le peuple allemand à sa folie).
Le renouveau n'intervient que dans les années 1970 (Wenders, Schlöndorff, Fassbinder).

10h : Cinéma français et concurrence américaine (Emmanuel THIEBOT)

Les services d'information américains produisent et diffusent début 1945 une brochure de qualité "Le cinéma depuis 4 ans", qui vise à rendre compte aux Français de ce qu'ils ont manqué du cinéma américain pend ant la guerre (interdit en France à partir de l'entrée en guerre des USA fin 1941. Il s'agit d'une brochure "people", qui évoque aussi plus brièvement le cinéma des autres pays vainqueurs (Royaume-Uni, URSS), et le film d'animation.

Côté Français, est édité en 1945 "Le livre d'or du cinéma français", pour les 50 ans du cinématographe. Il s'agit d'une série d'articles de 2 à 4 pages, signés par Pagnol, Jeanson, Grémillon, etc. Le cinéma de l'Occupation, qui a produit des œuvres de qualité, n'est pas occulté (création de l'IDHEC pendant la guerre). L'ouvrage évoque les conditions du retour du cinéma français : établir un système de production, intégrant le financement, dans un contexte de concurrence des films étrangers. L'article de Jeanson sur les scénaristes dépeint le cinéma français comme l'opposé du cinéma américain (affaire de talents individuels versus travers des grosses productions).

La concurrence du cinéma américain : ses conditions dépendent des accords Blum-Byrnes du 28 mai 1946, qui liquident une partie de la dette française. En contrepartie, les Américains souhaitent l'abandon des quotas de films US qui prévalaient depuis les années 1930. Les Français, qui souhaitaient que 7 semaines sur 13 soient réservées à la diffusion des films français, n'en obtiennent que 4. En réaction, le CNC est créé afin de soutenir la production française. En 1948, les films français représentent 48 % de l'audience, contre 43 % pour les films américains.
Le 4 janvier 1948 a lieu une grande manifestation de contestation de l'accord Blum-Byrnes (PC, Jean Marais, Simone Signoret), qui entraîne la création d'une taxe sur tous les billets vendus, qui alimentera un fonds d'aide à l'industrie cinématographique. C'est l'instant fondateur de ce que l'on n'appelle plus tard l'exception culturelle.

10h30 : Le 6 juin à l'aube : un témoignage authentique et une condamnation violente et passionnée de la guerre (Isabelle MAILLAND).

Le film de Jean Grémillon, Le 6 juin à l'aube, avait été projeté et commenté la veille au Café des Images.

Le film reçoit peu d'échos en salles en 1946 (première projection à Caen le 25 novembre). Jean Grémillon est un Normand (Bayeux), dont la famille a été réfugiée à Cerisy-la-Forêt dans la Manche.
Documents préparatoires : 27 villages ont été retenus et décrits très précisément (bétail tué, etc.). Le tournage s'est réalisé en 2 temps (août-septembre 1944 et printemps 1945), Grémillon ayant été chassé par l'armée américaine (maîtresse absolue des théâtres d'opération).
Le film comporte une partie didactique (20 minutes sur 55) chargée de révéler, expliquer, par l'utilisation de cartes animées, et par l'entremise de 2 instituteurs (la femme décrivant la géographie normande, l'homme, l'histoire et sa transmission).
Les images d'archives utilisées montrent Arromanches, Cherbourg, Carpiquet, Omaha beach, sans images de soldats allemands.
Le film s'appuie sur deux témoignages :
- Celui de Victor Guérinel, un charpentier qui a aidé par sa connaissance du terrain : un plan-séquence introduit son témoignage, recueilli par Grémillon en intervieweur hors champ
- Celui de la jeune femme élève infirmière à Caen
Quatre procédés sont à l'œuvre :
- Le choix des images d'archive (montrer les atrocités de la guerre, sans voyeurisme ni exposition de morts au regard)
- Leur montage (coupes d'un plan montrant des soldats américains hilares devant des soldats allemands morts)
- La structure du film (antithétique, qui oppose la Normandie idyllique d'avant-guerre à la Normandie dévastée)
- La mise en abyme (avec l'instituteur expliquant l'invasion de la Normandie en 1346, marquant le début de la guerre de 100 ans)
Le film a été peu projeté, mal compris (par son format et sa représentation complexe de la guerre sous forme de témoignage/dénonciation), sûrement trop en avance sur son temps.
Une version amputée circulera en 1949, puis le film sombrera dans l'oubli.
Plus que les sympathies communistes de Grémillon, c'est le contretemps du film qui explique plus probablement son échec. Sa façon de montrer les ruines peut aussi rappeler les actualités germano-vichystes dénonçant les bombardements alliés…
Il était financé par l'Entraide, organisme de secours aux victimes de la guerre, qui n'était peut-être pas satisfait du film. Projeté en Ecosse, le film a permis d'obtenir des fonds à Edimbourg.

11h50 : Images et imaginaires de la Résistance (La Libération de Paris, La Bataille du rail, Au cœur de l'orage ) (Sylvie LINDEPERG)

La résistance a très peu été filmée avant la Libération, au regard des nombreuses images de Vichy sur la France collaborationniste. Ce qui fait que les reconstitutions avec d'anciens résistants à la Libération sont souvent confondues avec les vraies prises de vue clandestines d'époque.

