Peintres cinéates

Patricia-Laure Thivat (dir.)

Editeur : N° 97-98-99-100, JANVIER-JUIN 2010

DOSSIER : PEINTRES CINÉASTES

DOSSIER PEINTRES CINEASTES

AUTRES ARTICLES

Giovanni Lista, L’art du pique-bœuf
Julia Hountou, La blessure chez Gina Pane : un langage polysémique
Caroline Hoffman-Benzaria, Stéphane Mallarmé et l’art virtuel
Sergio Benvenuto, Roland Barthes et l’image photographique

 

Notes de lecture :

Patricia-Laure Thivat, Le mobile et l'immobile dans les arts de l'image. Peintres et cinéastes de la modernité.

Les correspondances terme à terme entre courants picturaux et courants cinématographiques doivent être maniérs avec précaution. Les peintres cinéastes brouillent les pistes, Le ballet mécanique de Fernand Léger appartient au genre expérimental, ce que pourrait être le cinétisme en peinture et lrs films d'Andy Warhol marquent une certaine distance avec le pop art. Problèmes de coïncidence stylistique qui se posent avec l'intégration de leurs tableaux dans les films de Kurosawa (Rêves, 1980) ou Takeshi Kitano (Hana bi, 1997). Plus claires les attitudes d'Abbas Kiarostami, Chantal Akerman, qui préfèrent réaliser des installations séparées de leur oeuvres cinématographiques.

En 1910, les frères Arnoldo Ginna et Bruno Corra réalisent les premiers films abstraits. Dès 1916, les futuristes italiens tournent Viva Futurista (Vie futuriste) et signent leur manifeste de La Cinématographie futuriste. Voir : Leger (Charlot cubiste), David Hockney (A bigger grand canyon), Dali (Les premiers jours du printemps). Trois catégories de peintres cinéastes : ceux qui ont expérimenté le cinéma, ceux qui ont pratiqué les deux arts simultanément, ceux qui se sont reconvertis à l'art cinématographique.

Les collages cubistes de Georges Braque ou de Pablo Picasso, surréalistes de Max Ernst ou Man Ray, les assemblages pop de Martial Raysse ou James Rosenquist agencent une multitude d'images ou de fragments d'images en une séquence unique : ils ressemblent dans la simultanéité ce que l'expérience ordinaire du cinéma déploie dans la succession. Les arts plastiques produisent ainsi un équivalent statique de la dynamique et de l'enchainement des plans cinématographiques. Dans Une praxis du cinéma (plastique du montage), Noel Burch affirme que l'on peut voir dans les tableaux de Picasso, Braque ou Juan Gris une préfiguration de l'approche d'Eisenstein (élaborée dix ans plus tard) qui consiste à raccorder entre eux des plans montrant un même objet sous plusieurs angles différents : la satisfaction procurée par la toile cubiste dérive du fait de voir un même objet sous plusieurs angles simultanément , mais aussi d'une acticité de lecture comparée par laquelle l'œil rapproche les différents aspects, relève les différences et les similitudes. Or, du fait même de la mémoire visuelle, la succession à l'écran en cut-cut de deux plans montrant deux points de vue sur un même sujet, peut induire une satisfaction analogue.



Patricia Kruth, David Lynch, peintre et cinéaste : corps et espace

Aux origines du cinéma de David Lynch, il y a la peinture, une peinture animée par un son. L'épiphanie qui, en 1967, fit du jeune peintre un cinéaste est entrée dans la mythologie lynchienne. Un jour qu'il faisait un tableau d'un jardin nocturne à la Philadelphia Academy of Fine Arts où il était étudiant, le jeune artiste entendit soudain le vent souffler et vit sa peinture bouger. Le résultat de cette expérience fut Six men getting sick (1967), un film d'animation qui est une peinture en mouvement projetée six fois en boucle (6x45 secondes) en interaction avec un écran sculpté. Six têtes sont progressivement reliées par l'intermédiaire de tuyaux droits ou coudés -qui font office de tube digestif- à des poches qui se remplissent de couleur rouge et se mettent à couler. Les hommes ainsi figurés se tiennent la tête, la bouche, l'estomac. Leur tête prend feu et ils finissent par vomir des flots de peinture aux teintes blanches et rosées. Une atmosphère de danger est créée par des hurlements de sirène. Trois têtes en relief sortent de l'écran ; deux d'entre elles sont des moulages et celle de l'artiste qui, jouant avec les limites du visible, introduit d'emblée dans son œuvre filmique à la fois sa signature personnelle et le motif du double.

