Les témoins

2006

Avec : Michel Blanc (Adrien), Emmanuelle Béart (Sarah), Sami Bouajila (Mehdi), Julie Depardieu (Julie), Johan Libéreau (Manu), Constance Dollé (Sandra), Lorenzo Balducci (Steve). 1h55.

Les beaux jours (été 84). Paris, été 1984. Manu débarque à Paris, où il partage la chambre de sa sœur Julie dans un hôtel modeste. Dans un square où les homosexuels font l'amour ou se donnent rendez-vous, il fait la connaissance d'Adrien qui se contente d'une amitié chaste et joyeuse avec ce jeune homme dont il tombe amoureux. Adrien fait connaître à Manu ses amis Sarah et Mehdi, un couple de jeunes mariés qui vient d'avoir son premier enfant. Sarah trompe son ennuie en écrivant des livres pour enfant et Mehdi fait du zèle en tant qu'inspecteur de police aux mœurs. Il sauve Manu de la noyade et se crée entre eux une passion imprévue. Ils se retrouvent tout l'été dans la roulotte du camping où Manu est employé. Adrien qui en peut oublier Manu se rend au camping ou celui-ci lui avoue son amour pour Mehdi. Etendu sur l'herbe du camping imbibé dé de scotch, Adrien est immédiatement dégrisé par les taches qu'il découvre à même le torse de Manu.

La guerre (automne hiver 84/85). Dans la roulotte du camping la situation de Manu se dégrade rapidement ; son cerveau et notamment ses yeux son atteints. Mehdi est effondré mais craint bientôt davantage que la perte de Manu sa propre infection par le virus. C'est également le cas de Sara qui apprend qui était l'amant de son mari par Adrien qui, écorché par la douleur s'éloigne du couple pour se consacrer à la lutte contre la maladie et à Manu qu'il héberge chez lui. Seule la sœur de celui-ci, Julie, chanteuse à l'avenir prometteur partagent leurs derniers instants. A la fin de l'hiver, Manu meurt

Le retour des beaux jours (printemps 85). Adrien rencontre Steve avec lequel il noue une relation brève sans doute mais aussi amoureuse qu'amicale. Il se réconcilie avec Manu et Sarah. Les prostituées sont chassées du Bon accueil.

André Téchiné, comme le fut autrefois François Truffaut, est le cinéaste du milieu, celui capable de réconcilier grand public et public cinéphile. Le grand public viendra certainement à ce film pour le grand sujet qu'il déroule : la découverte du Sida en 1984. Il est pourtant probable que ce ne soit pas le plus intéressant. L'articulation entre la superbe première partie et la seconde est le seul vrai moment faible du film, un peu convenu et reposant sur l'enjeu dramatique de savoir si, oui ou non, Mehdi et Sarah ont contracté le virus.

Cette partie, centrée sur le couple hétérosexuel et ses petits problèmes relationnels, ne présente guère d'intérêt. Le personnage d'Emmanuel Béart est particulièrement antipathique dans ses relations d'enfant gâtée avec sa mère ou son mari.

Une mise en scène basée sur la mise à distance avec élection d'un plan

Intérêt psychologique du personnage et fonction lyrique (Sarah raconte l'histoire sur sa machine à écrire) sont pourtant déconnectés. Le fait de raconter l'histoire au passé participe de cette mise à distance d'une situation générale pour en extirper un plan, un moment une situation génératrice d'émotion. L'élection est le moteur de la mise en scène de Téchiné.

L'un de ces moments est celui où Adrien regarde Manu sur la péniche qui admire l'île de la cité. Il est séparé de lui par la barrière de sécurité que son âge et son poids ne lui ont pas permis de franchir avec l'agilité de Manu. La caméra saisie donc les deux hommes échelonnés dans la perspective du plan puis, après un gros plan sur le visage d'Adrien, saisit celui de Manu se détachant de l'arche du pont et des arbres rendus flous à l'arrière plan. Le visage de Manu est décontextualisé et prend valeur d'icône. Il y a tragédie entre le quotidien d'une relation qui pourrait être normale et la vision de cet amour impossible.

Le soulignement par la voix off de situations de bonheur : les vols en avion, les étreintes amoureuses participe de cette même mise à distance d'instants élus, comme mis hors du temps.

Le principe d'élection par mise à distance et, cette fois, retour d'un plan s'observe également dans la scène de la dernière virée en voiture. Dans le bleu de la nuit, Manu retrouve l'île de la cité avec ses péniches dont il peut maintenant seulement distinguer les éclairages.

Cette focalisation sur une partie prise pour le tout, d'un élément choisi au sein d'un décor, ou d'un corps se retrouve également lors de la découverte par Adrien des signes du sida de Manu. Etendu sur l'herbe du camping, imbibé de scotch, il est immédiatement dégrisé par taches qu'il découvre à même le torse de Manu.

Comment l'art peut-il rendre compte de la maladie ?

La mise en scène de Téchiné opère donc un décalage, une mise à distance d'un traitement documentaire de la maladie.

Etre avec tout en gardant une liberté dans l'accompagnement des personnages c'est aussi probablement ce que voudrait faire Sarah. Elle jette son roman futile et narcissique à la poubelle mais sa capacité artistique se limitera vraisemblablement à rendre compte assez platement de la tragédie qu'elle a vécue.

A l'inverse, Julie montre l'exigence de l'engagement artistique. Lorsqu'elle doit accompagner le corps de son frère pour l'enterrement, elle dira n'avoir éprouvé aucune émotion, tétanisée par sa peur que le froid lui fasse perdre sa voix. Effacée durant la moitié du film, elle se montre inflexible, refusant l'aide condescendante de Mehdi et parlant du seul sujet encore solide face à la maladie de son frère : sa voix fonctionnant comme un muscle.

Les deux séquences à l'opéra où Adrien se rend deux fois pour voir et entendre chanter Julie sont ainsi probablement une mise en abîme du rapport que Téchiné entretient dans ce film avec la maladie. La sincérité du chant de Julie est une émotion véritable face aux efforts épuisants répétés du combat d'Adrien contre la maladie. La représentation qui suivra des Noces de Figaro avec Barberine errant dans la nuit sous une lune énorme avec pour seul repère sa petite bougie est une métaphore évidente de la fragilité de la vie humaine pour ceux qui dans ces années là sont confrontés au virus.

Jean-Luc Lacuve le 23/03/2007