N’attendez pas trop de la fin du monde

2023

(Nu astepta prea mult de la sfârsitul lumii). Avec : Ilinca Manolache (Angela Raducani), Dorina Lazar (Angela Coman), László Miske (Gyuri), Nina Hoss (Doris Goethe), Ovidiu Pîrsan (Ovidiu Pîrsan), Uwe Boll (Lui même), Katia Pascariu, Sofia Nicolaescu. 2h43.

A) Dialogue avec un film de 1981.

Angela, jeune femme d'une trentaine d'années, se réveille difficilement à 5h50 ce dimanche 11 septembre, s'habille et se rend auprès de son véhicule où elle se sert de son téléphone avant de se plonger dans le flot de circulation déjà important de Bucarest, autoradio à fond.

Des extraits du film en couleur Angela poursuit sa route (Lucian Bratu, 1981) où Angela Coma est chauffeure de taxi dans Bucarest. Elle s'aperçoit qu'elle à une roue crevée, puis, voiture réparée, prend en charge son premier client.

Angela, s'extrait du flot de circulation de plus en plus intense pour se rendre dans un appartement où son occupante lui demande de se déchausser pour garder propres les lieux avant de lui annoncer que son mari est partie à la pêche ce dimanche matin. Angela aurait souhaité qu’on l'avertisse pour lui épargner de se lever tôt mais une solution est bien vite trouvée : une interview en vidéo. L'homme a une main bandée, ses doigts ayant été sectionnés par une machine. Il se demande pourquoi il doit dire qu’il aurait dû porter un casque de protection, sans rapport avec son handicape, mais accepte gentiment de réciter le couplet prévu par l'entreprise et exhorte ses camarades à respecter les consignes de sécurité pour ne pas subir d'accidents comme lui. A la maison, sa femme et sa fille souhaitent savoir s’ils vont gagner le cachet promis au handicapé qui sera retenu pour le spot de l'entreprise. Angela est en effet assistante de production, chargée du casting d’une publicité sur la sécurité au travail commandée par une multinationale. Elle se défausse en indiquant que c'est le groupe autrichien qui décidera.

Angela reprend sa voiture pour recueillir les témoignages d’autres invalides ayant subi de graves accidents du travail, en vue du spot de prévention commandité par une multinationale autrichienne. Elle s'arrête néanmoins pour prendre sa mère qu'elle conduit au cimetière sur la tombe de la famille puis s'inquiète auprès des ouvriers de leurs travaux sur le déplacement des tombes. Sa mère lui reproche Bóbitza, son avatar vulgaire.

Des extraits du film en couleur Angela poursuit sa route (Lucian Bratu, 1981) où Angela Coma prend en charge un chef cuisinier misogyne, une femme avec un bébé, puis un ivrogne qui porte beau, Gyuri.

Les embouteillages sont maintenant à leur comble et les automobilistes usent de leurs klaxons, insultent Angela dès qu'ils ont repéré une femme au volant. Angela en profite pour poster sur TikTok, elle est alors Bóbita, un masculiniste d'une vulgarité outrancière sur usant d'un filtre volontairement approximatif qui l'a fait apparaître comme un jeune imberbe et rasé avec de gros sourcil. Angela accepte avec réticence un nouveau rendez-vous dans une journée déjà longue avant la conférence de rédaction de 16h00. Elle se plaint de la pollution des gaz d’échappement "composé à 100 % de pets". Elle voit une femme de ménage qui est tombée dans les escaliers et que la compagnie accuse d’avoir bu lors du pot d'un collègue. La femme de ménage récite sa leçon et, croyant en l'amitié d'Angela, insiste pour lui donner un coussin en forme de chat après une remarque de pure politesse de celle-ci.

Il est midi et le sommeil gagne Angela qui voudrait faire une sieste avant la troisième interview. Elle rencontre le responsable du groupe immobilier qui veut déplacer les tombes pour ne pas gêner la vue des riches propriétaires des appartements de luxe qu'il va construire.

