Les âmes mortes

2018

(Dead Souls). Avec : Zhou Xiaoli, Pei Zifeng. 8h16 (2h46, 2h44, 2h56).

Quelques phrases introductives sur fond noir. Lors la campagne politique anti-droitiers de 1957, entre 550 000 et 1 300 000 hommes ont été arrêtés et déportées et 10 % sont morts de faim. Parmi les camps de rééducation les plus durs, celui de Jiabiangou et de son annexe de Mingshui dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine. De 1958 à 1961, les prisonniers devaient se former au travail manuel et construire dans le sable du désert de Gobi une ville nouvelle dont l’agriculture collectiviste serait le nouvel horizon. Sur les 3 000 prisonniers du camp, seuls 500 sont revenus. Les autres sont morts de faim.

Première partie

2005 : un homme et une femme de 85 et 86 ans. En janvier 58, il est envoyé dans le camp de Jiabiangou. Il s'était engagé tôt dans l'armée de Mao, mais fut démobilisé car ancien droitier. Il passe au travers des gouttes de 1955 et du programme dit de "rectification" où l'on demande à chacun de s'exprimer. Il dit alors ce qu'il pense : le chef de l'usine de fabrication d'huile est un incapable. Il s'oppose aussi à la recherche systématique de 5% de déviants dans chaque unité car Mao n'avait donné ce chiffre qu'au niveau de la nation toute entière. Son application tatillonne au niveau local est stupide et injuste. C'est pourtant ce qui lui vaut d'être arrêté.

Sa femme prend le relais pour décrire les conditions misérables du camp en 1961. Elle envoyait de la nourriture mais cela ne suffisait pas. Le grand frère s'est sacrifié. Il a arrêté de se nourrir pour lui donner ses maigres portions. Le grand frère a été arrêté parce que devenu cadre après la période de "rectification". Il avait en effet prouvé que l'ancien chef était incompétent et on l'avait nommé à sa place. En 1958 c'est lui qu'on accuse. On le voit mourant sur son lit.

C'est l'enterrement de ce grand frère. Son fils lit un hommage à ses parents et finit en larmes. Le cercueil est monté difficilement en haut d'une colline puis enseveli dans une excavation creusée dans le sol. Le fils veut descendre dans le trou d'où l'on pousse le cercueil dans l’excavation souterraine. Il se recueille enfin calme.

2016  : une vieille femme de 95 ans dit attendre la mort

2016  : un homme de 75 ans, revenu des camps et réhabilité en 1980, a tenté d’ériger une stèle commémorative sur le les camps de Jiabiangou puis sur celui de Mingshui. Les autorités locales sont d’abord conciliantes. Le premier maire pense même que cela va accroître le tourisme. Mais elles sont bien vite rappeler à l’ordre par le parti et le refus est catégorique. Il se souvient que dans le camp en 1961 certains mangeaient des cadavres pour ne pas mourir de faim.

2016 : un vieux médecin à l’hôpital entend une mère et son fils qui se plaint de diarrhée. Il revient chez lui et allume un chauffage d'appoint. C’était un professeur de philosophie chargé d'enseigner le marxisme léninisme. Il est devenu cuisinier dans le camp car il savait qu'ainsi il avait des chances de survivre. Il rappelait à l’ordre ceux des cuisiniers qui mangeaient trop en cachette, leur conseillant de faire seulement comme lui : prendre plus de soupe. Il avait été arrêté par le nouveau chef de la province qu'il avait critiqué et qui a exigé que l'on double les fers qu'il avait aux pieds. Il raconte la légende qui courait dans le camp : un père de famille, craignant que tous meurent, aurait proposé de manger le fils cadet. La plus jeune fille avait offert sa vie à sa place pour nourrir la famille.

2016  : un vieillard élancé de 95 ans, seul dans un appartement où l'on entend des travaux, car ses enfants sont partis au travail. Il a survécu grâce à l'un de ses chefs qui lui a donné un petit pain par jour. Quand celui-ci est parti travailler sur le chantier de l'irrigation, en échange, il lui a donné ses lunettes contre le sable et des bottes fourrées. Cela n'a toutefois pas suffit : son chef est mort peu après. Il a vu cuire les viscères des cadavres. Il avait toujours de farine grillé. Il regrette de n'en avoir pas donné à quelqu’un qui est mort.

