Adieu au langage
2014

Carton-relief : "Ceux qui manquent d’imagination se réfugient dans la réalité"

Carton-relief : "1- La nature". Une petite brocante de livres conduite par deux étudiants, une jeune fille rousse et un jeune homme. Davidson est assis sur une chaise du parc avec, à l'arrière-plan, un mur sur lequel est écrit en rouge et blanc "usine à gaz". Davidson lit L'archipel du goulag et demande à Josette le sous-titre du livre de Soljenitsyne. Il ne veut pas qu'elle le cherche sur internet puisque c'est marqué sur son livre : "Essai d'investigation littéraire". Il l'interroge sur ce que fait son pouce sur son smartphone, sur ce qu'il faisait avant. Avant, il poussait répond Josette. C'est donc le petit poucet réplique Davidson, et les icones sont les cailloux. Mais alors, où est l'ogre ? conclut-il. Davidson consulte son smartphone et regarde la page consacré à Jacques Ellul qui a tout compris: "Le nucléaire, les OGM, la publicité...". Arrive le mari, dans une grosse voiture avec des hommes de main. Des coups de feu sont échangés. Le mari s'en prend à Josette qui s'accroche à sa chaise.

Carton-relief : "2- La métaphore". Ivitch est derrière une grille, une main d'homme s'approche de la sienne et, off, il lui propose d'être à son service. Davidson feuillette un livre avec des reproductions de Nicolas de Staël pendant que, off, une voix parle de 1933 où fut inventé la télévision et où Hitler accéda au pouvoir. Espoir aujourd'hui insensé dans l'état ; victoire de ceux qui ont perdu mais ont imprégné le monde de leur idéologie. Ce fut le cas pour Napoléon, vaincu à Waterloo mais qui répandit les idées de la révolution. Ce fut le cas pour Hitler ; il perdit mais imposa le besoin d'un chef. Devant l'usine à gaz une voiture arrive avec des hommes armés. Des coups de feu sont échangés. Les deux jeunes gens de la brocante de livres ont décidé de partir pour l'Amérique. Ivitch préfère partir pour l'Afrique. Le ferry le Savoie navigue sur les eaux du lac Léman. "Rank, dit la voix off a analysé la proximité des rêves de l'eau et de l'idée de naissance".

Carton-relief : "AH-DIEUX". Le chien Roxy gambade dans la campagne. Deux cent ans après 1789, la déclaration des droits des animaux existe. Le chien est maintenant en ville à observer le quai d'une gare où passent les trains.

Carton-relief : "1- La nature". La femme et l'homme descendent nus un escalier. Il y a un lit mais surtout le salon où devant une télévision où ils discutent. Gédéon demande à Josette, à laquelle il y a quatre ans il donna un coup de couteau, la profession de son mari. Il est banquier. Ils se chamaillent dans les toilettes où l'homme fait caca. Amour rime avec caca, passion avec pets bruyants. Le caca met tout et tout le monde au même niveau. La femme déclare à l'homme qu'ils ne s'aiment plus. Que doit-il faire ? "Une femme ne peut pas faire de mal, elle peut gêner, elle peut tuer, c'est tout". Elle ne veut pas du bonheur. Elle est venue pour dire non. Puis ils vont se promener en voiture. Un chien monte à bord dans la station service. L'homme amène la femme près d'un ponton où ils laissent le chien lui promettant de revenir une fois qu'ils auront vu Frankenstein.

Carton-relief : "2- La métaphore". Retour à Ivitch devant la grille sur laquelle apparait en surimpression. "Je cherche de la pauvreté dans le langage". La pluie, les fleurs, la neige. Rilke disait les humains ne voient jamais le monde comme il est, tant la raison les en empêche. Seul le chien voit le monde tel qu'il est. Le chien est naturellement nu. C'est à dire que quand nous voyons le chien nu, il n'est pas nu. Monet a écrit : "Ne pas peindre ce qu'on voit, puisqu'on ne voit rien, mais peindre ce qu'on ne voit pas". "Il n'a pas pu faire de nous des humbles (Qui ça) ou pas su, ou pas voulu. Alors, il a fait de nous des humiliés (Qui ça?). Dieu." Ivitch se déshabille devant la machine à laver, pendant que Marcus l'interroge sur le penseur de Rodin. Elle vient le retrouver dans les toilettes où il fait caca. Ils se disputent sous la douche. Ils lui portent des fleurs. "Bientôt on aura besoin d'un interprète pour comprendre les mots qui sortent de notre propre bouche".