Angela met la musique forte pour ne pas s'endormir. Elle poste une nouvelle story de son avatar Elle va voir Ovidiu Pîrsan, paralysé des jambes. Angela, sa mère lui ouvre et, contente de partager son prénom avec la jeune femme lui raconte sa vie, en attendant le retour du fils. Sa vie est celle d'Angela Coman dans Angela poursuit sa route. Bientôt Gyuri, son mari, sort de sa chambre où il faisait sa sieste, se montre toujours aussi charmeur. Il se dit fier de la politique menée par Viktor Orban en Hongrie. Heureusement leur fils, Ovidiu Pîrsan, revient du médecin et se prête au casting dans l'espoir d'être sélectionné.

Angela reprend la route, mâchant du chewing gum et buvant du café pour ne pas dormir. Elle freine brusquement. Elle arrive pour une dernière vidéo avec un homme balafré, muet et en fauteuil roulant. Mais elle doit aussi aller récupérer des objectifs pour la caméra dans une autre production du groupe. Sur les plateaux de tournage des studios de Buftea, elle rencontre le réalisateur, Uwe Boll, célèbre pour avoir organisé un combat de boxe avec des critiques de cinéma qui lui déplaisent. Angela le fait jouer dans une story sur TikTok avec Bobitză.

C'est la conférence de rédaction. Angela sommeille pendant que le nouveau réalisateur, hypocrite et mielleux, qui ne doit sa place qu'au décès du précédent, essaie de se faire valoir auprès de Doris Goethe et Karl, son patron, qui de l'Autriche, en vidéo, valident le choix du fils d'Angela Coma, Ovidiu Pîrsan pour le spot d'entreprise.

Angela reprend la route pour aller chercher Doris Goethe à l'aéroport. Elle s'arrête se faire baiser une demi-heure dans un parking par son amant qui tache de sperme sa robe à paillettes au lieu de finir dans sa bouche comme elle le demandait. Elle est en retard pour rejoindre Doris. Angela l'interroge alors sur Goethe, parle des 600 tombes sur 125 kilomètres sur la route la plus dangereuse de Roumanie. Un bon nombre apparaissent alors. Elle conduit finalement Doris à son hôtel et ressort épuisée de cette journée.

B) Une publicité sur la sécurité au travail. Angela Coma, Ovidiu Pîrsan, sa femme et sa fille posent devant la barrière à l'origine de l'accident. Ovidiu Pîrsan connaît son texte mais les prises se succèdent car il doit éviter de de prononcer son nom qui contenant les syllabes "fesse") qui pourrait faire s'esclaffer les spectateurs, éviter de parler des heures supplémentaires effectuées, de clients russes, du bâtiment mal éclairé, de l'état de la barrière. On enlève la barrière rouillée, un voisin les insulte. Il se met à pleuvoir. Angela poste sur TikTok un message caricaturalement pro-Poutine.

La femme d'Ovidiu comprend que le message pourrait se retourner contre eux, en procès avec l'entreprise. Elle refuse que son mari ne parle pas de l'éclairage déficient, de la barrière rouillée et mal posée et du manque de soin durant son hospitalisation. Alors que l'après-midi est déjà bien avancé et voyant le contrôle du message leur échapper, le réalisateur, mais surtout les commanditaires autrichiens imposent que Ovidiu Pîrsan fasse défiler des cartons à la manière du célèbre clip Don’t Look Back de Bob Dylan. Mais ces cartons sont verts, permettant d'incruster le texte selon les souhaits de l'entreprise. La femme d'Ovidiu comprend que l'entreprise pourra mettre ce qu'elle vient de refuser. En désespoir de cause, elle en appelle à l'intégrité du réalisateur. On les invite enfin à manger mais comme c'est Angela qui les ramène et qu'elle est pressée, même de cela, ils seront privés.

N’attendez pas trop de la fin du monde est revendiqué explicitement par le réalisateur en tant qu'oeuvre ouverte (opera aperta) au sens d’Umberto Eco. Elle porte en effet un message fondamentalement ambigu. Mais cette ambiguïté, loin d'être considérée comme une limite, est réalisée comme une valeur, avec recourt à l'informel, au désordre, au hasard, à l'indétermination, bref à tout ce qui peut favoriser l'ouverture de l'œuvre, c'est-à-dire la doter d'un "large éventail de possibilités interprétatives". Comédie sarcastique et irrévérencieuse avec un langage ouvertement obscène, road-movie aux accents morbides, film expérimental avec une passerelle à travers les époques où Dorina Lazăr interprète son propre rôle d’épouse de László Miske, quarante ans après la scène filmée par Bratu en 1981, l’œuvre de Radu Jude joue (et se joue) avec l’histoire et avec les sens des mots.

