2011

Mafrouza-Oh la nuit (Mafrouza 1). La première visite à Mafrouza suit un archéologue qui topographie les tombes de la nécropole romaine sur laquelle les habitations se sont construites. Mais une fête de mariage vient nous plonger soudain dans le présent du quartier, sa joie tendue et sa vitalité. La découverte se poursuit par des rencontres avec plusieurs personnes dont on découvre les combats quotidiens. Abu Hosny écope sa maison inondée. La robuste et obstinée Om Bassiouni cuit son pain sous la pluie de l'hiver avec son amie Om Amr, après qu'elles aient construit un four avec de la boue et des gravats dans une zone récemment inondée. Les Chenabou demandent protection à Saint-Georges. Et Adel et Ghada racontent leur couple avec une étonnante liberté de parole sur l'amour, pendant que le personnage le plus insouciant du film, Hassan Stohi, un punk de la rue, déserte joyeusement pour aller se baigner sur sa plage préférée. Cette première plongée dans la vie du quartier est aussi le temps de l'étonnement, qui laisse place à l'émotion des premiers échanges. Demoris est presque elle-même un personnage, à qui les gens du quartier, soupçonneux, demandent si son film ne sera pas juste un nouveau portrait des pauvres du Tiers Monde destinés aux festivals occidentaux. Mais elle est défendue par ses personnages principaux.

Mafrouza - Coeur (Mafrouza 2). Juillet, sous la chaleur. La caméra est de retour, ce qui fait débat à Mafrouza. Hostilité des uns et sympathie des autres, ceux-là avec qui le film poursuivra sa route au fil de l'été dans le quartier. Tout semble avoir été frappé de destruction. Des habitations inondées, un four détruit, un couple au bord du divorce, une joue ouverte par une lame de rasoir. Chacun résiste, se reconstruisant ou reconstruisant le monde autour. Reconstruire le four, réconcilier le couple, recoudre la joue. Les gens de Mafrouza opèrent ces reconstructions sous l'œil de la caméra qu'ils interpellent et questionnent. Leur répondant, la caméra devient personnage du film et trouve ainsi, au gré des échanges et des rencontres, un regard qui se fait amoureux.

 

Que faire ? (Mafrouza 3). C'est la fin de l'été. On en partage la douceur avec quelques personnes de Mafrouza, dans un rapport maintenant confiant, proche et familier. On suit le fil de leur temps qui s'invente au présent, sans programme ni prévision. Actes graves ou passe-temps frivoles, chacun invente chaque jour les chemins d'une étrange joie de vivre, faite d'ardeur, de transe et d'intériorité. Abu Hosny répare sa maison inondée, Hassan erre et chante dans les nuits blanches, Mohamed Khattab fait le sermon, Adel et Samia attendent un enfant. Tous prennent aussi la parole pour dire leurs choix, leurs façons d'être au monde et d'être avec les autres. Et pour dire leur goût de la liberté, celle-là qui s'exprime au fil des errances et des rires, des cigarettes et du thé partagés avec la caméra en ces derniers jours d'août.

 

La main du papillon (Mafrouza 4). Deux événements se préparent en ce début d'hiver à Mafrouza. La naissance du petit garçon d'Adel et Ghada, avec son cortège d'attente, de tensions, de joie et de fête. Et les fiançailles de la jeune lutteuse, Gihad. Au fond des maisons, entre intime et sacré, entre chuchotements, cris et rituels, les destinées des individus se dessinent. Face à l'agitation collective des familles, tour à tour avec et contre elle, chacun trouve en actes comment exister et construire sa place dans le monde qui l'entoure. En actes mais aussi par la parole, qui vient convoquer l'imaginaire pour penser la réalité, la rendre vivable et parler ces zones obscures de la mise au monde où se nouent la vie, la mort et la différenciation sexuelle.

