Une jeunesse allemande

2015

Avec : Ulrike Meinhof, Holger Meins, Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Horst Mahler, Helmut Schmidt, Franz Josef Strauss. 1h33.

Dans les années 60, la société allemande n'est pas stable. Le travail de mémoire n'est pas fait et la jeunesse allemande demande des comptes à ses ainés. Parler du nazisme dans la rue déchaine les passions violentes d'adultes qui ne supportent pas cette insolence des jeunes. Les étudiants traitent leurs professeurs d'idiots.

Ulrike Meinhof, éditorialiste de la revue Konkret, intervient à la télévision pour dénoncer l'imposture de l'autorité de la justice qui condamne l'ouvrier licencié qui exigeait les règles de sécurité prévues par la loi plutôt que le patron auquel on donne raison car la confiance qu'il avait en l'ouvrier à été rompue. Devant des hommes cravatés, muets devant son éloquence tranquille, elle dénonce toutes les formes d'autorité, disqualifiées pour n'avoir pas été dénazifiées. Ulrike Meinhof réalise aussi des reportages dénonçant les cadences infernales et le manquement aux règles de sécurité sur des chantiers du bâtiment.

Horst Mahler fonde le mouvement des jeunes avocats socialistes qui obtient aussi une certaine audience à la télévision.

Holger Meins est admis dans la première promotion de DFFB, l’école de cinéma et de télévision de Berlin. Il réalise un documentaire réaliste, Oskar Langenfeld, sur un vieux déclassé berlinois. Les étudiants y dénoncent le ronronnement de la profession et font des essais de couleur : un drapeau rouge porté en relais dans les rues pluvieuses de Berlin. Au festival du film expérimental de Knokke-le-Zoute de 1967, les cinéastes reprochent aux autorités du casino de ne pouvoir faire de la politique que dans leur film et non dans cette salle.

La visite du Shah d'Iran en mai 1967 déclenche une vague de manifestations contre cet état totalitaire. La réaction de la police, face à l'agression des étudiants par la milice iranienne, montre qu'elle est du côté du pouvoir et de la répression et non pour protéger les manifestants. Le 2 juin 1967, un étudiant, Benno Ohnesorg, est tué dans une arrière-cour d’une balle tirée par un policier. Le 11 avril 1968, la tentative d'assassinat contre le jeune sociologue Rudi Dutschke échoue de peu. Les films de propagande appellent à l'action directe : la bourgeoise s'essuie les fesses avec l'image du Che Guevara; on y voit les jeunes prendre les armes.

Ulrike Meinhof a écrit Bambule (Mutinerie), film réalisé par Eberhard Itzenplitz, sur des jeunes filles internées en centre fermé, qui est censuré. Klaus Rainer Roehl, son mari, directeur de la revue Konkret, publie dorénavant des articles légers prônant les bienfaits de la société de consommation ; elle démissionne et divorce. A la télévision, elle répond par un "non" désabusé à la question sur l'efficacité actuelle de la contestation gauchiste.

Andreas Baader avait été transféré à l’Institut allemand pour les affaires sociales à Berlin. Ulrike Meinhof prétendait vouloir écrire avec lui un ouvrage sur les anciens pensionnaires des maisons de redressement. Il s’agissait d’un prétexte pour le libérer, le 14 mai 1970, par la voie des armes. En juin, Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof, Horst Mahler ainsi qu’une douzaine d’autres personnes quittent précipitamment l'Allemagne pour rejoindre un camp du Fatah en Jordanie. A leur retour en août, le groupe attire l’attention par des attaques de banques, des vols de véhicules et de documents, pour subvenir aux besoins de la vie clandestine.

En 1970 la scène finale de Zabriskie point, est sur les écrans : pulvérisation dans de multiples explosions des objets qui symbolisent la société de consommation, des télévisions et frigos aux livres en passant par les vêtements et accessoires mobiliers qui voltigent dans l'air. Pendant ce temps, les télévisions française et allemande organisent des débats stériles sur la perte de la notion d'autorité.

En avril 1971, la RAF s’exprime publiquement en distribuant un prospectus intitulé Le concept de guérilla urbaine. En juillet, la police croit avoir abattu Ulrike Meinhof. C'est Petra Schelm qui est tombée sous les balles. Pour Ulrike Meinhof, les policiers ne sont plus des êtres humains mais des "porcs en uniforme" que l'on peut tuer.

