Les étendues imaginaires

2018

Genre : Film noir

(A Land Imagined). Avec : Xiaoyi Liu (Wang), Peter Yu (Lok), Jack Tan (Jason), Yue Guo (Mindy), Ishtiaque Zico (Ajit). 1h35.

Wang, un ouvrier chinois expatrié, n’est plus venu à son poste depuis deux jours. L'inspecteur Lock enquête dans le chantier de matériaux de construction et d’aménagement du littoral où il travaillait. Jason, fils du patron et contremaitre, finit par avouer qu'il ne tient pas à jour les fiches de ses ouvriers, il se contente de confisquer leurs passeports pour les obliger à revenir chaque jour. Lock pousse l'enquête jusqu'à dormir dans le dortoir minable de Wang, y trouvant un flacon de somnifères. Mais la chaleur est trop forte et, voyant en contrebas dans la rue un cybercafé, il ne tarde pas à y entrer. Le cybercafé où prédominent simulations de tir, films pornographiques et jeux érotiques est tenu par la jolie Mindy.

Le lendemain l’inspecteur Lock dit à son collègue qu'il rêve depuis l'enfance de lieux où il n'est jamais allé et qui se se sont révélés conformes à son rêve plus tard. C'est alors que se déroule derrière lui l'accident de Wang survenu deux jours plus tôt. Wang, le bras soutenu par une attelle pour quelques semaines, avait accepté la proposition de son patron de conduire la camionnette des travailleurs malaisiens de leurs chambres surpeuplées à leur lieu de travail. Le soir, Wang s'inquiétait du sort d'un ouvrier qui avait réclamé le remboursement de dettes abusives contractées dans le chantier de Jason. Avait-il disparu ou était-il rentré chez lui ? Les ouvriers auraient-ils du se mettre en grève pour le soutenir ?

Parce que Mindy a repéré qu'il conduisait une camionnette, elle lui propose une balade à la mer. Elle se désole que Singapour se construise avec des terres gagnées sur la mer selon une ligne droite dépourvue de charme. Wang lui dit que les plusieurs mètres gagnés chaque année sur l’océan sont dus à des tonnes de sable importés des pays voisins; ainsi sont-ils aujourd'hui en Malaisie mais il pourrait l'emmener au Cambodge en Thaïlande ou en Corée.

Dans le cyber café, Wang communique avec Troll862 qui prétend savoir où se trouve l'ouvrier revendicateur. Mais Wang ne sait si c'est vrai ou s'il n'est pas même en train de rêver que l'inspecteur et son collègue le poursuivent. C'est en effet eux qui maintenant entrent dans le café...

L'intrigue policière parait dès le départ improbable. Comment deux inspecteurs de police pourraient passer leurs journées à enquêter sur l'absence durant deux jours d'un employé clandestin ? Il s'agit donc bien plutôt d'un rêve, celui de Wang qui aimerait être secondé dans sa quête par les autorités.

Wang s'interroge sur l'absence de l'ouvrier qui voulait rentrer dignement chez lui. Comme Wang boit lorsqu'il monte au-dessus de la montagne de sable; il s'imagine dans le plan suivant, non raccord, déterrer le corps de cet ouvrier et être poursuivi par une camionnette. Il avait fait auparavant la découverte du passeport d'Ajit dans le coffre de Jason le contremaitre. Mais sa déduction d'une disparition n'était probablement pas la bonne. Lock, son alter ego, découvre en effet qu'Ajit a simplement été transféré dans un autre chantier. L'inspecteur découvrira au dernier plan Wang bien vivant dans la fête ; bien vivant mais toujours déboussolé s'imaginant être vu par le personnage de Lock qu'il a créé.

Les extensions de la puissance économique de Singapour gagnant sur la mer proviennent de l'exploitation des ressources en matériaux et en main d'œuvre sous payée d'autres pays. Rien d'illégal là-dedans si ce n'est des conditions de vie dégradantes et pleines de stress. Elles font perdre le sens du réel à Wang, traumatisé par la perte d'Ajit, son seul ami et son remord envers son lâchage de l'ouvrier revendicateur.

La beauté des plans est constante depuis le plan d'ouverture de l'ouvrier en haut des échafaudages jusqu'au plan final de Wang de dos dans la fête regardant la mer. La bande-son, constamment inventive, joue aussi beaucoup dans le charme de ce film hypnotique où les personnages dorment beaucoup et rêvent tout autant. Il ne leur ait offert d'être les personnages d'un vrai film noir que sur le mode fantomatique. le film baigne ainsi dans une sorte réel de fantastique qui, toutes proportions gardées parce que beaucoup plus mineur et modeste, pourrait rappeler Mulholland drive (David Lynch, 2001) ou Un grand voyage vers la nuit (Bi Gan, 2018).

Jean-Luc Lacuve, le 17/03/2019