Lynch n'a jamais cessé de peindre. Il a commencé à exposer ses toiles en 1968 à Philadelphie jusqu'a la rétrospective à la fondation Cartier. Grand nombre de styles et multiplicité des techniques, supports et matériaux utilisés : séries de dessins de motifs abstraits géométriques, de figures et de paysages au crayon, au feutre, au stylo à bille, sur des post-it, des serviettes en papier, des pochette d'allumettes, des cendriers, du papier d'écolier ; aquarelles noir et blanc (Je savais pas que le pistolet était chargé, désolé (2005, tempera sur journal et carton) ; séries d'huiles sombres de la fin des années 80/début des années 90 centrées sur la maison (Billy trouve un livre d'énigmes dan sa propre cour, 1992), peintures à l'huile qui incluent du coton, de la gaze, de la colle et du fil de fer (Une figure témoin de l'orchestration du temps, 1990). Les grandes toiles collages des années 2000 (Wajunga chien rouge, 2005) dont le fond photographique, un mur de briques noires et une fenêtre aveugle grillagée, éclairée par quelques ampoules électriques incrustées dans la peinture évoque une maison sortie d'Eraserhead (1977) ou Blue velvet (1986).

Depuis Six men getting sick, le corps malade qui souffre est une image récurrente dans le cinéma de Lynch. Le motif de la figure déformée (Eraserhead, Elephant man, atrophiée (The amputee) morcelée, en proie à des convulsions (Lost highway). Lynch appartient ainsi au c ourant expressionniste où l'humain est mis en danger par l'inhumain. Le péril est à la fois interne et externe. Dissolution de la figure humaine dans l'inhumain et attaques de l'extérieur. Il retrace l'expulsion de l'homme engagé dans un conflit fondamental avec lui-même et avec le monde.

En peinture et à l'écran, le corps lynchien qui souffre s'exprime souvent par des expulsions de liquides ou de matières informes. Le tableau The sick man (1967) montre un homme debout en train de vomir ou de saigner du nez, peut-être les deux… On pense à Henry, le protagoniste d'Eraserhead qui, lorsqu'il apprend par la mère de Mary qu'il a un bébé se met à saigner du nez. Alphabet finit par une effusion du sang jaillit de la bouche de la jeune fille qui se contorsionne dans son lit.

La transformation du corps lynchien malade se traduit d'abord par une déformation de la tête. My head is disconnetected (Ma tête est deconnectée, tempera sur carton 102x102). Eraserhead et Lost Highway. Henry, qui se trouve dans une loge donnant sur la scène de spectacle à l'intérieur du radiateur, perd brusquement la tête. Celle-ci est éjectée hors champ avec un bruit de ressort. Elle roule sur le sol de la scène dont le motif en damier se couvre d'une mare de sang. Sur fond sonore de pleurs de nourrisson, une excroissance qui se révèle être la tête du bébé pousse dans l'ouverture béante du col de chemise blanc d'Henry. La tête qui tombe ensuite dans la rue est trouvée par un enfant qui va l'emmener dans une fabrique pour en faire de la gomme à crayon. Dans Lost Highway, le personnage perd la tête au sens figuré ; il est gagné par la folie. Perdre la tête, changer de tête est aussi ce qui arrive dans Mulholand Drive à la jeune femme brune qui se fait appeler Rita dans le rêve de Diane. En se parant d'une perruque Blonde, Rita se métamorphose en une sorte de double de son amie.

L'artiste, qui est aussi un designer, a un gout particulier pour la décoration intérieure. Par delà ses films aux légendaires sofas, de nombreux dessins révèlent une affection pour les meubles, les papiers peints, les lampes. La maison pour Lynch est plus qu'un décor, c'est un personnage à part entière, une extension voir un doublement du corps comme le suggère par la toile Me voila : moi en maison, 1990.