Carton-relief : OH-LANGAGE; Carton-relief : AH-DIEUX. Du sang sur des couteaux ayant tranchés oranges et citrons. Près de la fontaine, rouge de sang, devant l'usine à gaz quelqu'un est mort. Marcus prétend que les deux grandes inventions sont le zéro et l'infini. Mais non, réplique Ivitch, ce sont le sexe et la mort. Aujourd'hui tout le monde a peur. Petite fille, je voyais partout des chiens dans le ciel. Elle demande à ce qu'on lui laisse la possibilité de parler. Homme et femme inversent leurs paroles. Cette matinée est un rêve, chacun doit penser que le rêveur c'est l'autre. Je ne dirai presque rien, je cherche la pauvreté dans le langage. Le chien lui se souvient des veillées où ses congénères racontaient des histoires qu'écoutaient les jeunes chiots posant ensuite leurs questions : qu'est-ce qu'un humain, une citée, la guerre ?

Carton-relief : "3D- malheur historique". Roxy doit sortir de la pièce, off Godard et Mieville font de l'aquarelle. Ils parlent de leur travail et évoquent deux questions : la mort et la souffrance. Roxy sur le canapé rêve aux Iles Marquise. Deux coquelicots au bord d'une route. Sur l'air de Marlborough s'en va en guerre, le chien s'enfonce dans la forêt puis, alors que le générique se termine, revient précipitamment.

Dans un billet calligraphié à la main du dossier de presse, Godard a écrit : Le propos est simple. Une femme mariée et un homme libre se rencontrent. Ils s'aiment, se disputent, les coups pleuvent. Un chien erre entre ville et campagne. Les saisons passent. L'homme et la femme se retrouvent. Le chien se trouve entre eux. L'autre est dans l'un. L'un est dans l'autre. Et ce sont les trois personnes. L'ancien mari fait tout exploser. Un deuxième film commence. Le même que le premier. Et pourtant pas. De l'espèce humaine on passe à la métaphore. Ça finira par des aboiements. Et des cris de bébé." Godard a rajouté en incise que la femme est "mariée" et que l'homme est "libre".

On trouve bien cet argument narratif dans le film mais on trouve aussi et surtout des incises qui, classiquement chez Godard, jouent sur des oppositions qui sont autant de coins pour faire éclater le propos d'ensemble en des fragments dispersés, qu'au choix, on trouvera absurdes ou lumineux. La 3D impose un nouveau défi à Godard : il ne s'agit plus de rapprocher deux images par le montage mais de faire intervenir un troisième élément, dans l'histoire comme dans l'image.

Une histoire fragmentée

L'histoire commence devant "l'usine à gaz", lieu matriciel à partir duquel l'histoire va sans cesse revenir. Il y a le parc où a lieu la brocante de livres, cette fontaine près du lac Léman où les touristes embarquent sur le ferry. Davidson et Josette y parlent de littérature (Soljenitsyne et son essai d'investigation littéraire) et de philosophie (Jacques Ellul, 1912-1994, l'un des principaux penseurs de la technique, précurseur de la décroissance). Dans ce premier segment, intitulé "1- La nature", la fiction démarre avec l'arrivée du mari de Josette dans une voiture. On apprendra bientôt qu'il est banquier. Il est armé, des coups de feu sont tirés.

Le second segment "2- La métaphore" ne fait guère avancer l'histoire, si ce n'est, qu'après les coups de feu, tous tentent de fuir : les jeunes gens en Amérique alors que Ivitch, double de Josette, pense à l'Afrique. Ce segment donne néanmoins la clé pour poursuivre avec la réponse à la question "Quelle différence entre idée et métaphore ?". Le film est en effet construit sur l'alternance entre l'idée (la nature) et la métaphore. Ce segment introduit aussi la thématique de la peinture avec Nicolas de Staël que lit maintenant Davidson et le personnage du chien qui fait son apparition, pour faire éclater la fiction, le face à face de l'homme et la femme à l'origine du langage.