En mai 1972, la RAF dirige ses attentats à la bombe contre des bâtiments militaires américains et des institutions publiques : triple attentat à la bombe au QG militaire américain à Francfort (1 mort, 14 blessés). Dans un communiqué la RAF demande la fin de la guerre du Viêtnam. Suivent trois attentats contre la police à Augsbourg (6 blessés) et Munich (10 blessés); double attentat contre Springer à Hambourg (34 blessés, principalement des ouvriers typographes); double attentat au QG militaire américain à Heidelberg (3 morts, 6 blessés) avec la destruction de l'ordinateur américain chargé de programmer les bombardements du Viêt Nam. En juin 1972, les principaux membres sont arrêtés par la police: Andreas Baader, Holger Meins et Jan-Carl Raspe sont arrêtés à Francfort; Gudrun Ensslin est arrêtée à Hambourg; Brigitte Mohnhaupt et Bernhard Braun sont arrêtés à Berlin; Ulrike Meinhof est arrêtée à Hanovre. Une cicatrice de césarienne prouve que c'est bien elle.

Lors de son procès, Ulrike Meinhof décrit ses conditions de détention comme une "torture par l'isolation" et exige leur assouplissement. On la fait taire. Pour appuyer ses exigences, Holger Meins fait une grève de la faim dont il meurt le 9 novembre 1974. Le 9 mai 1976, on retrouve Ulrike Meinhof pendue dans sa cellule. L'enquête officielle conclut au suicide. Pour obtenir la libération de ses membres détenus à la prison de Stuttgart-Stammheim, la RAF enlève le président du patronat allemand Hans Martin Schleyer le 5 septembre 1977. Le 13 octobre, un avion de la Lufthansa, est détourné sur Mogadiscio en Somalie par un commando palestinien prenant en otages 81 passagers et cinq membres d'équipage. La prise d'otages prend fin le 18 octobre avec l'intervention des forces spéciales allemandes durant laquelle trois des quatre membres du commando palestinien sont tués. Le même jour, les autorités allemandes annoncent la mort d'Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe, officiellement morts par suicide.

Fassbinder se filme lui-même paniqué, profondément perturbé et malade suite à ces évènement. C'est sa contribution au film collectif L'Allemagne en automne. Il téléphone à son compagnon, et se dispute avec lui sur l'attitude à adopter dans ces circonstances. Et il filme aussi une conversation avec sa mère, femme démocrate qui a vécu sous le IIIe Reich. Celle-ci, totalement outrée par la prise d'otages, préconise l'assassinat des terroristes. Fassbinder, choqué par cette opinion gouvernée par la haine et la peur, demande à sa mère ce qu'il faudrait pour l'Allemagne. Telle une petite fille naïve, cette femme pourtant intelligente exprime à cet instant tout l'inconscient d'un pays : "ce qui serait le mieux, en ce moment, ce serait un maître autoritaire qui serait très bon, gentil et juste".

Si un cinéaste Allemand a ainsi pu filmer l'inconscient irréconcilié de deux générations d'un pays, une telle conclusion ne s'impose pas aujourd'hui. En Allemagne, des films militants ont continué à se faire, des jeunes femmes et des jeunes hommes ont distribué des tracts aux sorties d'usine, ont été heureux de participer à des œuvres politiques collectives qu'ils sont fiers de signer.

Le sous-titre du film, "Allemagne 1965-1977, de la bataille des images à la lutte armée", résume en partie le programme documentaire. En n'utilisant que des archives, principalement allemandes et françaises d'époque, par ordre chronologique mais sans commentaire, le film n'assène ni jugement ni morale. Il laisse au spectateur le travail à faire pour expliquer le basculement de jeunes gens dans une lutte armée tragique. L'hétérogénéité des archives, cinéma et télévision, offre un moyen supplémentaire pour penser aujourd'hui notre rapport à l'engagement.

