A l'approche de l'automne

1960

(Aki tachinu). Avec : Kenzaburō Osawa (Hideo Fukatani), Futaba Ichiki (Junko Mishima), Nobuko Otowa (Shigeko Fukatani), Yôsuke Natsuki (Shotaro Yamada), Kamatari Fujiwara (Tsunekichi Yamada), Natsuko Kahara (Sakae Yamada), Daisuke Katô (Tomioka), Murasaki Fujima (Naoyo, la mère de Junko), Hisako Hara (Harue, la cousine de Hideo). 1h19.

Shigeko Fukatani, après le décès de son mari, à quitté la région de Nagano pour venir à Tokyo avec son jeune fils de 12 ans, Hideo. Celui-ci ne sait pas que son oncle, Tsunekichi Yamada, et sa femme, Sakae, ont accepté de les héberger que parce que Shigeko, élevée à Tokyo, en a gardé la culture et l'accent et peut ainsi être embauchée comme hôtesse dans une auberge du quartier.

Hideo se retrouve ainsi rapidement seul, dans la chaleur de l'été, alors que la rentrée scolaire est encore loin. Son accent provincial est immédiatement moqué par les enfants du bain public qui l'agressent et avec qui il se bat. Ensuite, il est convié à jouer au base-ball par un groupe d'enfants auquel il manque un joueur. Resté prisonnier des grillages du terrain de jeu, il laisse la batte de base-ball qu’on lui a prêté et est pris à parti par les gamins qui l'ont retrouvé. Mais Hideo ne se laisse pas impressionné et les fait décamper sous le regard admiratif de Junko, qui ramasse les légumes qu'il devait livrer à l'auberge de sa maman. Son cousin, Shotaro, la vingtaine, l'a en effet pris sous sa protection, et permis ainsi d'aller voir sa mère dans cette auberge qu'il ne devait pas connaitre.

Hideo a la surprise de voir Junko, qu'il avait remarqué dès son arrivée, le suivre dans l'auberge où travaille Shigeko. Junko est en effet la fille de Naoyo, la propriétaire de l'auberge. Junko lui sauve la mise en expliquant pourquoi les tomates sont abîmées et, profitant que Hideo soit un plus âgé, lui demande de l'aider à ses devoirs. Shigeko vient porter le goûter aux enfants dont l'entente est immédiate; Junko promet à Hideo de lui faire voir la mer qu'il n'a vue qu'à la télévision.

Shigeko se révéle une hôtesse de qualité. Elle séduit Tomioka, un riche marchand de perles. Elle lui demande bientôt, si ce n'est de l'épouser, du moins de l'aider quand elle quittera l'auberge. Tomioka lui demande de prendre un jour de congé à passer avec lui. Shigeko accepte bien qu'elle sache ainsi délaisser son fils.

Junko et Hideo se promènent dans Tokyo et visitent un grand magasin où Junko a l’intention d'acheter un insecte comme sa maîtresse l'a demandé pour la rentrée. Hideo lui promet de lui prêter son scarabée, Riki, auquel il tient beaucoup l'ayant emporté de Nagano. Dans le magasin, Hideo croise Haru, sa cousine, qui tient un rayon et l'informe que sa mère vient juste de partir. Hideo plante là Junko et se précipite à la poursuite de Shigeko. Elle est avec Tomioka et gênée lui donne une pièce pour une glace et repart avec son amant. Junko l'a suivi et l'emmène en haut du magasin pour voir la mer à l'horizon. Hideo est déçu de ne  la voir ni bleue ni agitée de vagues.

De retour chez son oncle, Hideo est bouleversé de voir que Riki s'est échappé. Il demande à son cousin de l'aider à trouver un scarabée pour Junko. Shigeko emmène ainsi Hideo en moto prés de la rivière Tama en espérant y trouver l'insecte. Pendant qu'il se baigne, Hideo fait néanmoins choux blanc, dans un verger de poires et sur le foulard d'une jeun femme ou le scarabée n'était qu'une broche.

