Shara

2003

(Sharasojyu). Avec : Kohei Fukungaga (Shun), Yuka Hyyoudo (Yu), Naomi Kawase (Reiko), Katsuhisa Namase (Taku), Kanako Higuchi (Shouko). 1h39.

Nara, ancienne capitale impériale du Japon (VIIIè siècle). Jour de la fête du dieu Jizo (le dieu des enfants et des femmes enceintes). Kei et son jumeau Shun jouent à se courir après dans les artères étroites. Soudain, au détour d'une ruelle, Kei se volatilise, victime de ce les Japonais appellent un kamikakushi (une disparition, souvent d'enfant, qui revêt un caractère divin*).

Cinq ans plus tard. Aux alentours de la Basara Matsuri (l'une des fêtes populaires les plus importantes de la région de Nara). Aso Taku, le père de Shun met la dernière main avec d'autres commerçants et artisans de Nara aux préparatifs de la quatrième édition de Basara Matsuri, dont le point d'orgue est un grand concours de groupes de danseurs, qui défilent dans les rues devant des spectateurs. Sa femme, Reiko est sur le point d'accoucher.

Shun, entre deux escapades avec son amie Yu, tente de terminer le tableau qu'il présentera à son concours de fin d'année, une toile qui représente son frère au milieu d'une végétation inquiétante. Yu, elle, apprend que sa mère Shoko ne l'est pas quand cette dernière se décide à lui parler de son passé.

La famille Aso reçoit un jour par téléphone la confirmation du décès de Kei, mettant enfin, à quelques jours de l'arrivée de son nouveau membre, un terme à cinq années d'espoirs aussi minces qu'irraisonnés. Basara est un succès, malgré des conditions météorologiques déplorables. Reiko accouche, entourée de sa famille et d'amis, venus l'assister.

Dès la première seconde Shara décontenance. Dans le plan-séquence d'ouverture la caméra de Kawase semble suivre un itinéraire incertain, sans cesse en mouvement, son équilibre paraît précaire. Elle glisse lentement sur des étagères de plaques d'imprimerie à l'encre de Chine, se lève vers le plafond de l'atelier, vers une lumière diffuse et néanmoins très présente. Puis elle fait volte-face et sinue dans des allées étroites pour finalement arriver sur Kei et Shun, accroupi dans la petite cour de l'imprimerie et occupés à fixer une plaie au genou de Kei, une plaie dont le sang ressemble à de l'encre de Chine. Kei se lève comme piqué, et se met à courir. Shun le suit et au terme d'une course de quelques minutes, dans une petite rue c'est la disparition. Sa caméra aux mouvements mystérieux et hypnotiques, plus que l'œil de la cinéaste symbolise un "autre", non humain car avec une amplitude de mouvements inaccessible à l'homme, peut-être un esprit ou un dieu, collant aux personnages de ce drame. Elle nous fait ressentir l'imminence de quelque chose. La course des frères est notamment coupée par un ralenti de toute beauté sur la chute d'une feuille d'un arbre gigantesque sur le sol alors que les personnages ne sont plus dans le champ. Cette césure est interprétable comme un signe, à l'aune de ce qui va suivre. Shun arrive dans la fameuse rue, vide donc, et ne voyant pas son jumeau lève les yeux sur un autre arbre géant, un shara-sojyu -titre original du film- amenant son regard vers le ciel, immobile, vide, témoin désespérément silencieux.

