La salle ne correspond plus désormais qu'à un mode particulier de rencontre entre une œuvre cinématographique et une part de ses publics ; ceux qui continuent de fréquenter le film en salles. DVD et Blu- ray (six mois depuis 2005) puis en VoD sur les chaines payantes à la séance, sur les chaines cryptées par abonnement puis sur les télévisions non cryptées mais coproductrices du film. Cette chronologie, on le voit n'est pas sans rappeler la bataille pour la première exclusivité de la première projection d'antan. C'est ainsi qu'en dernière instance, ce sont les chaines nationales hertziennes qui peuvent programmer un film, 36 mois après sa sortie nationale, remplissant là de fait, le rôle dévolu aux anciennes salles de cinéma de quartier


PubliXciné. La salle demeure pour 61,2% des personnes le moyen préféré pour découvrir une ouvre même si d'année en année d'autres supports entament la légitimité de la salle dans cette logique de l'exploration de la nouveauté. En effet 19,3% des personnes interrogés déclarent préférer Internet pour découvrir un film nouveau en 2008 alors quelles n'étaient que 6,3% en 2006. 14;7 plébiscitent pour leur part la télévision. DVD et blu-ray semblent se stabiliser avec 4,8 %.

En 2011 on compte 5465 salles de cinéma réparties sur l'ensemble du territoire regroupés en 2013 établissements. Mais le chiffre le plus pertinent pour saisir l'évolution structurelle  de l'offre cinématographique demeure le nombre de fauteuils alors que nos 5398 salles actuelles n'en offrent que 1066 000 soit 57% de places en moins qu'en 1966. Ce grand écart historique se constate également si l'on reprend la mesure de la fréquentation de 1957 année de l'apogée en matière de fréquentation des salles de cinéma, puisqu'on enregistre 440 millions d'entrées et que l'on la compare à celle d'aujourd'hui. Depuis le début des années 2000, même si l'on connait des variations d'une année sur l'autre, le nombre d'entrées se stabilise autour de 180 millions. Il reste essentiel de noter que 79 % des entrées sont réalisées par une centaine de films et que seuls 43 films dépassent le million de spectateurs en salle. La stabilisation de la fréquentation des salles de cinéma enregistrée ces dernières années s'explique d'une part par la géographie des établissements mieux adaptés à l'organisation s territoriale culturelle et d'autre part par la construction de multiplexes. Les 118 multiplexes actifs sur le territoire en 2003 cristallisent les tensions. Initialement ces établissements d'une nouvelle génération sont conçus comme une réponse à la désaffection des salles obscures. Le projet architectural reprend donc à sa charge la reconstruction d'espaces propres à redonner le gout de la sortie cinéma notamment de la sortie collective en améliorant considérablement l'accueil des spectateurs et le nombre de films à l'affiche. le multiplexe

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C'est en 1960 que parait Nature of film, l'ouvrage le plus théorique de Siegfried Kracauer (1889-1966), sociologue et historien que l'on connaît surtout grâce à son ouvrage De Caligari à Hitler, une célèbre étude de cas datant de 1946, dont la traduction en France arrive en 1973. On résume généralement cette étude au fait que son auteur y développe l'hypothèse que Le cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1919) est "symptomatique" d'une production qui va accompagner l'avènement de Hitler au pouvoir. Mais cette approche demeure difficilement compréhensible si l'on n'a pas en tête le point de vue sociologique général depuis lequel opère son auteur.

En prenant pour objet de recherche le cinéma, Siegfried Kracauer espère approfondir ses connaissances sur "les dispositions psychologiques profondes" qui prédominent dans une société donnée à un moment de son histoire. Le travail de Kracauer- qui présente de très grandes similitudes avec le travail engagé par Max Weber à propos de la sociologie de la musique- s'intéresse donc au cinéma en tant que filtre imposé par ceux qui réalisent les films à un réel, dont ces œuvres ne sont qu'un des multiples reflets. Pour Kracauer, un film est un film avant tout parce qu'il tire profit de toutes les potentialités de l'expression cinématographique. Au regard de toutes les autres formes d'expression artistiques, le cinéma se révèle ainsi par la singularité avec laquelle il entretient une relation permanente et conflictuelle entre sa volonté de dépasser les réalités quotidiennes et la façon dont les mêmes réalités persistent à émailler toute réalisation filmique. De la sorte, même la fiction filmique la plus artificielle qu'on puisse imaginer, faite de décors irréels, de comédies habillées en costumes improbables, de dialogues surjoués à l'extrême, est porteuse d'expressions propres à caractériser une culture et une époque. Ces expressions relèvent de ce que Kracauer appelle la mentalité d'une nation et les films peuvent être interrogés sur cette mentalité pour deux raisons :


