Cris et chuchotements

1972

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(Viskningar och Rop). Avec : Harriett Andersson (Agnès), Liv Ullmann (Maria / Sa propre mère), Ingrid Thulin (Karin), Kari Sylwan (Anna), Erland Josephson (David, le médecin), Henning Moritzen (Joakim, le mari de Maria), Georg Årlin (Fredrik, le mari de Karin), Anders Ek (Isak, le pasteur). 1h31.

À la fin du XIXe siècle, Agnès agonise d'un cancer  de l'utérus dans le manoir familial entouré d'un immense parc au bord d'un lac. Ses deux sœurs, Karin et Maria, sont venues l'assister dans ses derniers jours, mais seule la servante, Anna -qui des années avant a perdu sa petite fille- parvient à l'aider et à l'aimer.

Karin, l'aînée, froide, impatiente et phobique, est mariée à un homme rigide qu'elle n’aime pas. Un soir, à table, elle lui dit ouvertement le haïr. Elle va même jusqu'à se mutiler pour éviter tout rapport sexuel.

Maria aussi est mariée à un homme sans importance qui, dépressif, fait une tentative de suicide au couteau. Elle avoue elle-même être superficielle et insouciante. Des années plus tôt elle entretenait une relation avec le médecin de famille qui vient surveiller la mourante. Les sœurs se succèdent au chevet de la malade qui tient un journal intime. Petite fille, Agnès admirait énormément sa mère pour sa grande beauté et elle essayait de percer sa personnalité en l'observant en secret.

Après le décès d'Agnès, outre les problèmes de la succession, Karin et Maria essaient de se parler, de se connaître, difficilement, les non-dits masquent la haine. Anna, la seule à s'être occupée vraiment de la mourante, est congédiée sans ménagement et risque de se retrouver à la rue. Elle est toutefois autorisée à prendre un objet ayant appartenu à la défunte avant de devoir partir du manoir qui sera vendu. Elle choisit fièrement de ne rien prendre mais arrive à mettre la main sur le journal intime d'Agnès. Elle y découvre celle dont elle s'est occupée avec tant de soin et apprend qu'Agnès a vécu -durant le dernier printemps avant l'irruption de sa maladie mortelle- des moments d'intense bonheur en compagnie de ses deux soeurs, durant leur flânerie dans le merveilleux parc de leur maison d'enfance.

Film d'une grande cruauté sur la domination masculine exercée pourtant par des hommes mesquins, lâches ou fuyants, Cris et chuchotements exalte la grandeur des femmes jusque dans leur extrême souffrance. La perfection formelle du film transforme le pessimisme du propos en une ode à ce qui peut échapper à la corruption du temps : les moments d'apaisements, le souvenir des jours heureux, de l'enfance notamment, la fierté de dire la vérité et la splendeur de la nature

La souffrance des femmes

Lorsqu'il commence Cris et chuchotements, Bergman, cinéaste des femmes, est durement éprouvé par la mort de sa mère, intervenue quatre ans plus tôt et par sa séparation récente d'avec Liv Ullmann. Loin de tout ressentiment ou apitoiement, il tente de refaire une nouvelle fois le point sur son rapport aux femmes, poussant même à l'extrême sa sympathie avec elles. Cris et chuchotements peut en effet apparaître comme une reprise de projet de Persona de fondre dans un film les multiples visions de la femme et ici plus spécifiquement de la femme souffrante.

Les relations humaines instaurent des rapports de domination dont les femmes sont les premières victimes avant de rejoindre le camp des bourreaux. Loin d'être un film stigmatisant les lâchetés, l'égoïsme de trois sœurs devant la mort de l'une d'elle, Cris et chuchotements règle ses comptes avec les rapports de domination maîtrisés par les hommes qui gâchent la vie des humains avant que le temps et la mort n'y mettent un terme. La scène clé a lieu après la mort d'Anna, elle est incluse dans le premier des deux flashes-back qui vont élargir le propos du film vers un message d'espoir : la conscience du temps, l'art et l'introspection sont des moyens d'atteindre à la vraie vie.

Ouvert et terminé par un fondu au rouge, le flash-back de Karin s'ouvre par un cri muet qui succède aux cris terribles d'Agnès. Pour hurler sa douleur, Karin devra d'abord invoquer sa haine pour son mari. La profession de celui-ci, diplomate, suffirait presque, à elle seule, à expliquer la haine de Karin. Il a recouvert la vie de sa femme d'un tissu de mensonges que seuls le morceau de verre, le sang et le cri final viendront déchirer.