Une jeunesse allemande entre 1965 et 1977

En montrant les réalisations de Holger Meins, les interventions émouvantes et brillantes à la télévision de Ulrike Meinhof, et celles assurées de l'avocat Horst Mahler, le film nous range à leur coté pour dénoncer la dénazification insuffisante de l'Allemagne à l'époque (tout changera à partir des conséquences du changement des programmes scolaires en 1965) et l'imposture de l'autorité qui appelle à une révolution.

La censure à l'encontre du film écrit par Ulrike Meinhof, sa démission de la revue Konkret et son divorce avec celui qui en est rédacteur en chef et, surtout, son ton désabusé à la télévision prenant acte de l'impuissance des images à changer la société expliquent en partie son basculement vers la lutte armée. Le contexte politique de l'époque (visite du shah avec une police répressive, meurtre de Benno Ohnesorg, tentative d'assassinat contre le sociologue Rudi Dutschke), l'absence d'alternative à une expression populaire de la révolte alors que monte en puissance une télévision organisant des débats futiles sont toutefois insuffisants pour expliquer comment Ulrike Meinhof bascule elle-même dans la caricature en traitant les policiers de porcs en uniforme, s'autorisant par là-même à les tuer.

Jean-Gabriel Périot ne cherche pas à expliquer ni, a fortiori, à justifier le basculement (les archives indiquent d'ailleurs le nombre de morts des attentats) mais il redonne la possibilité de voir la force et l'intelligence d'une jeunesse allemande qui, pour ne pas plier sous le poids de la propagande bourgeoise (télévision, journaux élitistes ou populaires) et ayant épuisé tous les autres moyens en est venue à la lutte armée. La vulgarité de la télévision et le discours fermé des politiques ont prolongé l'anathème sur le recours à la force armée, devenue inacceptable en Europe. Rien à voir cependant avec l'émotion qui saisit à voir comment s'est fourvoyée une jeunesse aux hautes ambitions.

Quelle forme alternative d'engagement ?

En encadrant son film par une intervention off de Godard et un extrait de L'Allemagne en automne (Fassbinder, 1978) tout en intercalant un extrait de Zabriskie point (Antonioni, 1970), Jean-Gabriel Périot interroge aussi discrètement sur une forme d'engagement joyeux et non violent qui pourrait servir de contrepoint à l'échec d'une révolution armée.

Le film débute par une courte intervention en voix off de Jean-Luc Godard. Il y prolonge un peu facilement la doxa lanzmannienne qui dit impossible de produire une image des camps de concentration après Auschwitz. Dans un raccourci souvent aussi drôle qu'insuffisant dont il a le secret, Godard déclare qu'il est impossible de faire un film en Allemagne dans les années1970, sous-entendant que la société n'est pas dénazifiée. L'implication personnelle totale de Fassbinder réagissant dans la nuit à l'assassinat de la bande à Baader montre le contraire. Bouleversante d'impudeur physique et de mesure intellectuelle dans la réponse démocratique à apporter au terrorisme (faire respecter la loi et non le sentiment de lynchage populaire), le film de Fassbinder révèle aussi que l'ancienne génération est de nouveau prête à basculer dans le fascisme si la violence n'est pas maitrisée. Les déclarations à la télévision des politiques ont fait plus vulgairement ce même constat d'une chape de plomb qui pèse sur la jeunesse quand les politiques ne peuvent accepter le débat. Entre-temps, un extrait de Zabriskie point est venu aussi apporter ce même sentiment de la joie à détruire la société de consommation qui passe par l'esprit et non par l'appel à la violence. Daria, prenant conscience de son aliénation, ne fait qu'imaginer l'explosion de la luxueuse demeure de Lee Allen avec pulvérisation des télévisions, frigos, livres et vêtements.

L'Allemagne en automne (1978) et Zabriskie point (1970) : transformer par la pensée.

Les toutes dernières images et sons du film de Périot apportent alors peut-être une réponse aux actions à mener. Transformer une société corrompue passait aussi à l'époque par ces films militants où jeunes hommes et jeunes femmes allaient distribuer des tracts et en faisaient un film auquel ils étaient fiers de participer. Transformer l'ancien monde par la beauté de la création artistique, militante et collective au présent, tel est peut-être, le sens du court extrait final du film militant et de son générique sur fond noir.

Jean-Luc Lacuve le 19/10/2015