En rentrant, Hideo apprend que sa mère s'est enfuie avec Tomioka et qu'elle enverra bientôt l'argent pour que son frère prenne soin de lui. De son côté, Junko se réjouit de voir son père qui est venu dans la capitale avec ses deux enfants nés d'une autre femme. Junko ne comprend sans doute pas que sa mère n'est que la maîtresse de son père, un homme d'affaires sans état d'âme. Junko souffre surtout  de l’inimitié de son demi -frère et de sa demi-sœur. Jenko supplie de nouveau sa mère d'héberger Hideo chez eux. Junko est meurtrie que sa mère refuse.

Hideo et Junko décident donc de s'enfuir voir la mer. Un chauffeur habituel de Naoyo les conduit près du port. Hideo ne retrouve toujours pas la mer qu’il attendait parmi les bateaux amarrés et les fumées d'usine. Il décide donc d’aller plus loin. Là, les enfants trouvent enfin de quoi mettre les pieds dans l’eau. Au moment de partir, Hideo voudrait attraper une sauterelle pour Junko mais il se foule la cheville alors que la nuit tombe. Les familles des deux enfants s’inquiètent mais la police les ramène bientôt chez eux. Naoyo interdit à Junko de revoir Hideo

Hideo a toujours la volonté de trouver un scarabée pour Junko avant la rentrée. Shigeko s'apprêtait à l'amener mais un ami et deux jolies filles le détournent de ce projet. Heureusement Hideo trouve dans la caisse de pommes envoyés par sa grand-mère le fameux scarabée. Il court le porter à Junko mais trouve un camion de déménagement devant la maison vide. La cuisinière de l'auberge lui explique que Naoyo à déménagé, le père de Junko ayant vendu l'auberge pour un meilleur investissement spéculatif. Son scarabée à la main, Hideo est vraiment seul.

Sur les 58 films parlants de Mikio Naruse, 56 ont une femme comme personnage principal et 2 ont des enfants : Le sifflement de Kotan (1959) et celui-ci. La mise en scène des conditions de vie impitoyables supportées par les plus fragiles dans un Japon en voie de modernisation n'en constitue pas moins le sujet. Les mères sans mari, celles de Junko et de Hideo, luttent pour leur indépendance et emportent avec elles les illusions de leur enfant.

Deux femmes dans la tourmente

Shigeko et Naoyo ne sont pas les personnages principaux, c'est pourtant leur destin qui emporte celui de leur enfant. Chacune d'elle, sujet constant de Mikio Naruse, lutte pour son indépendance.

Shigeko avait suivi son mari dans la province de Nagano et revient à Tokyo après le décès de celui-ci de la tuberculose chez son frère. Celui-ci n'a accepté de les héberger que parce qu’il sait qu’avec son éducation distinguée, sa sœur trouvera un travail d'hôtesse dans une auberge du quartier. Sa femme s'en est assurée. Sakae est en effet une femme de tête et guère généreuse. Alors que son mari propose naturellement une glace à son neveu lors de son arrivée, Sakae ne leur sert que les restes de la pastèque de la veille. Shigeko n'est acceptée dans l'auberge que lorsqu'elle donne la preuve qu'elle n’est pas contagieuse. Autres petits signes distillés par Naruse sur la dureté de la vie sociale, les ragots en cuisine sur les rapports entre Shigeko et Tomioka.