Le troisième segment reprend l'intitulé du premier, "1- La nature", et poursuit donc la fuite des amants après les coups de feu échangés. Josette et Gédéon fuient en voiture, s'aiment puisqu'ils descendent nus l'escalier, et se disputent devant la télévision et surtout dans les cabinets. Ils vont se promener en voiture jusqu'au ponton où ils laissent le chien lui promettant de la retrouver après leur visite à Frankenstein

Le quatrième segment "2- La métaphore" est la métaphore du troisième. Ivitch et Marcus ont pris la place de Josette et Gédéon. Les acteurs se ressemblent intentionnellement. Le second couple est néanmoins plus grand que le premier et Héloïse Godet (Josette) a, au-dessus de la lèvre, une cicatrice que n'a pas Zoé Bruneau (Ivitch). Les plans dans le salon et les toilettes ne sont plus débullés (caméra dans un plan incliné vis à vis du sol) et les extraits qui passent à la télévisons différents. Ivitch n'aime pas le personnage de Maria dans le Metropolis de Lang qui cherche alors à fuir sa prison chez Rotwang. Marcus, qui prend la voix de Godard, raconte qu'en 1816, c'est ici, près du lac Léman, que Mary Shelley, qui voyageait avec Byron, a vraisemblablement écrit Frankenstein.

Le cinquième segment "3D- malheur historique" est très court et constitue une sorte d'épilogue où les trois membres de la petite famille Godard, lui-même, Anne-Marie Mieville et Roxy, parlent de leur travail en s'aidant d'aquarelles ou se repose sur le canapé.

Tout ça pour ça (1)

La difficulté avec Godard est qu'il est un petit laborantin des idées, un chercheur qui les fait jouer ensemble. Il ne propose pas un discours tout établi mais cherche à faire surgir de la vérité dans des éclats dus aux rapprochements de deux images, voir ici de trois. Il s'agit donc d'être extrêmement attentif à ce qui est dit et montré si l'on souhaite se mettre en position d'accueillir ce qui sont bien davantage des propositions qu'un propos.

Ces propositions concernent la philosophie, la science, l'histoire, la littérature, la peinture et le cinéma. Le propos philosophique (je prends des risques.. mais c'est ça l'amusant !) est bien sur évident, contenu dans le titre, c'est l'adieu au langage. Il est dit dans le segment 4 que le langage est né du face à face de la relation duelle, or ce face à face empêche de voir le monde. Le chien, le seul à même de voir la nature telle qu'elle est, car n'étant pas aveuglé par la conscience, ne la voit plus quand il regarde son maître. Il ne peut alors se défaire de son regard et l'aime plus que lui-même. Le philosophe étant celui qui est capable d'être inquiété par autrui, par l'autre, doit donc se défaire de la relation de face à face avec quelqu'un pour produire un discours plein (celui qui renvoie à la connaissance de l'arbre). Il faut donc rechercher de la pauvreté dans le langage pour voir pleinement surgir le monde. Et pour cela tous les moyens sont bons : vérité de l'idée et métaphore de cette vérité et surtout usage du fragment, de la structure éclatée, de l'interprétation (les formes des nuages), le rêve. Sans compter qu'en grec “métaphore” désigne le tramway (demander aux Athéniens !) et qu'en russe "caméra" signifie prison ; attention donc peut-être de ne pas filer la métaphore trop loin au cinéma.

Godard chausse des lunettes scientifiques pour voir le monde. Les références aux mathématiques abondent : Le zéro et l'infini, la fonction infinie en tous ses points sauf en un seul où elle est égale à zéro, la fonction zêta de Riemann vue comme une infinité de zéro alignés au bord d'une plage. Histoire et économie se mêlent. "La société est-elle prête à accepter le meurtre pour limiter le chômage ?". En 1933 où fut inventée la télévision, Hitler accéda au pouvoir. Espoir aujourd'hui insensé dans l'état ; victoire de ceux qui ont perdu mais ont imprégné le monde de leur idéologie. Ce fut le cas pour Napoléon, vaincu à Waterloo mais qui répandit les idées de la révolution. Ce fut le cas pour Hitler ; il perdit mais imposa le besoin d'un chef.

