Un mariage à Boston

1947

(The late George Apley). Avec : Ronald Colman (George Apley), Peggy Cummins (Eleanor Apley), Vanessa Brown (Agnes), Edna Best (Mrs. Catherine Apley). 1h38.

Beacon Street, Boston en 1912. En rentrant chez lui, George Apley confie son effarement à Wilson son majordome ; il vient de voir un homme en bras de chemise dans Malborough Street. Alors que sa femme Catherine regrette que leur vie soit réglée de façon immuable, l'hiver à Boston, l'été dans le Connecticut, George lit à son intention quelques pages de son agenda, tout encombré de rendez-vous, dîners et  réunions. Catherine informe George de ce qu'Eleanor, leur fille, n'assistera pas au dîner. Elle viendra seulement après présenter son ami, Howard Boudler. Apprenant que celui-ci est originaire de New York, George semble épouvanté, puis concède avoir l'esprit large…. 

Le désir de Mankiewicz était de se reprocher le plus possible du théâtre, en conservant aux scènes une unité que ne venait rompre que très peu de plans de coupe. Il permettait ainsi aux comédiens de trouver leur rythme et accordait au texte une importance que le cinéma hollywoodien, notamment, lui refusait le plus souvent. Ce rapprochement avec le théâtre nécessitait une réelle virtuosité à partir du moment où Mankiewicz, utilisant une courte focale devait s'assurer du bon déplacement de la caméra pour suivre les dialogues de chacun des personnages. L'humour cinglant du film est probablement ce qui est le mieux préservé par cette méthode ("les pionniers ont du affronter les Indiens, nous, nous devons affronter Emily ". Celle-ci s'interrogeant sur ce que sa nièce a bien pu voulu dire par " Votre cas intéresserait le docteur Freud ? " lorsqu'elle ramène la pendule de sa mère comme un trophée, les couplets sur Freud, la lettre de Georges à son cousin, sa maladresse avec le téléphone…). Il n'en reste pas moins que l'exposition peut paraître un peu longuette.

Néanmoins, le désir de rapprochement avec le théâtre n'est jamais pour Mankiewicz une fin en soi mais plutôt le cadre à poser pour, comme le dit Deleuze, faire revenir des nappes de passé dans des pointes de présent. C'est lorsque de vastes pans du passé se précipitent (au sens chimique) dans une scène au présent que se mesure la qualité de la mise en scène.

Boston symbolise le règne de l'immuable, de ce qui en change pas (pas d'enseigne électrique, pas de bataille de boules de neige avec un étranger). Dans le monde de Georges, l'extraordinaire consiste à voir un oiseau rare, le "pic maculé", dès novembre. Pourtant la vie s'insinue parfois et dérange (le cadre de travers, les insectes...). Et Mankiewicz d'interroger la négation de la vie qui est le prix à payer pour cet immobilisme.

Catherine, la femme de Georges, le racontera à Agnès lorsque celle-ci se verra repoussée par John. Sous la pression de son père, Georges aussi avait dû renoncer à son amour de jeunesse et épouser Catherine. Décelant chez son fils John le même fond de routine, elle peut rassurer Agnès : John lui reviendra probablement. C'est à la même conversion que nous prépare le dialogue entre le frère et la sœur. Lorsque tout semble s'arranger, Eleanor voit bien que son frère, John, ne pourra quitter Boston.

Par trois fois, la vie entre violemment dans ce petit monde bostonien ; lorsque Howard Boudler annonce à Georges que Emerson fut en son temps un radical alors que ceux qui le citent aujourd'hui ne sont que de prétentieux réactionnaires ; lorsque le père de Myrtle Dole, la fiancée de John, vient annoncer à Georges que son revirement ne peut fonctionner aussi simplement et que Myrtle ne sera pas heureuse avec son fils. La dernière attaque violente a lieu dans la rue à New York lorsque Howard déverse sa haine sur George qui a éloigné Eleanor.

Si Georges est capable de changer lorsqu'il est violemment pris à partie, il est aussi capable de réfléchir et se laisser doucement convaincre, par son beau-frère d'abord puis par Agnès qui lui dit d'être lui-même et de ne pas chercher, comme parfois il le fait, à être un autre.

Ces rappels du passé dans le temps présent, ce travail de la mémoire pour se rappeler des bifurcations de la vie dans le passé replacent ce film dans la thématique habituelle de Mankiewicz.

On aura ainsi du mal à suivre Pascal Merigeau lorsqu'il déclare que le film vaut par la sophistication de certains mouvements d'appareils, comme celui qui permet de découvrir la lettre parfumée sur le sol, après le départ de John et le panoramique à 360°, qui découvre la famille réunie pour le Thanksgiving qui permet de traduire le sentiment d'immobilité, d'immuabilité qu'inspire ce cercle fermé sur lui-même. Ces arguments ne sont guère recevables, d'une part parce que le panoramique n'existe pas (Merigeau n'a probablement pas revu le film depuis son passage télévisé au cinéma de minuit et cite une source de seconde main non vérifiée) d'autre part parce que, comme il le note lui-même, la virtuosité est étrangère à la mise en scène de Mankiewicz.

Mais surtout ces mouvements d'appareils ne sont, ou n'auraient pu être, émouvants. L'est beaucoup plus le simple baiser sur la joue d'Agnès à George. Par ce baiser affectueux, le présent d'Agnès retrouve le passé de George et lui redonne un sens positif. Ce sens ne vaut que pour lui-mêmes; il ne saurait avoir de valeur universelle. Ce que George acceptera en laissant partir Eleonaor avec Howard.

Cette renaissance de George à lui-même explique probablement le titre original. "The late Goerge Appley" est le conformiste puis le trop libéral George qui doit chaque fois mourir à lui-même pour découvrir son vrai personnage.

Jean-Luc Lacuve, le 20/09/2004 (après la reprise nationale en salle)

Sources :