Philippe Garrel et le motif du sucicide

Entre 1999 et 2013, tous les films du cinéaste se terminent par un suicide. Overdose de barbituriques pour Serge dans Le vent de la nuit (1999), overdose d'héroïne pour Lucie dans Sauvage innocence (2001), un mystérieux comprimé pour François dans Les amants réguliers (2005) barbiturique et alcool pour Carole et saut dans le vide pour François dans La frontière de l'aube (2008), accident de moto pour Fréderic dans Un été brulant (2011) et coup de revolver pour Louis dans La jalousie (2013). A la différence de ces précédents films, Louis se rate dans La jalousie et continue de vivre. Plus lumineux, L'ombre des femmes (2015) bénéficie d'un happy-end.

Garrel, marqué par le suicide de son amie et actrice Jean Seberg en 1979, distingue en effet deux types de suicide : ceux dont sont victimes les personnages ayant été jusqu'au bout d'un parcours et ayant rencontré l'échec de la révolution ou l'hôpital psychotique et qui se suicident par drogue et barbituriques et les autres. Pour ceux-là, Garrel n'a cessé de répéter que le suicide est une fausse solution, une diablerie même, qu'il met en scène à la fin de La frontière de l'aube.

 

Le suicide de Jean Seberg

En 1984, Garrel écrit un court texte intitulé "Jean Seberg" publié dans Fragments d’un journal (1984) et reproduit dans les Cahiers du cinéma, n°447 (septembre 1991, p. 39) :

J'étais un artiste. Je n'avais pas trente ans. Je vivais seul la plupart du temps, dans une chambre en désordre. Mes films ne marchaient pas. J'écrivais des scénarios pour des films que je faisais avec rien. Je rencontrai Jean, une actrice de cinéma qui ne tournait plus de films. Elle se donna la mort. Une femme ayant le visage de Jean m'apparut dans un rêve. (La salle était vide, la porte était ouverte. Dans l'embrasure de la porte on pouvait voir le mur d'une église. Le visage du fantôme était livide. Le fantôme dit " Je dois partir maintenant. Je vais là, derrière cette église. Tu pourras toujours m'y trouver. ") Comme dans Spirite de Théophile Gautier la suicidée apparaît au jeune homme dans le miroir et l'entraîne dans la mort. Jean m'appelait dans l'autre monde… Mais voici comment se déroula cette histoire dans la vie réelle.

J'étais dans ma chambre ce jour-là, fumant du haschich avec toute la précision que donne l'habitude. Le soleil d'hiver descendait derrière les rideaux. Je m'endormis tout habillé. Je me réveillai et pleurai, sur mon oreiller au milieu de la nuit. ("Je suis fatigué…fatigué…pensais-je, de ma vie de solitaire.") Mais l'émotion d'avoir déjà aimé et la beauté de ma vie, que je croyais unique, me firent monter d'autres larmes aux yeux et je finis par me rendormir. À midi, je descendis dans la rue. Je croisais Elisabeth une amie, qui m'entraîna chez un couple avec qui elle devait déjeuner. J'avais acheté un lys sur la route pour l'offrir à cette actrice inconnue de moi chez qui on m'amenait à l'improviste. Je devais la revoir.

J'eus avec elle des rendez-vous dans ma chambre, chez elle ou dans un café. Je regardais par la fenêtre la neige qui tombait sur la cour. Je fis un film avec Jean. Je filmais son visage. Parfois Jean pleurait. Je me tenais derrière la caméra. Jean était une comédienne de l'Actor's Studio et elle improvisait des psychodrames. Je filmais seulement son visage, gardant ainsi secrètes les conditions du tournage. Quand j'eus fini ce portrait, je soumis un premier montage de son film à Jean qui trouva le film très bien. Jean avait tourné beaucoup de films, mais elle prenait plaisir à un film qui lui était entièrement consacré. Au reste dans ce film on pouvait voir son âme, qui était très belle.