Nicolas de Staël est le premier peintre cité puis métaphoriquement Courbet et son Origine du monde. Après avoir murmuré "Commençons par le commencement, les indiens apaches, la tribu des Chiwawas, ils appellent le monde la forêt " Godard filme l'origine de ce monde : le sexe d'une femme. Monet est en revanche cité explicitement comme l'auteur de cette injonction : "Ne pas peindre ce qu'on voit, puisqu'on ne voit rien, mais peindre ce qu'on ne voit pas". Pour la littérature, sont convoqués Soljenitsyne avec L'archipel du goulag, Dostoïevski avec le livre de poche Les possédés entraperçu, Rilke dont sont extraits les propos sur le chien seul capable de voir le monde tel qu'il est. Il est fait retour en mai 1816, quand Mary Shelley et Lord Byron faisaient un séjour près du lac Léman. Mary Shelley y écrivit son livre d'horreur, Frankenstein ou le Prométhée moderne : Godard en quelque sorte qui crée un drôle de monstre audiovisuel.

Citations de Jean Cocteau, de Howard Hawks (Seuls les anges ont des ailes), de Rouben Mamoulian (Docteur Jekyll et Mister Hyde) et un autre en couleurs non identifié puis un extrait de Metropolis. Godard reprend aussi des images de son précédant Trois désastres : les images superposées de la nature, du piano sur le lac Léman, le cycliste parmi les voitures, la femme aux cheveux roux pris dans l'hélice de Piranha 3D, le plan de Byron et Shelley avec le marin ainsi que la thématique, mais en mineur, du choix entre vivre ou raconter une histoire.

Tout ça pour ça (2)

La 3D est utilisée avec parcimonie. Il s'agirait de faire "entrer le plat dans la profondeur", de s'interroger sur le fait que, dans une glace, gauche et droite sont inversés mais pas haut et bas... Les plongées et contre-plongées génèrent des effets de figurine avec des personnages qui semblent beaucoup trop petits dans le paysage. Certaines perspectives sont trop allongées : un crayon, une clenche de porte, les jambes ou les bras d'Ivitch nous tendant des fruits. Restent quelques petits effets : le chien qui sort son museau de l'écran, les fleurs qui viennent jusqu'à nous, le ferry qui semble éloigné de ses bouées d'amarrage. On notera néanmoins que presque toutes ces images viennent de Trois désastres.

Bien plus magnifiques l'opposition entre le message en apparence mortifère (AH-Dieux, OH-langage) et la saturation des couleurs, sous la pluie, dans les arbres. Godard aime les marches funèbres et les requiem mais il aime aussi les couleurs ultra-saturées de nature ou d'enfants courant dans un champ.

Le philosophe est celui qui se laisse inquiéter par le regard d'autrui. Avec son œuvre, Godard nous donne l'occasion de l'être tous. "Est-ce que tu habites cette maison depuis longtemps ?". "Pourquoi, "depuis longtemps ?", il suffit de dire : Est-ce que tu habites cette maison ?"

Jean-Luc Lacuve le 01/06/2014

 

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Cannes 2014 : Prix  d'interprétation féminine pour Julianne Moore Avec : Roxy Miéville (Le chien), Christian Gregori (M. Davidson), Héloïse Godet (Josette), Kamel Abdelli (Gédéon), Zoé Bruneau (Ivitch), Richard Chevallier (Marcus), Daniel Ludwig (le mari), Marie Ruchat (Marie, la jeune fille rousse), Jérémy Zampatti (le jeune homme), Jessica Erickson (Mary Shelley), Dimitri Basil (Percy Shelley), Alexandre Païta (Lord Byron). 1h10.
Voir : photogrammes
Genre : Cinéma expérimental
Thème : Cinéma en 3D