Ce n'est que cinq ans plus tard que pourra éclater la douleur de la tragique disparition (du moins il nous est permis de le croire, la narration faisant ce saut), alors même qu'un enfant est à l'aube de naître, lorsque la famille Aso reçoit la visite d'un policier de Nara les informant qu'il a probablement retrouvé le corps de leur fils et qui leur demande de venir pour l'identifier. Shun, faussement calme jusqu'à ce que son père l'empêche de quitter la maison réagit violemment à la nouvelle. Taku tente de bloquer son fils au sol, le temps que la colère passe ; Reiko, arrivée peu après l'explosion de son fils lui prend une main avec une des siennes alors qu'elle pose l'autre sur son ventre rond, construisant un pont, un trait d'union entre ses deux enfants, celui qui est déjà là et celui qui va venir. Reiko apaise Shun, Taku par la force essuie la tempête avec lui : c'est un bien étrange et beau tableau de la famille, la seule fois d'ailleurs qu'on les voit seuls, juste entre eux. Alors que Taku a maîtrisé son fils la caméra fait une sorte d'embardée et se met à fuir la scène, précédant de peu Shun. Ce départ précipité est la véritable fin de la longue période d'incertitude pour Shun, elle marque sinon son acceptation de la chose au moins sa résignation. La vie doit reprendre. Et Basara, dont on suit les dernières étapes de la préparation approche. Les scènes qui traitent de cette fête le font avec de plus en plus de précision, du plus grand au plus petit : d'abord la réunion " générale " avec les commerçants et artisans chez les Aso, puis l'affinage des costumes (la scène des socques en bois chez le cordonnier avec Shun et Yu puis Shoko) puis enfin la confection de petits talismans par Shoko et Yu, chez elles. Au fur et à mesure que le film avance, le personnage de Yu nous est un peu plus dévoilé. Elle nous est d'abord présentée posant pour le cours de dessin auquel est inscrit Shun. Au cours d'une discussion avec sa mère alors qu'elles rentrent des courses, celle-ci lui raconte une histoire, son histoire, leur histoire à elles deux : Shoko n'est en réalité que sa tante. Yu ne semble pas bouleversée par cette révélation et la seule chose qu'elle fait remarquer est la drôle de façon de parler de sa mère (elle l'appelle maman juste après que Shoko lui ait parlé). L'important pour la jeune fille est la vérité des choses pas leur réalité. L'amour que lui a porté Shoko l'emporte sur le fait qu'elle n'est pas sa vraie mère. Shun et Yu sont seuls, tous les deux assis à l'extérieur d'une maison. Ils sont côte à côte et muets. Ils n'osent pas se regarder. Yu se lève alors, et doucement, pleine d'hésitations elle embrasse Shun longuement puis se rassoit à côté de lui et lève les yeux au ciel, encore une fois témoin muet. Les nouvelles que tous deux ont appris peu avant ont permis de le déclencher car plus qu'un simple baiser c'est peut-être la fin d'une partie de leur enfance qui est marquée. Lui ne bouge pas, n'osant la toucher sans doute. Plus que par les mots, ceux-là communiquent par des biais, le baiser de Yu en est un. Shun peint, et sa peinture le ramène au passé, à son frère : on l'y voit nu, entouré de végétation sombre au-dessus de laquelle le ciel est percé d'une étrange lumière descendante, mais qui n'atteint pas l'enfant. Il montre le tableau à son père, qui après l'avoir balayé des yeux explique à son fils la démarche à laquelle lui-même s'est astreint : celle de classer tous ses souvenirs en trois catégories : les choses que l'on peut, que l'on doit et que l'on ne doit pas oublier. Indirectement il renvoie son fils à ce nettoyage de mémoire. Arrive enfin Basara. La danse qu'elle, puis lui vers la fin, exécutent à Basara est vue comme une catharsis : tout ce qu'ils n'ont osé, pu ou voulu dire ressort, s'exprime avec énergie dans ces pas répétitifs et saccadés, entrecoupés de cris et de mouvements de bras. La durée de la scène, presque 10 minutes, donne son sens à leur danse et à la scène même. Sous les yeux de Shun, qui la regarde fixement, Yu, qui fait partie d'un des groupes de danseurs en lice, exécute sa chorégraphie absorbée par ce qu'elle fait. La pluie qui s'abat tout d'un coup en trombe sur eux ne la trouble nullement, ni aucun des danseurs d'ailleurs. Taku, pris par l'ambiance pousse son fils à danser avec eux. Il entre dans le ballet et pour terminer osera même sourire. Yu, Shun et Taku ressortiront chacun rénovés par cette longue danse. Pour Reiko, ce renouveau n'arrivera qu'avec la venue au monde de son enfant, entourée de sa famille et de quelques amis, tous assis autour d'elle, tentant de la soutenir. Le bébé naît, c'est un garçon. Shun verse quelques larmes, scellant définitivement le départ de Kei et l'arrivée de son nouveau frère. Ce départ sera matérialisé par la caméra en un long mouvement aérien qui part de chez Aso et s'en va dans l'imprimerie accompagnée en off par la discussion entre Kei et Shun dans la cour de l'imprimerie cinq ans auparavant. Ecran noir. Une porte s'ouvre en plein milieu (on se rend compte qu'on est sur le toit d'une maison ou d'un immeuble de Nara) et la caméra décolle pour nous offrir un magnifique plan aérien de Nara.

L'omniprésence de végétation, alors qu'on est dans une ville, qu'elle soit sous forme d'arbres majestueux, d'arbustes, de fleurs, de plantes en pot qui parsème les trottoirs, les devantures des maisons (mais pas les maisons elles-mêmes, elle reste cantonnée à l'extérieur) représente plus qu'un décor vaguement bucolique. C'est d'ailleurs confirmé par le superbe plan aérien final de Nara : le vert encercle totalement la ville et semble s'y être infiltré. La surface de Nara est éclaboussée de zones végétales à tel point que les quartiers de la ville ressemblent à des ilôts perdus dans cette mer verte. Plutôt que de faire s'affronter les deux règnes, humain et végétal, Naomi Kawase tisse des liens entre eux, de façon subtile. L'arbre géant qui perd sa feuille renvoie à la tragédie qui frappe la famille Aso (une famille qui perd un de ses membres) ou bien le plan de tomates dans le jardin de Reiko (un domaine féminisé par la metteur en scène, les hommes ne savent pas quoi y faire. Seule Reiko s'en occupe, elle le bichonne comme l'explique Taku qui lui ne fait que l'arroser), la tomate mûre, qui provient d'une grappe pas uniformément mûrie, donnée par Taku à son fils fait ainsi penser à l'enfant qu'attend Reiko.

Shara brasse on l'a vu des thèmes universels, la perte d'un enfant et d'un frère, l'adoption, l'éveil à l'amour, l'enfantement…au travers du prisme des croyances, de la spiritualité bouddhistes. Naomi Kawase a semé des signes tout au long de son récit et a adopté une mise en scène pleine de silences, sa caméra est très mobile, suivant souvent les personnages de près, captant les attitudes corporelles, les regards, insufflant une grande vie au film sans cesse ouvert sur l'immensité de la voûte céleste et teinté de vert, jouant sur la vitesse des images (le plan-séquence du début est entièrement au ralenti), la musique, que ce soit celle de la danse de Basara ou les martellements de la prière bouddhiste…une œuvre qui mobilise les sens.

* Le kamikakushi, qui désigne aussi par extension les disparitions de ressortissants Japonais en Corée, ce rapt d'humain par des divinités, est une croyance dont on trouve des traces dans un ouvrage d'anthropologie japonaise (Tôno monogatari aka Les récits de la région de Tôno - 1910 - Kunio Yanagita)

Jean Sébastien Leclercq le 07/07/2005