Pendant l'Occupation, les images de résistants sont rares. Le Défilé du Maquis du 11 novembre 1943 à Oyonnax est tourné par Raymond Jaboulay, qui visait à obtenir l'aide des Alliés (le film est montré en Angleterre en février 1944), en montrant la discipline des résistants. Il existe d'autres images de ces mêmes scènes, prises d'une fenêtre, qui donnent évidemment une autre tonalité.

Au cœur de l'Orage, documentaire de Jean-Paul le Chanois, sorti en 1948, mais commencé dès 1944 : la priorité est de constituer des archives filmées pour témoigner aux générations futures. L'opérateur Frédéric Forestier arrive dans le maquis du Vercors en juin 1944. Il filme les cérémonies, les entraînements et la vie quotidienne (extrait d'images pas retenues dans le film final : scène de maquisards décontractés jouant de la musique). Peu de combats ont été filmés par Forestier, ils seront reconstitués plus tard. Idem pour la proclamation de la république du Vercors. L'accent est mis sur la levée en masse, l'insurrection populaire : scènes d'imprimeries clandestines, de distributions de tracts, d'attentats sont reconstituées. On y retrouve les cadrages du Cuirassé Potemkine et l'influence du cinéma soviétique.

La Libération de Paris, film du Comité de Libération du Cinéma Français (CLCF), proche du PC, préparé clandestinement avec accumulation de pellicules, notamment sur un tournage de Jean Becker, laboratoire des Buttes-Chaumont). Le tournage débute le 19 août 1944 jusqu'au 26 août. Le texte est de Pierre Bost, lu par Pierre Blanchar. Le film est projeté dès le 29 août 1944.
Il a fixé durablement l'imaginaire de la Résistance. Il a une double dimension : celle d'un document historique et d'un monument commémoratif. C'est un évènement enregistré et célébré. Il montre la lutte des FFI puis l'arrivée de la 2è DB de Leclerc. Entre deux, des images de prisonniers montrant la maîtrise de la ville par les FFI. Mise en avant du peuple de Paris, qui est le héros (pas de noms cités) : ce que le film véhicule est le décalque du discours de De Gaulle le 25 août 1944 (presque pas d'images des Américains). Les regards entre De Gaulle et la foule sont privilégiés dans le défilé, la présence des reporters et photographes est "gommée".
Les scènes sont nourries de l'imaginaire de la Commune.
Les scènes de colère (femmes tondues, violences sur collobos) n'étaient pas prévues : les images sont écartées au montage. La présence des caméras encourage les "fanfarronades" (il existe des films amateurs plus obscènes, comme à la place des tondeurs).
Des rushes ne sont pas utilisées : la fin du film avec De Gaulle à l'Hôtel de ville occulte les fusillades. Celles-ci sont en revanche reprises par les actualités allemandes. Le CLCF en utilisera aussi des images plus tard en septembre 1944 dans le cadre de France libre actualités, mais avec un commentaire audio évidemment radicalement opposé.

La bataille du rail (René Clément, Coopérative Générale du Cinéma Français), Film dédié à la résistance héroïque des cheminots.
Le titre prévu à l'origine était " Résistance Fer ", du nom du réseau de résistants.
La SNCF apporte aide financière et matérielle au projet.
Pour le choix du réalisateur, Henri Alekan propose René Clément (qui n'était pas dans la résistance cinématographique mais avait réalisé en 1943 " ceux du rail).
Au début du projet, l'histoire de la Résistance n'est pas encore écrite. Le projet collecte donc documents pour procéder à l'écriture de la Résistance. Les premiers plans sont tournés en avril 1945.
Résistance Fer remet de l'argent au pot, ce qui va influencer la suite de l'écriture. L'école soviétique imprime sa marque. L'action se resserre pour les besoins de la fiction, des effets spectaculaires sont ajoutés.
Le contrôle de la SNCF sur le projet se renforce : toutes les strates de la SNCF sans exception doivent être glorifiées (il s'agit de faire oublier certains agissements de l'entreprise pendant la guerre…).
Au fil de ces glissements, la confusion va se faire et la SNCF dans son entier être assimilée à Résistance Fer (la légion d'honneur est donnée en 1951 à la SNCF, et non à Résistance Fer).
Le succès du film va imposer cette image.

Et permet de financer Au cœur de l'orage. Le Chanois va devoir revoir sa copie une multitude de fois. Un premier montage est refusé (trop d'images de militaires, un massacre final pas raccord).
La deuxième tentative accroît le rôle du PCF, des FTP et est plus critique sur les militaires. L'argent de La bataille du rail permet de nouvelles images d'archives. Le maquis du Vercors ne représente plus que 20 minutes du film. De Gaulle n'est pas mentionné, l'accent est mis sur les Soviétiques au détriment des Américains.
En décembre 1947, les résistants du Vercors sont en colère. Nouveau montage donc, incluant des images de la bataille de Londres (pour faire le pendant de la bataille de Stalingrad), etc.
Le film est finalement distribué en août 1948. La Résistance n'est alors plus à la mode, la critique n'est pas emballée, mais le film est soutenu par le PC.
La Résistance va quitter les écrans jusqu'au retour aux affaires de De Gaulle (donc pas avant 1959).

Compte-rendu de Jean-Benoit Massif le 01/03/2014