Léon Trotski, La vodka, l'église et le cinématographe

L’article « La vodka, l’église et le cinématographe » de Léon Trotski publié par La Pravda le 12 juillet 1923, semble avoir été une des sources d’inspiration de L’Homme à la caméra. L’auteur rappelle le mot d’ordre du mouvement ouvrier : « Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de liberté », et insiste sur la place du cinéma dans la société moderne.

Deux phénomènes importants ont marqué de leur sceau le mode de vie ouvrier : la journée de huit heures et la prohibition de la vodka [...]. Développer, renforcer, organiser, mener à bien une politique anti-alcoolique dans le pays du travail renaissant – voilà notre tâche. Et nos succès économiques et culturels augmenteront parallèlement à la diminution du nombre de « degrés ». Ici, aucune concession n’est possible. En ce qui concerne la journée de huit heures, c’est une conquête directe de la Révolution, et l’une des plus importantes. Ce fait en lui-même entraîne une modification fondamentale de la vie de l’ouvrier en libérant les deux tiers de la journée de travail [...]. « Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de liberté » – proclame la vieille formule du mouvement ouvrier. Dans les conditions actuelles, elle reçoit un contenu tout à fait nouveau : plus les huit heures de travail seront productives, plus les huit heures de sommeil seront réparatrices et hygiéniques, plus les huit heures de liberté seront culturelles et enrichissantes.

[...] Le désir de se distraire, de se divertir, de s’amuser et de rire est un désir légitime de la nature humaine. Nous pouvons et nous devons lui donner des satisfactions toujours plus artistiques, et en même temps nous devons faire du divertissement un instrument d’éducation collective sans contrainte ni dirigisme importuns.


Actuellement, dans ce domaine, le cinématographe représente un instrument qui surpasse de loin tous les autres. Cette étonnante invention a pénétré la vie de l’humanité avec une rapidité encore jamais vue dans le passé. Dans les villes capitalistes, le cinématographe fait maintenant partie intégrante de la vie quotidienne, au même titre que les bains publics, les débits de boisson, l’église et les autres institutions nécessaires, louables ou non [...]. Le cinématographe rivalise avec le bistrot, mais aussi avec l’église. Et cette concurrence peut devenir fatale à l’église si nous complétons la séparation de l’église et de l’État socialiste par une union de l’État socialiste avec le cinématographe.

[...] Le cinématographe n’a pas besoin d’une hiérarchie diversifiée, ni de brocart, etc. ; il lui suffit d’un drap blanc pour faire naître une théâtralité beaucoup plus prenante que celle de l’Église, de la mosquée ou de la synagogue la plus riche, la plus rompue aux expériences théâtrales séculaires. À l’église on ne montre qu’un « acte », toujours le même d’ailleurs, tandis que le cinématographe montrera que dans le voisinage ou de l’autre côté de la rue, le même jour et à la même heure, se déroulent à la fois la Pâque païenne, juive et chrétienne. Le cinématographe divertit, éduque, frappe l’imagination par l’image, et ôte l’envie d’entrer à l’église. Le cinématographe est un rival dangereux non seulement du bistrot, mais aussi de l’église. Tel est l’instrument que nous devons maîtriser coûte que coûte !

Pravda, 12 juillet 1923, repris dans Les Questions du mode de vie, collection « 10/18 », 1976.