L'ennui
1998
Genre : drame humain
Thème : Erotisme
D'après le roman d'Alberto Moravia. Avec : Charles Berling (Martin), Sophie Guillemin (Cécilia), Arielle Dombasle (Sophie), Robert Kramer (Meyers). 2h00.

Martin traverse une crise; il ne s'intéresse plus à son travail d'enseignant de philosophie, ni à ses recherches; il aurait besoin de parler à Sophie, son ex-femme, mais ne parvient pas à le faire, pas plus qu'il n'est capable d'écouter ce qu'elle-même lui dit; il se déplace beaucoup en voiture et traîne dans les coins chauds de Paris. Un soir, il est fasciné par un couple qu'il voit dans la rue et le suit, lui, âgé et inquiétant, elle, gamine et pulpeuse. L'homme a des ennuis dans un bar louche, Martin le tire de ce mauvais pas et fait ainsi sa connaissance. Son nom est Meyers, il est peintre et l'invite chez lui. Martin s'y rend mais c'est pour apprendre qu'il vient de mourir, dans des conditions particulières : en faisant l'amour avec la jeune fille, son modèle préféré, dont Martin fait alors connaissance. C'est un coup de foudre immédiat et le début d'une troublante histoire d'amour. Martin est tout à la fois attaché à Cécilia, jaloux de Meyers dont il prend la place, et curieux des pensées, du passé et de l'emploi du temps de la jeune fille, qu'il harcèle de questions et espionne. Il s'en ouvre à Sophie, qui juge son comportement malsain.

Martin et Cécilia se retrouvent tous les jours à heure fixe pour des étreintes amoureuses aussi intenses que rapides. Il en arrive à ne plus pouvoir se passer d'elle. Il fait la connaissance de ses parents, des petits commerçants, et se demande s'ils savent ce qu'est la vie de Cécilia, et s'ils ferment les yeux. Il est surpris par l'apparente insensibilité de la jeune fille, par exemple devant la maladie de son père, qui est en train de mourir d'un cancer de la gorge. Elle est très sûre d'elle sur la conduite de sa vie, puisqu'elle veut aimer aussi bien Martin que Momo, le jeune homme qu'elle vient de rencontrer, et dont Martin est jaloux; elle le déroute et le déstabilise puisqu'elle semble accepter toutes ses fantaisies, même lorsqu'il veut l'humilier et n'y parvient pas. " Elle me rend sadique parce qu'elle m'ennuie ", confie-t-il à Sophie. Martin en vient à proposer tout à Cécilia, argent, mariage, enfants, relations extra-conjugales si elle le veut. Mais pour l'instant, la jeune fille, qui ne rompt pas avec lui, préfère partir en vacances avec Momo. Martin, au comble de l'agitation, jette sa voiture contre un arbre en fantasmant sur une prostituée de rencontre, qu'il assimile à Cécilia. Dans la clinique où il se retrouve, il semble revenu à la réalité : il écrit à Sophie qu'il s'agit maintenant pour lui de " vivre à tout prix".

Critique de Thierry Jousse dans Les Cahiers du Cinéma :

L'ennui proprement dit est expédié en quelques scènes qui parsèment l'ouverture du film et notamment la séquence de la fête chez Sophie (Arielle Dombasle, belle et surprenante en brune à la Louise Brooks), l'ex compagne de Martin qui va devenir sa confidente, bientôt contrainte et forcée d'écouter ses épanchements.

Bien qu'inspiré très directement par un roman d'Alberto Moravia presque aussi célèbre que Le mépris, L'ennui n'a rien d'une de ces adaptations serviles et pesantes. En cinéaste audacieux et imperméable à toute forme d'académisme. Cédric Kahn s'est emparé intelligemment de la matière du livre pour la faire sienne, infidèle à divers niveaux, supprimant des personnages (la mère de Martin) en inventant d'autres (par exemple celui de Sophie, l'ex compagne) et parfaitement fidèle à d'autres moments, notamment pour les dialogues.

Le thème du roman rappelle Le dernier tango à Paris de Bertolucci (l'expérience de la transgression entre un homme et une jeune fille) ou même Alberto Lattuada (un homme est obsédé par le corps d'une jeune fille sans parvenir à pénétrer son opacité). Ici, on serait plutôt dans un territoire inédit où la logique folle du raisonnement et du sexe imprime un rythme de fuite en avant éperdue et presque burlesque, comme une accélération du rythme cardiaque devenant peu à peu incontrôlable. Cédric Kahn appartient à la catégorie des cinéastes qui savent filmer les affects et les pensées. Le film est comme la projection fantasmatique et rythmique de la spirale cauchemardesque par laquelle est aspiré le personnage, d'ailleurs prédisposé à être le sujet de cette obsession.

Dans le premier quart d'heure on croit pénétrer dans une comédie de meurs satirique à la Woody Allen mais on comprend à quelques détails cruels et insolites - Sophie qui vide les fonds de verre, Martin qui tourne littéralement en rond accompagné par une caméra d'ores et déjà fureteuse - que le registre du film sera celui de la déstabilisation des repères. Le film relève les symptômes - dépression, abstinence sexuelle, délire léger - met en branle une mécanique de l'oppression, installe le débit heurté et saccadé de Martin qui sera aussi celui du récit et du filmage.