Du mensonge à l'apocalypse

La structure du film fait dialoguer, dans sa première et plus longue partie, le portrait d’une femme chauffeure dans la société capitaliste post-totalitaire, avec celui d’une femme chauffeure sous la dictature communiste. Petit à petit les situations des deux films se rapprochent et la Angela contemporaine, Angela Raducani, rencontre la Angela du film suggérant qu'il s'agit de la situation de la même femme dans deux époques différentes dont le devenir va être encore plus terrible s'il est incarné par son avatar, le masculiniste Bobitză. La deuxième partie reprend dans un dispositif plus simple, un plan séquence, les humiliations que subissait la jeune Dalia dans La fille la plus heureuse du monde.

Angela poursuit sa route (Lucian Bratu, 1981) est certes moins subversif que les films de Lucian Pintilie ou Mircea Daneliuc. Mais comme, c'est du cinéma direct, apparaissent des choses qui ne devraient pas y figurer. Radu Jude ralentit les moments ces moments : des pauvres aux vêtements miteux qui attendent le bus, des gens qui font la queue pour de la nourriture, des murs délabrés. Ces moments qui ont échappé à la censure sont ainsi rendus visibles aux spectateurs d’aujourd’hui. Radu Jude raye aussi sur le générique le prénom de Vasile Miske pour le remplacer par Laszlo, rétablissant ainsi le vrai prénom de l'acteur qui venait du Théâtre national d'Oradea et faisait partie de la minorité hongroise discriminée. La censure avait décidé de roumaniser son prénom de façon abusive, Vasile au lieu de Laszlo.

Angela poursuit sa route (Lucian Bratu, 1981) est aussi l'un des rares films féministe du régime de Nicolae Ceaușescu, ce qui permet à Radu Jude d'examiner l'évolution des conditions de travail de deux femmes indépendantes et cultivées. Angela aime aussi le Manele, style de musique développé dans les Balkans, propre à la culture des Roms, ayant connu un grand succès en Roumanie après 1990 sous sa forme électro, avec des textes souvent considérés comme cyniques, machistes et vulgaires, conforme aux valeurs matérialistes de la société postcommuniste actuelle. Cette musique est méprisée par une bonne partie de la société roumaine, qui la considère de mauvais goût mais Doris en demande à Angela ayant repéré ses gouts musicaux peu orthodoxes. Angela apprécie bien entendu cette musique sorte d'équivalant à Bonitza mais elle contre-attaque sur la culture haute et engage la conversation sur Goethe avec sa lointaine descendante, Celle-ci se prévalant de sa filiation rabat ses célèbres dernière paroles Goethe "Lumière! Plus de lumière!" en, "Rien! plus rien!" d'après les racontars familiaux et sans même avoir lu ses livres. Ce qui n'est pas le cas d'Angela qui l'interroge sur un passage de son autobiographie, Poésie et Vérité, souvenirs de ma vie (1811-1833) dans lequel il déclare que l'on obtiendra dans la vieillesse ce que l'on a ardemment désiré étant jeune. Doris décline la discussion ne sachant peut-être pas ce qu'elle a ardemment désiré et voyant l'impossibilité pour le peuple roumain d'obtenir cela dans un Etat corrompu où comme le signale Angela, l'Etat ne fait rien pour arrêter le trafic du bois ou rénover une route de 125 kilomètres pourtant parsemés des 600 tombes dues aux accidents mortels. Les plans sur la succession de ces tombes sans autre son que le souffle du vent est un formidable réquisitoire silencieux sur l'absence de protection que l'Etat accorde à ses citoyens rejoignant en cela les entreprises privées.