"Premièrement les films ne sont jamais un produit individuel (...) En suivant les prise de vues d'un film de Pabst dans les studios français de Joinville, j'ai remarqué qu'il tenait volontiers compte des suggestions des techniciens quant au détail de la Msie en scène et de la distribution de l'éclairage. Pabst me confia qu'il considérait ces contributions comme quelque chose d'inappréciable. Dans la mesure où chaque unité de production d'un film incarne un mélange d'intérêts et d'inclinations hétérogène, le travail d'équipe dans ce domaine tend à exclure le maniement arbitraire du matériel cinématographique en supprimant les particularités individuelles en faveur de traits communs à de nombreuses personnes. Deuxièmement les films eux-mêmes s'adressent et font appel à une multitude anonyme, les films populaires-ou pour être plus précis, les histoires populaires- peuvent donc être considérés comme satisfaisant aux désirs existants des masses. On a parfois révélé qu'Hollywood s'arrangeait pour vendre des films qui ne donnaient pas aux masses ce qu'elles voulaient réellement (...) Bien sur le public américain reçoit ce qu'Hollywood veut bien qu'il veuille; mais à longue échéance, le public peut déterminer la natures des productions de Hollywood (Kracauer; 1973, P. 5-6).


Kracauer va construire le premier corpus de sa socio-histoire tout en travaillant comme critique cinématographique de 1920 à 1933 pour le quotidien allemand Frankfurter Zeitung. Parallèlement à ses critiques de films, il livre en 1929, pour ce même quotidien une dizaine de textes consacrés à la sociologie de "la classe moyenne berlinoise" et plus précisément des employés dont il étudie minutieusement les conditions d'habitat, de transport et de travail (des usines aux bureaux de placement). Il en décrit la prolétarisation progressive. Après avoir effectué de nombreux entretiens où il parle avec eux de leur métier, il rencontre leurs employeurs afin de dresser un état des lieux général sur le monde du travail. Il s'immisce dans l'intimité de la classe moyenne et va jusqu'a dépouiller les correspondances privées, chaque fois que l'occasion lui en est donné. Il partage les loisirs de ces employés dont il veut comprendre le plus largement possible l'état d'esprit, en accompagnant notamment les familles au cinéma et en recueillant leurs impressions à la sortie des séances (...) Etalé sur treize ans, les chroniques de Kracauer vont donc semaine après semaine rendre compte de la production cinématographique et contextualisant cette production par la description de l'univers des publics qui la reçoivent et ce jusqu'à l'arrivée d'Hitler au pouvoir.

Il faut comprendre lorsqu'on lit Kracauer que ce qui constitue le fond de son analyse, c'est bien ce regard alterné entre les hypothèses qu'il fonde à propos d'un monde social qu'il connait parfaitement et la manière dont les films peuvent être selon lui questionnés pour confirmer ces hypothèses. Cette précision est nécessaire car nombre de lectures sommaires faites de De Caligari à Hitler laissent sous entendre que le sociologue part des films pour découvrir les dispositions psychologiques de l'avènement du nazisme ce qui n'est pas le cas, le film n'intervenant chez Kracauer que comme élément de corroboration. En ce sens il s'attelle à traquer dans les films les détails apparemment insignifiants, qui complètent l'histoire elle-même -des gros plans sur la façon de jouer avec ses doigts, la manière de serrer une main, celle de chercher quelque chose que l'on ne trouve pas. D'un film à l'autre, Kracauer remarque que les détails réapparaissent de façon récurrente, fonctionnant comme de véritables motifs qui sont d'autant pus fortement symptomatiques qu'ils sont repérables aussi bien dans les productions à grand succès que dans celles de moindre popularité, "dans des productions de classe B ou dans des superproductions (Kracauer; 1973, p. 8)". C'est parce qu'il permet de saisir la réitération de ces petites formes a priori inobservables hors des médiations filmiques que le cinéma s'impose comme témoignage social et est à ce titre exploitable en tant que document historique. Méthodique, Kracauer passe au crible selon un ordre chronologique plus d'une centaine de films pour repérer ces motifs récurrents dans les structures narratives, dans les profils des personnages et dans la mise en scène. Sous quelle forme s'expriment ces motifs ? Discrètement par des choix qui s'imposent dans les scenarios entre la tyrannie et le chaos, par l'expression de rebellions qui sont toujours vaniteuses, par l'immaturité et l'impuissance systématiques des représentants de la classe moyenne.

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Sociologie du cinéma et de ses publics
Armand Colin.
Emmanuel Ethis