Karin se mutile en effet pour ne pas subir de relation sexuelle avec son mari dans quatre plans d'une concision terrible pour prendre sa décision : gros plan sur le bris de verre sur la table de la salle à manger - plan rapproché épaule sur Karin assise dans la salle à manger - insert sur les deux doigts tenant le bris de vert avec recadrage par élargissement du plan sur les mains de Karin enlevant ses bagues - plan d'ensemble de la chambre avec Karin et Anna. La haine de Karin et le désir brutal de son mari, accumulés lors de la scène du repas, sont transportés dans la chambre à coucher par un simple morceau de verre.

Suit alors l'étrange scène de réconciliation entre les deux sœurs, où sur une musique de Bach, dansent deux visages en gros plans.

Perfection formelle

Dans Persona (1966), Élisabeth et Alma représentaient deux facettes de la femme. Six ans plus tard, Agnès, Maria, Karin et Anna incarnent différentes formes de souffrance féminine. La dimension allégorique se lit dans les prologues mystérieux des deux films. Persona débute par des plans dans une morgue, Cris et chuchotements par la vision d'un parc aux statues, hors du temps, brumeux, comme à peine sorti des limbes du temps. Des horloges se mettent en route. La dimension allégorique se lit aussi par le choix d'une couleur dominante. Si le blanc était celle de Persona, c'est ici le rouge qui domine. Rouge, couleur du théâtre en opposition possible avec sa complémentaire, le vert, symbole de vie qui revient avec la fin du film lors d'un flash-back dans le parc au printemps. Le noir et le blanc, qui complètent la palette chromatique du film, accentuent la dimension mortuaire du rouge. Le rouge est aussi parfois associé à la femme, au sang menstruel, le manoir de la mère étant un immense ventre où se débattent ces quatre femmes.

Chacune d'elles prend tour à tour le récit en charge. Agnès, fervente et vibrante, souffre de son cancer mais aussi l'éloignement qu'elle ressent vis à vis des gens qu'elle aime (sa mère, ses sœurs) ; Maria de sa vie superficielle et naïve, Karin de sa peur panique des relations intimes ; Anna de son sentiment maternel frustré. Les deux premiers récits ont lieu avant la mort d'Agnès, les deux autres après. L'enterrement et la lecture du journal d'Agnès servent d'épilogue. Trois de ces quatre prises en charge du récit sont des flashes-back.

Dans le premier récit, Agnès se souvient de sa mère. Agnès est la seule à voir l'extérieur du manoir. Au présent, elle ouvre la fenêtre qui découvre subrepticement le parc en hiver et ses arbres désolés. C'est l'hiver qui suit cet automne du souvenir qui clôturera le film, lui même bien loin de ce parc d'enfance dans laquelle la mère se promenait.

Dans le second récit, Maria se souvient de son amour finissant et donc sordide et triste avec le médecin de famille puis du suicide raté de son mari qui suivit. Apparaissent ainsi les deux premières figures masculines qui concourent au malheur de ces femmes : le docteur à la lucidité méchante et le mari irrésolu. Le pasteur est le troisième homme qui entre en scène à la mort d'Agnès. Probable image du père de Bergman, il est digne et responsable, mais torturé par son absence de foi et finalement aussi peu réconfortant que les deux autres figures masculines.

Ouvert et terminé par un même fondu au rouge, la prise en charge du récit par Anna est plus intriguant car on ne comprend pas immédiatement qu'il s'agit d'un cauchemar (sons et couleurs déformés, scène fantastique de résurrection). Anna, en présentant son sein généreux pour apaiser Agnès, figurait déjà une figure de la sainteté : celle de la Charité. Mais la lucidité aiguë de Karin voit juste et Anna, depuis la mort de sa fille, surinvestit son amour maternel dans la protection de cette famille jusqu'à se prendre pour la vierge dans une figure monstrueuse de la piéta où Agnès serait le Christ ressuscité. La scène du congédiement d'Anna liquide toute forme d'espoir dans le présent et le futur des personnages... La vraie vie est dans le journal d'Agnès et plus généralement avec ceux qui vivent comme elle.

Ce film écrasé par la mort est transcendé par sa perfection formelle. Quatre couleurs : rouge, noir et blanc, vert ; quatre femmes et quatre hommes ; quatre prises en charge du récit quatre saisons aussi : l'été avec ses brumes matinales, l'automne qui précède la mort, la mort en hiver et le souvenir de la jeunesse au printemps.

Jean-Luc Lacuve, le 15 juin 2007.

critique du DVD
Editeur : Opening. 2006. VOST
critique du DVD

Edition double DVD avec La soif (la fontaine d'arhétuse) ou inclus dans le coffret Bergman