chapitre 2 : Nana ou les deux espaces.

L'espace hors champ (..) se divise en six segments : les confins immédiats des quatre premiers segments sont déterminés par les quatre bords du cadre : ce sont des projections imaginaires dans l'espace ambiant des quatre faces d'une "pyramide" (mais ceci est évidemment uen simplification). Le cinquième segment ne peut être défini avec la même fausse précision géométrique, et cependant personne ne contestera l'existence d'un espace hors champ "derrière la caméra", distinct des segments d'espace autour du cadre, même si les personnages y accèdent généralement en passant juste à gauche ou à droite de la caméra. Enfin, le sixième segment comprend tout ce qui se trouve derrière le décor (ou derrière un élément du décor) : on y accède en sortant par une porte, en contournant l'angle d'une rue, en se cachant derrière un pilier…ou derrière un autre personnage. A l'extrême limite, ce segment d'espace se trouve derrière l'horizon.

Les segments spatiaux hors champs sont définis d'abord par les entrées et sorties de champs. Dans Nana plus de la moitié des plans commencent par une entrée dans le champ et (ou) se terminent par une sortie de champ, laissant plusieurs images du champ vide avant ou après. On peut affirmer que tout le film est rythmé par les entrées et les sorties dont l'importance dynamique est d'autant plus grande que le film est presque entièrement en plans fixes avec seulement une demi-douzaine de travellings ou panoramiques.

Quatre espaces du hors champs privilégiés : derrière la caméra, derrière le décor et surtout ceux qui sont contigus aux bords droit et gauche du cadre. Les segments inférieur et supérieur n'interviennent en ce qui concerne les entrées et sorties de champ qu'en cas de plongée ou de contre-plongée extrême - ce qui est fort rare dans ce film- ou alors dans des plans d'escalier.

C'est surtout le champ vide qui attire l'attention sur ce qui se passe hors champ puisque rien en principe en retient l'œil dans le champ proprement dit. Evidemment une sortie qui laisse un champ vide attire notre esprit vers une tranche déterminée de l'espace hors champ alors qu'un plan qui commence par un champ vide ne nous permet pas toujours de savoir par où va entrer notre personnage ou même s'il va en surir un (voir Ozu).

La deuxième façon dont le réalisateur peut définir l'espace hors champs est par le regard off. Souvent dans Nana, une séquence ou une sous-séquence commence (voir surtout les péripéties de la course hippique) par un gros plan ou un plan rapproché d'un personnage qui s'adresse à un autre hors champ et parfois la situation est telle, le regard si appuyé, si essentiel que ce personnage hors champ (et donc l'espace imaginaire où il se trouve) prend autant sinon même plus d'importance que le personnage dans le cadre et l'espace du champ. Les domestiques de Nana sont constamment en train de passer la tête par une porte pour voir qui se trouve dans l'espace derrière le décor, et encore une fois ces personnages invisibles prennent une importance au moins égale à ce que l'on voit. Enfin le regard vers la caméra (mais non vers l'objectif ; un regard vers l'objectif vise le spectateur et non l'espace derrière la caméra ; c'est pourquoi on ne s'en sert guère que pour les films publicitaires et pour les apartés) sert à définir l'espace derrière la caméra où se trouve l'objet de ce regard.

La troisième façon dont se détermine l'espace hors champ c'est par les personnages dont une partie du corps se trouve hors du cadre. Evidemment, le décor lui-même, qui s'étend forcement tout autour du champ, sert également à définir l'espace hors champ, main d'une manière tout à fait "inopérative". Après tout cet espace est exclusivement mental, et c'est donc le sujet d'attention principal qui joue ici le rôle déterminant. C'est lorsqu'un bras sans corps entre dans le champ pour prendre les mains de Muffat la coquetière avec laquelle il joue de façon distraite, c'est alors seulement que nous pensons à l'espace hors champ : jusqu'alors, ni les jambes du comte, invisibles sur le bord inférieur du cadre, ni les étagères qui s'étendent sans doute au-delà du bord gauche ne nous concernaient de la même façon.


Utilisation structurale de l'espace off par la multiplicité des moyens à l'échelle du film et non comme dans Variétés de Dupont où Jeannings et son ennemi roulent par terre, laissant le champ momentanément vide, puis une main tenant un couteau rentre dans le champ par le bas avant de se replonger hors du cadre pour porter le coup mortel. Enfin, Jeannings se dresse seul dans le champ... et plsusieurs génération d'historiens du cinéma d'applaudir cette "magnifique pudeur". Et dès lors l'utilisation de l'espace off est devenue une sorte de litote, une façon de suggérer les choses dont on jugeait qu'il était trop facile de simplement les montrer. L'aboutissement de ce principe, érigé en véritable système esthétique, fut le premier (et le meilleur) film de Nicholas Ray, Les amants de la nuit. Dans ce film de gangsters, tout ce qui était violence se passait hors champ ou était "élidé", ce qui créait indéniablement un ton de "pudeur intense" très particulier.

Burch repère chez Ozu plus le champ vide se prolonge, plus il crée une tension entre l'espace de l'écran et l'espace hors champ, et plus cet espace hors champ prend le pas sur l'espace du cadre. Bresson dans Un condamné à mort s'est échappé où Fontaine va tuer la sentinelle pas d'utilisation du son alors que dans Pickpocket où le son off fait jouer l'espace off effets variés chez Antonioni.

Le mouvement de caméra révèle toujours de l'espace hors champs mais pas plus que le décor coupé exception le travelling arrière qui, à partir des oreillers du lit dévoile l'énorme boudoir de Nana, faisant jouer l'espace hors champ dans la mesure où la fonction du plan est précisément de nous le montrer, et au plan qui nous montre d'abord les jambes puis par pano bas-haut, le torse de Muffat au moment où il découvre le cadavre de Georges. Souvent le mouvement a pour but de créer un plan fixe, plastiquement parlant, autour d'un ou plusieurs personnages en mouvement. Citons dans l'Othello de Welles, les longs travellings arrière qui précédent Iago et Othello sur les remparts


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Une praxis du cinema
Noël Burch

Collection : Folio Essais (réédité en 1986, indisponible début 2006)