Jean écrivit un scénario : "Et maintenant je peux parler d'Aurélia… " Elle écrivit aussi des poèmes qui furent publiés. Elle s'identifiait tour à tour à l'Aurélia de Nerval, qu'elle voulait jouer de façon moderne, et à Jeanne d'Arc, parce qu'elle avait interprété la Jeanne d'Arc des Américains. Jean eut une dépression nerveuse. Elle fut hospitalisée. Les électrochocs qu'on fit subir à Jean eurent un rebondissement tragique. Je revenais à pied des laboratoires de cinéma qui se trouvent en banlieue. Je marchais le long du fleuve. C'était la fin de l'été. Des pêcheurs se profilaient sur le soleil couchant. Je traversais le marché aux puces par la porte de Clignancourt, un nouveau film était fini, et je respirais le bonheur d'en être délivré. Quand soudain au hasard d'un trottoir, je tombai sur la photo de Jean en première page du journal du soir. " Jean Seberg s'est suicidée "

... filmés dans La frontière de l'aube

Tous les éléments clés de La frontière de l’aube (2008) figurent dans ce texte : la nouvelle Spirite de Théophile Gauthier, une actrice, une âme très belle (que Garrel filme / que François photographie), la dépression, l’hôpital, les électrochocs, le suicide. Sans aucun doute, le personnage de Carole est inspiré de Seberg.

À cela, nous pouvons ajouter deux autres évènements de sa vie explicitement cités par Garrel et ne figurant pas ci-dessus. Tout d’abord, une scène nous montre François attendant Carole pour une séance photo. Elle arrive très en retard et il lui fait la tête parce que la lumière a disparue et qu’il ne pourra plus travailler. Pour excuser son geste, elle lui fait croire qu’elle s’est jetée sous le métro avant de lui avouer que cet incident a eu lieu un an auparavant. Il s’agit d’une référence évidente à la tentative de suicide ratée par Seberg en 1978 lorsqu’elle se jeta sous une rame de métro parisien et qu’elle y survécut. Un an plus tard, elle avalera une dose mortelle de barbituriques et d’alcool.

Le deuxième évènement repris par Garrel appartient à ses propres souvenirs de tournage avec Seberg. Les hautes solitudes est un film muet réalisé par Garrel en 1974. Il s’agit d’un portrait de l’actrice. Pendant le tournage, elle demande à Philippe Garrel de filmer son suicide et il accepte. Cet épisode est raconté dans un article de Jacques Morice :

"Il est prévu qu’elle se couche en chemise de nuit sur le lit et qu’elle avale une série de barbituriques. Passé un laps de temps, elle simulera une douleur très vive au ventre et ses cris alerteront Tina Aumont, présente dans la chambre voisine. Ils tournent la scène. Mais au moment où Seberg se tord de douleur, Garrel panique complètement, lâche brutalement la caméra et se jette sur elle, convaincu du pire. La réaction de Seberg ne se fait pas attendre ; furieuse, elle lui lance violemment : « Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu es complètement fou ! Tu as gâché la scène ! » Dans le film, un voile blanc vient couper net l’action. "
Jacques Morice, Un jour de février 1974, deux solitudes en silence : Garrel et Seberg, Cahiers du cinéma, Hors-série, 100 journées qui ont fait le cinéma, mars 1995, p. 112.

La frontière de l’aube se conclut par le suicide de François. L’un des derniers plans du film, suivant immédiatement la mort de François, montre le reflet du diable dans le miroir où Carole se manifestait. On comprend alors que l’image dans la glace n’était pas réellement celle de sa bien-aimée. Au sujet de ce plan, Garrel a déclaré lors de la conférence de Presse à Cannes en mai 2008 :

" À la fin, j’ai montré le diable quand même c’est-à-dire que, dans le mythe moderne, le suicide c’est le diable. C’est le diable qui vous attire, qui vous dit de venir avec lui comme dans le sketch de Fellini avec Terence Stamp. C’est le diable qui vous attire dans le suicide, enfin le diable au sens de la mythologie de l’inconscient ou des images de l’inconscient. Donc, j’ai montré le diable, si on peut montrer le diable. On ne peut pas montrer le diable. Polanski a préféré ne rien montrer du tout parce qu’il a vraiment eu affaire au diable. J’ai préféré dire que ce qui l’avait attiré c’était un délire hallucinatoire et donc c’était le diable. C’est comme ça que je me démarque du mythe romantique. C’est moderne de dire aux jeunes gens que si une jeune femme vous appelle dans un miroir et vous demande de sauter par la fenêtre, ne sautez pas parce que c’est le diable."

L'enfant et la mort est toujours l'une des deux finalités chez Garrel comme si les autres choix n'existaient pas. Un ami de François lui dira que "faire un enfant c'est comme sauter par la fenêtre mais du bon côté". Ces deux possibilités représentent une manière de défier le temps. Faire un enfant c'est s'offrir un peu d'immortalité. Ce n'est pas aussi radical ou romantique que le suicide mais cela demeure tout de même une petite revanche sur le temps

Source : Notes autour de La frontière de l’aube de Philippe Garrel : La beauté du diable par Marie-Christine Breault (17/06/2009)