Les patrons sont parfois habiles, parfois aussi péremptoires d'incompétents. Dans la première catégorie se range le patron du groupe immobilier avec lequel Angela lutte pied à pied pour ne pas transférer les restes de sa grand-mère morte il y a cinq mois dans une autre tombe. Sur de ses moyens économiques et juridiques, le patron a réponse à tout usant au besoin pour amadouer Angela de ses enfants ou d'un portrait du Fayoum. Angela, habile négociatrice, obtient ce qu'elle peut pour rassurer sa mère. En revanche, Karl, le patron autrichien devant lequel tous s'écrasent et qui n'a qu'un mot conventionnel à dire "émotion" , révèle par son départ hors champ et brutal  son inhumanité et son incompétence, laissant les autres s'activer derrière lui pour réaliser le projet à commencer par Doris Goethe qui en est responsable.. Elle-même sélectionne le travail fait par Angela alors que le réalisateur appelé après le décès du précédent n'a qu'une idée : celle d'un plan-sequence avec un filtre doré.

Angela fait partie des exploités, elle le sait et pour crier sa colère, son épuisement face au système elle les combat avec ses moyens; celui de son avatar Bobitză qui devient populaire sur TikTok. Dans des logorrhées de vulgarités, dites avec rythme et assurance, elle prévient de ce que pourra être le monde de demain envahi par le retour du machisme et de l'extrême droite. En singeant à l’excès un discours vulgaire et populiste, la fiction virtuelle caricature opportunément les dérives de la réalité – roumaine d’abord, mais pas seulement, l’exemple étant fourni par la séquence avec Uwe Boll (lui-même), rencontré sur les plateaux de tournage des studios de Buftea et connu surtout pour la proposition d’organiser des matchs de boxe avec les critiques de cinéma hostiles à ses films. Pas sûr pourtant que les jeunes auxquels Angela s'adresse prennent ses stories au second degré comme elle l'espère.

Les handicapés ignorent qu'ils sont exploités jusqu'au sang par les entreprises multinationales. Pour une faible et hypothétique rémunération (500 euros au seul sélectionné), ils se plient aux volontés du groupe sans voir qu'ils lui servent de caution pour faire peser sur eux la responsabilité des accidents du travail puisqu'ils ne portaient pas le fameux casque, par ailleurs parfaitement inutile, qui dispense l'entreprise en toute responsabilité. Lorsque, dans la deuxième partie, la femme d'Ovidiu Pîrsan s'en aperçoit, il est trop tard.

Un film qui grince

Le passage d'une société mensongère à une société apocalyptique s'incarne dans la mise en parallèle des deux Angela et de leur successeur, Bobitză. Les matières sont pourtant hétérogènes : pellicule 35 mm en couleur au format 1.37 pour le film de 1981, pellicule 16 mm en noir et blanc au format 1.85 pour le film contemporain et vidéo au format 9.16 pour le téléphone. La seconde partie est constituée d'un cadre unique mais pas d'un seul plan-séquence. Jude le coupe une ou deux fois, afin d'en changer la lumière pour celle de la fin du jour, évitant par là-même la performance, le concept et l'esprit de système en contradiction avec l'œuvre ouverte et en privilégiant le stoïcisme de la famille face aux à-coups qu'ils subissent, soumis aux caprices de la production.

Par ailleurs, la Angela de 1981 est interprétée par l'actrice Dorina Lazar qui n'est évidemment pas mariée avec Gyuri, pas plus qu'avec son interprète, László Miske. Radu Jude a donc pour les besoins du film rassemblé les deux acteurs pour qu’ils continuent de jouer le rôle de mari et femme. 

Le destin de la Angela contemporaine est de finir tuée au volant. Ainsi, avant la dernière interview, Angela stoppe brusquement sans que nous soit montré ce qu'elle cherche à éviter. Les lumières crépusculaires qui suivent sont une forme de bifurcation de scénario qui la ferait entrer dans le royaume des morts avec l'handicapé balafré et ses deux compagnons dans l'ombre. Pour elle, la fin du monde se profile. Mais non, il faudra recommencer le lendemain une nouvelle journée harassante.

Jean-Luc Lacuve avec la participation de Dragos Ioan, le 3 octobre 2023.