Le plus surprenant dans l'attitude de Shigeko est pourtant son brutal abandon de son fils que rien ne venait signaler. Après la bagarre avec les garçons dans le bain public, elle soigne tendrement Hideo et tout montre son affection profonde pour son fils. Son brusque départ, cruel pour son fils, n'en est que plus révélateur de l'impossibilité pour Shigeko de continuer longtemps à travailler comme hôtesse dans l'auberge. Comme il est signalé dans le dialogue, "les femmes mûres sont les plus dangereuses" dans ce sens où il leur faut absolument trouver un mari pour assurer leur position sociale. Mais chez Naruse, les femmes cherchent au moins autant à conquérir par elle-même leur indépendance. C’est pourquoi, Shigeko ne demande pas à Tomioka de l'épouser, mais au moins de l'aider quand elle quittera l'auberge. Le film étant destiné aussi à un public d'enfants, tout doit se comprendre sans exposer la crudité des situations comme c'est habituellement le cas chez Naruse. C'est cette simple phrase de dialogue qui fait comprendre que Tomioka et Shigeko sont devenus amants après l'exposition par le premier de sa richesse en déballant ses perles de valeur. Rien ne dit que Shigeko réussira dans son entreprise, mariage ou investissement possible de Tomioka dans une auberge qu'elle dirigera. Mais c’est pour Shigeko une chance unique à ne pas laisser passer même si elle doit laisser quelque temps son enfant.

Naoyo a vraisemblablement suivi ce parcours pour être à la tête de son auberge. Entretenir une ancienne maîtresse avec qui on a eu un enfant est une pratique acceptée dans le Japon des années 60. C'est pourquoi le père de Junko peut venir avec les deux enfants de sa femme pour discuter avec elle. Mais ce n'est qu'un spéculateur sans état d'âme et son rare voyage ne s'explique que par le désir de montrer la capitale à ses enfants légitimes et l'annonce à Naoyo qu'il va vendre l'auberge qu'il lui a laissée en gérance pour placer son capital dans un investissement plus rentable. Naoyo n'aura d’autre choix que de déménager, sans doute dans un petit appartement de son mari et de se battre à nouveau pour conquérir son indépendance financière.

Le fragile cocon de l'enfance

Le vert paradis des amours enfantines va donc être balayé par le souffle brutal et puissant de l'économie japonaise. Hideo a encore l'espoir de voir la mer dont il a rêvé, bleue et agitée de vagues. Il n'en a d’abord qu'un aperçu sans charme du haut du grand magasin mais l'échappée vers la mer la plus proche, demandée au chauffeur, sera encore plus cruelle. Ce désir de voir la mer pourrait le rapprocher du jeune Antoine Doinel courant sur la plage à la fin des 400 coups. Mais rien n'est plus sale que la rive portuaire industrielle où ils arrivent. C'est un long chemin sur des terrains vagues où bientôt s'élèveront des constructions qui les mène dans un endroit où la mer est moins jaune et où ils se trempent les pieds. La mer est moins un espace de liberté ouvrant vers d'autres horizons que la frontière infranchissable de la prison qui enferme les deux enfants.

Le cocon, c'est celui de la chambre que Hideo partage avec son cousin. Shotaro, comme sa sœur, Harue, sont émancipés de leurs parents. L’un et l'autre travaillent et Shotaro ne souhaite que la mort prochaine de ses parents pour vendre leur commerce démodé de primeurs de centre-ville pour ouvrir un grand commerce en banlieue. Shotaro, pleinement dans son époque, chante à la guitare une fois en anglais et une fois en japonais. Naruse, comme Ozu dans Le goût du saké, indique par là l'américanisation à l’œuvre. La passion du baseball chez les enfants en témoigne aussi.

Shotaro prend au sérieux la recherche du scarabée de Hideo; la petite boite dans laquelle s'échappe Riki est aussi une métaphore de la chambre de Hideo tout comme la petite cage qu’il promène dérisoirement dans sa quête d’un scarabée à Tokyo. Celui-ci ne lui viendra que de Nagano, comme un dernier legs de sa grand-mère, pour affronter l’automne et la rentrée scolaire qui approche.

A l'approche de l'automne (1960) est ainsi un parcours initiatique particulièrement cruel, à l'opposé de Bonjour (Yasujiro Ozu, 1959), réalisé un an plus tôt, et plus proche de Kes (Ken Loach, 1969) ou du Messager (Joseph Losey, 1971) où l'apprentissage vers l'adolescence reste à faire.

Jean-Luc Lacuve, le 4 décembre 2021.