Il se souvient de pourquoi il avait été arrêté. Il avait quitté le lycée après avoir été inquiété pour avoir dessiné des larmes au président Mao quand il avait appris que l'un de ses fils était mort. Il travaillait aux champs quand il a été arrêté car il fallait un cinquième droitier dans le comté.

Wang Bing parcourt la surface désertique du camp de Mingshui. Des os humains sont dispersés en divers endroits, notamment près des sépultures de fortunes faites il y a 60 ans. Un paysan lui dit être arrivé en 1987 quand l’État a comblé les traces des camps pour relancer une exploitation agricole.

Deuxième partie

Sur le site du camp de Jiabiangou, un paysan explique qu'il est venu avec une trentaine de familles, incité par le gouvernement à cultiver ces terre désolées. Toutes les autre familles sont parties petit à petit. Alors le, gouvernement en a fait venir soixante autres; trois sont restées. Petit à petit, un village agricole s'est néanmoins installé.

Très vite, de longs entretiens des survivants prennent places. Des bouts à bouts, très divers, très longs et très intenses. Les personnages sont filmés chez eux, dans des salons qui se ressemblent tous un peu, de conditions très modestes. A la fin de chaque témoignage, un carton nous informe que le survivant est décédé en 2006, 2008 ... Pour les deux derniers personnages, les épouses apparaissent à leurs côtés. Notamment pour le dernier, elle est dans le cadre. Témoignage durs et longs de personnes qui n'ont jamais vraiment pu se livrer semble-t-il. Ils parlent d'eux dans le camp, mais également de ceux et celles qu'ils y ont cotoyés et qui sont morts.

La plupart expliquent ce qui les a tenu en vie (être placé aux cuisines par exemple). Dans un des témoignages, un des prisonniers raconte qu'il a été transféré dans un autre camp oü l'on avait besoin d'un réparateur d'appareil photo. Il explique que le camp de Jiabiangou était absolument particulier dans l'horreur, et que rien ni aucun autre camp n'est comparable. Seuls 300 sur 3000 auraient survécus..

On a oublié ces prisonniers morts de faim, ces âmes mortes dans les camps après d’atroces souffrances. Wang Bing aimerait par son film leur redonner une existence, les nommer et raconter leur histoire.

L’implication de Wang Bing pour faire surgir la mémoire de ces camps faisait déjà la force de Fengming, chronique d'une femme chinoise (2007) et du Fossé (2010). Ici, la recherche insistante de ces témoins et la longueur du film évoquent ce monument à l'histoire tragique contemporaine qu’est le Shoah de Lanzmann. Wang Bing s'y montre plus discret : on en le voit que dans le reflet d'une glace dans l'appartement du médecin ou son ombre sur le sol dans ce qui fut le camp de Mingshui. Il est aussi plus complètement du côté des victimes; les responsables politiques n'étant pas interrogés. Wang Bing relance parfois ou rectifie une date (pas 54 mais 57-58). Il laisse les témoins raconter leurs souffrances dans les camps, puis (parfois après), pourquoi ils ont été arrêtés et ce qu'ils sont devenus après.

Wang Bing recueille les témoignages alors qu'il est tout juste temps. Soixante ans après les faits, l’état Chinois fait ce qu'il peut pour effacer toute trace du crime dont il s’est rendu coupable. On ne parvient toujours pas à connaître aujourd’hui le nombre de déportés dans ces camps (entre 550 000 et 1 300 000 prisonniers) ni le nombre de victimes de la faim (peut-être 10 % d’entre eux). Les camps de Jiabiangou et de Mingshui auraient comptés à eux seuls 3 000 prisonniers dont entre 300 et 500 seulement sont revenus .

Lors d'une rencontre organisée avec Wang Bing au Café des Images le 2 novembre 2018 Wang Bing explique que les chiffres viennent d'évaluations différentes ; c'est donc une approximation entre fourchette hausse et basse, les chiffres les plus récents penchant plutôt vers la fourchette haute. Il a aussi indiqué que dans la seconde partie est incrusté la photo qu'un gardien lui a donnée, seul document à sa connaissance qui témoigne du camp. On y voit des prisonniers derrière le gardien, comme en fond.

Jean-Luc Lacuve, le 30 octobre 2018.