Le premier basculement a lieu lors d'une première vision presque fantastique, celle d 'un homme déambulant avec une jeune fille du côté de Pigalle. L'homme (Robert Kramer, extraordinaire en quelques plans), crâne rasé à la Marlon Brando, veut entraîner la fille dans un lieu chaud. Elle refuse, se débat, s'échappe, le tout sous les yeux de Martin qui, intrigué, suit l'homme dans un bar de nuit. Un plan furtif et néanmoins impressionnant, suggère le mystère sans le dévoiler : celui qui montre l'homme attablé au fond du bar, les yeux fermés, comme en une attitude indécidable d'absence à lui-même ou de méditation métaphysique, comme happé par un autre monde impénétrable. Le basculement a eu lieu. Le film ne reviendra plus en arrière. Tout est prêt pour la seconde rencontre, plus décisive encore. L'homme s'appelait Meyers. Il était peintre. On ne le reverra plus puisque l'on apprend son décès quelques instants plus tard. martin fait la connaissance de Cécilia dans l'atelier de Meyers. Elle était son modèle et sa maîtresse. Martin va prendre la place de Meyers. La rencontre est programmatique. Elle met en œuvre la forme du dialogue entre l'homme et la femme : l'interrogatoire inquisiteur du philosophe, son obsession irrationnelle à force d'être rationnelle qui se heurte à la matité du corps du modèle et à son langage qui fait écran, l'insatisfaction fondamentale de la pulsion, le jeu maniaque de l'appétit, du désir, de la possession, de l'humiliation, du dégoût. Elle ouvre sur le romanesque, un romanesque buté, obstiné, déstabilisant. Les ennuis commencent.

La fille est une véritable apparition. A la fois comme actrice et comme personnage. L'actrice Sophie Guillemin, fait irruption pour la première fois à l'écran. Elle n'a pas le corps gracile des jeunes premières traditionnelles, ni leur visage séducteur. Elle ne cherche pas à se faire aimer. Elle est là, animale et spirituelle. Elle a un corps de Renoir. Elle capture l'attention. Elle est le personnage. Un personnage dont la présence terrienne ne cesse d'échapper. Elle est comme un mur infranchissable contre lequel les vagues incessantes de questions, de plus en plus précises, de plus en plus pressantes déferlent et échouent immanquablement, avec une régularité métronomique imperturbable. Face à Cécilia, qui n'est ni une femme fatale, ni une mante religieuse, ni une courtisane vénale et dont la jouissance même, brutale et submergente, captée sans intériorité dans des scènes d'amour physique les plus sèches et les plus convaincantes qu'on ait vu depuis longtemps, contient un secret impossible à percer, Cédric Kahn filme, tantôt avec insistance, tantôt avec une rapidité elliptique, mais toujours avec une pulsation impressionnante, la spirale de la parole, vaine et logique tout à la fois. Martin est emporté par un délire d'explication, par une volonté de savoir, totalement court-circuité par l'inaptitude au mensonge et l'absence de perversion de Cécilia, sa neutralité sidérante.

Charles Berling, métamorphosé, débarrassé de toute forme d'attachement au théâtre ou à la psychologie joue physiquement, rythmiquement le dérèglement de l'esprit dont son personnage est affecté. Cédric Kahn le pousse dans ses retranchements, le fait parler de plus en plus vite, le fait courir, grimper aux fenêtres, téléphoner frénétiquement, et de là, de cette direction d'acteur qui est de la pure mise en scène, du pur rythme naissent simultanément le rire et le malaise (..)

L'ennui est un conte philosophique. Dans le roman, le personnage masculin est peintre. Ici, Martin est professeur de philosophie. On le voit une seule fois en position d'enseigner mais il en dit rien. En revanche la passion paradoxale qu'il éprouve pour Cécilia est une expérience d'ordre philosophique. D'abord, Martin éprouve les limites de l'univers clos dans lequel il vit. Puis la rencontre avec Cécilia semble créer du possible. Mais en réalité c'est à une expérience de la connaissance qu'est convié Martin. Avec Cécilia, il met en place une espèce de maïeutique qui l'amène, à travers une traque permanente, à soulever les voiles les uns après les autres mais sans jamais parvenir à trouver autre chose que du vide.

La curiosité puis la jalousie, dont on croit un temps, qu'ils sont ici comme chez Proust, des portes d'entrée vers la connaissance, s'avèrent être des leurres. Toujours l'objet se dérobe à la quête obsessionnelle de la vérité de Martin qui n'est pas déjouée par le mensonge mais au contraire la platitude même du rapport à la vérité de Cécilia. Cécilia ne cache rien, la vérité elle-même ne cache rien, ne contient aucun double-fond. Ce qui perturbe Martin - il le dit à Sophie- c'est qu'il ne parvient pas à établir un rapport avec Cécilia, un rapport au sens où il y aurait réciprocité des positions. En réalité, Martin croit être un sujet mais il devient vite un objet, pire, pas même un objet mais une forme vide comme Cécilia, une forme vide qu'il aimerait charger de sens sans y parvenir. L'accès à la connaissance est donc en définitive pour Martin un accès lucide au vide (lui-même est, au terme du film, comme vidé de sa substance) ou plus exactement à l'idée, presque orientale, que le vide est fondateur et que seule cette compréhension, même si elle ouvre sur un abîme, peut lui permettre de reconstruire sa vie.

C'est cette initiation étrange et ambiguë, tant elle ouvre sur une sensation de malaise que raconte l'ennui. (…)

Thierry Jousse : les Cahiers du Cinéma n°530, décembre 1998

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