 

Paraboles (Mafrouza 5). Mohamed Khattab tient l'épicerie de Mafrouza. Cheikh, il fait aussi le sermon du vendredi dans la mosquée du quartier. Mais en ces jours de fête où se prépare l'Aïd, des fondamentalistes viennent s'emparer de ladite mosquée. Les gens de Mafrouza racontent cette prise de pouvoir avec lucidité et calme, c'est-à-dire sans diabolisation et avec la force d'une parole qui recourt aux arguments à la fois du cœur et de la raison. Comme le dit l'ami fidèle de Mohamed Khattab : "Les Frères cherchent à attirer les gens ; si tu aimes quelqu'un, tu n'essaies pas de l'attirer, tu lui parles directement." Blessé, Mohamed Khattab garde sa dignité, son ironie et le secret sur ses intentions. Mais il n'a pas dit son dernier mot. La suite des événements lui donnera l'occasion de "parler directement" pour dire ses stratégies, sa rage et sa résistance, mais aussi sa complicité et sa tendresse pour cette caméra avec qui est venu le temps de la séparation puisque le tournage touche à sa fin, au terme de deux années passées à filmer dans le quartier.

 

Plus sans doute encore que La République Marseille (Denis Gheerbrant, 2009) et ses sept chapitres pour six heures de film, les douze heures de Mafrouza se présentent comme un feuilleton ethnologique où l'on à plaisir à voir évoluer des personnages qui, en s'exprimant de plus en plus librement, créent une relation de complicité vis à vis d'un univers que, hors cinéma, nous n'aurions aucune chance d'approcher. Sans doute est-ce ainsi, par ce plaisir d'une rencontre avec des êtres qui semblent devenir nos voisins que se justifie la durée hors norme du film. Il n'y a pas le grand sujet des mutations industrielles de A l'ouest des rails, la fresque historique de Heimat ou Shoah. La destruction du quartier, alors pressentie et qui aura lieu en 2007 n'est en effet pas le sujet du film. Il ne s'agit pas non plus de magnifier la pauvreté par le mythe comme chez Pasolini ou comme dans En avant jeunesse de Costa mais de faire partager un an de vie avec des moments épiques (inondation, Aïd, Mohamed chassé de la mosquée) et des moments de parole réflexive (contradiction entre le don et la liberté, rôle de la télévision).

Mafrouza est un film en cinq parties tourné par Emmanuelle Demoris au fil de deux années, 2001 et 2002, passées à Mafrouza, bidonville d'Alexandrie construit sur le site d'une nécropole gréco-romaine. Partant des premières rencontres avec ses habitants, Mafrouza raconte les destins de quelques personnes qui se répondent en une chronique polyphonique.

Mafrouza prend le temps de rentrer dans ce monde pour en saisir les complexités, mais aussi pour raconter à travers ces histoires la rencontre entre ces personnes de Mafrouza et celle qui vient les filmer.


Demoris est presque elle-même un personnage. Les gens du quartier, soupçonneux, demandent d'abord si son film ne sera pas juste un nouveau portrait des pauvres du Tiers Monde destinés aux festivals occidentaux. Mais elle est défendue par ses personnages principaux : Om Bassiouni, Om Amr puis Hassan qui lui permet d'échapper à la police et enfin Mohamed Khattab, l'épicerie prédicateur. Affecteueusement surnommée par eux Amar, elle monterra son reflet dans la glace au dernier plan comme un au revoir que nous partageons avec nos voisins de Mafrouza

Si la vie est dure à Mafrouza, tous résistent avec grâce et force. Il y a Adel et Ghada, jeune couple dont le logement est aménagé dans une salle funéraire de la nécropole. Doux, rêveur et mélancolique, Adel aime philosopher et écrit des poèmes. Vive et tonique, Ghada rappelle les nécessités de la vie concrète. Leur rapport tumultueux met chaque jour leur amour à l’épreuve. Qu'ils jouent dans les vagues ou polémiquent sur l'enfant à venir, ils éprouvent cet amour qui résiste et triomphe, souvent grâce à l’humour. Ce pari parfois risqué est l'affaire centrale de leur vie, dont on verra un tournant avec la naissance fort attendue de leur second enfant.

Mohamed Khattab Cheikh, il fait le sermon du vendredi à la mosquée. Ouvrier, il travaille le matin à l’usine. Epicier, il est jusqu'à minuit au comptoir de son magasin qu’il tient avec sa femme et ses trois enfants. L’endroit est accueillant ; les gens s’y rencontrent et discutent, ce qui en fait un des rares lieux sociaux du quartier. Mohamed en est le point de rayonnement. Son humour délie les paroles, son intelligence déjoue les tensions, son humanisme se diffuse sur le voisinage. Orateur et grand acteur, il est sujet à des accès mélancoliques ou hypocondriaques dont il est le premier à se moquer.

Hassan Stohi, jeune chanteur, célèbre pour ses talents d'improvisateur. Il anime les mariages qu'il entraîne dans les ruelles au rythme de son énergie dansante. Orphelin de père, il déserte régulièrement du service militaire car il refuse de recevoir des ordres. Il aime blaguer, nager, se balader, déconner, provoquer, parfois jusqu'à des bagarre dont il porte les cicatrices. Fier de sa réputation de voyou, il tient néanmoins à être aimé des gens du quartier, ce qui limite ses provocations. Il deviendra par moments le meneur de jeu du film qu'il guidera par ses chansons. Et les gens du quartier plaisanteront sur son mariage à venir avec cette "Iman/Emmanuelle" qui fait le film.

Abu Ashraf Agé, barbu, il est un peu le vieux sage du quartier. Mais un vieux sage libertaire, et, à ce titre, une sorte de père adoptif pour Hassan Stohi. Sa jambe paralysée lui vaut de se déplacer sur un tricyle, avec lequel il va vendre des cassettes de Coran. L'aînée de ses trois filles, la belle Gihad, âgée de 17 ans, défendra sa vocation et sa carrière de lutteuse remises en cause par un projet de mariage avec un jeune Alexandrin aux convictions quelque peu rigides.

Abu Hosny Vieil homme solitaire, il travaille au port et consacre l'essentiel de son temps à réparer sa maison inondée par la remontée de la nappe phréatique. Il vide l'eau du logement et invente des solutions à chaque fois nouvelles avec l'aide de ses voisins, tour à tour critiques et bienveillants. Couvrir le sol de planches, cimenter les perrons, rehausser le lit, toute l'activité d'Abu Hosny s’est concentrée sur ces efforts sans cesse anéantis par la remontée régulière de l’eau. Ce qui fait de lui un véritable Sisyphe, au regard intense et un peu fou.

Om Bassiouni Paysanne corpulente et souple, elle a construit un four dans une vaste fosse rocheuse au centre du quartier et elle vient y faire cuire son pain et ses aliments. La fosse est son théâtre. Elle y prend à témoin les voisins pour râler, invoquer Dieu ou insulter le monde. Consciente de créer un scandale en se faisant filmer au milieu des poubelles qui jonchent le déco, elle revendique la nécessité de ce scandale et sa liberté d’agir sans se soucier du regard d'autrui.

Les Chenabou Chiffonniers, Adel, Nadia et leurs quatre fils ont leur petite entreprise. Le père gère les affaires tandis que les fils trient les déchets qui seront recyclés. Bien que musulmans, Adel et Nadia adressent des voeux à Saint- Georges, saint copte dont l'aide sera requise pour résoudre la crise conjugale que traversera leur couple.

 

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Genre : Documentaire
1- Mafrouza - Oh la nuit. Avec : Avec Adel Abu Farrag Ragheb el-Bassoussi, Ghada Mahmoud Ali Omran, Hassan Stohi, Mahmoud Ahmed Ahmed, Om Bassiouni, Mohamed Khattab, Mohamed Anouar Amin, Gihad Anouar Amin, Hassan Gaber Ibrahim. 2h18. 2 - Mafrouza- Coeur. 2h34. 3 - Que faire ? 2h32. 4- La main du papillon. 2h22. 5- Paraboles. 2h35. Soit environ 12 heures pour les cinq parties.
Mafrouza
Thèmes : Exclus, Urbanisme