Après la tempête

2016

Chanson Wakare no Yokan (1987) de Teresa Teng

Un certain regard (Umi yori mo Mada Fukaku). Avec : Hiroshi Abe (Ryota Shinoda), Yoko Maki (Kyoko Shiraishi), Yoshizawa Taiyo (Shingo Shiraishi), Kirin Kiki (Yoshiko Shinoda), Rirî Furankî (Le chef de l'agence), Sosuke Ikematsu (Le jeune détective). 2h00.

L'Asahigaoka Housing Complex de Kiyose, à une heure au Nord-Ouest de Tokyo. Septembre 2014. La radio annonce le 23e typhon de la saison chaude.

Dans son petit appartement HLM, Yoshiko Shinoda, la grand-mère reçoit sa fille, Chinsue, qui l'aide à rédiger les adresses des destinataires des cartes annonçant le décès de son époux survenu il y a maintenant environ six mois. Yoshiko se sent libérée de ce mari avec qui elle vécut 50 ans mais avec qui elle ne cessait de se disputer car il accumulait les dettes de jeu et l'avait réduit à vivre pauvrement. Yoshiko et Chinsue évoquent leurs connaissances anciennes dont l'une leur évoque leur fils et frère, Ryota : "un talent qui fleurit tardivement"

Ryota arrive en train de Tokyo pour se rendre dans la cité HLM où une amie d'enfance est contente de le revoir. Elle qui n'a pas pu quitter ces résidences où parfois les personnes âgées meurent solitaires. Elle le félicite pour son livre paru 5 ans plus tôt et qui fit de lui un écrivain alors célèbre même s'il n'a rien publié depuis.

Ryota, est venu à l'improviste et découvre désert l'appartement de sa mère. Il le fouille et embarque des billets de loteries. Yoshiko survient et ne semble pas dupe qu'il soit à la recherche d'argent. Malgré un début de carrière d’écrivain prometteur, Ryota s'est reconverti dans un travail de détective privé et semble aux abois. Incapable d'aider sa mère même aux tâches les plus simples, il casse ainsi une vitre en déplaçant un arbuste sur le balcon. Ryota profite du moment de partage d'une glace artisanale pour lui offrir un peu d'argent comme cadeau d'anniversaire. En raccompagnant son fils à la station de bus, Yoshiko présente Ryota à son professeur de musique qui organise chez lui des écoutes de musiciens classiques et lui donne rendez-vous le mercredi suivant.

Dans le centre-ville de Kiyose, Ryota tente de vendre un appareil photo en mauvais état au prêteur sur gage. Celui-ci lui rappelle combien son père venait souvent et prétexta même l'opération de son fils puis sa guérison pour lui emprunter de l'argent. Ryota lui confirme bien qu'il n'a jamais été opéré de sa vie.

A Tokyo, Ryota et son jeune collègue détective présentent à une jeune femme les photos où elle est surprise en compagnie d'un homme se rendant à un love hôtel. C'est son mari qui a commandé à l'agence cette filature. La jeune femme dépitée se demande comment elle en est arrivée là. Elle comprend que les détectives ne demandent qu'à ce que l'on achète leur silence. Elle s'en réjouit et leur propose même une autre affaire.

Ryota constate pourtant que l'argent gagné par cette arnaque ne va pas lui permettre de payer ses loyers de retard ni les chaussures et le gant de base-ball qu'il a promis à son fils de 11 ans, Shingo, ni la pension alimentaire qu'il doit à sa femme. Tout proche de l'Omiya Keirin Stadium ouvert aux paris sur ces courses cyclistes, Ryota ne peut résister à sa passion pour le jeu... et perd aussitôt son argent. Il rentre désolé le soir dans son appartement minable pendant que sa femme, Kyoko, travaille tard le soir dans son agence immobilière.

Le lendemain,  Ryota est réveillé en sursaut par son jeune collègue. Ils s'en vont surveiller le jeu de Shingo sur le terrain de base-ball. Celui-ci est accompagné de Kyoko et de son nouveau petit copain, le patron de l'agence immobilière où elle travaille...

Le film traite de la relation entre le personnage principal, Ryota, et sa famille, en l’occurrence sa mère, Yoshiko, son ex-femme, Kyoko, son fils de 11 ans, Shingo, et sa sœur, Chinsue. C’est l’histoire d’une rédemption après un divorce compliqué et des dettes de jeu accumulées jusqu’à ce que Ryota ne puisse plus ni aider sa mère avec sa maigre retraite, ni payer la pension alimentaire qu’il doit à son ex-femme, ni offrir à son fils le gant de base-ball qu'il lui a demandé et en vienne jusqu'à quémander de l'argent auprès de sa sœur comme le fit son père avant de mourir.

Cette rédemption est discrètement mise en scène à la fin du film. Elle demeurera ainsi sans doute ambiguë pour nombre de spectateurs ne sachant pas si l'encrier a, ou non, été vendu. Pourtant, toute la mise en scène de Kore-Eda, avec une infinie économie de moyens, ne cesse de creuser un unique thème : comment vivre au présent pour se réconcilier avec son passé et tenter de devenir l'homme qu'on voulait être.

A la recherche de l'idéal perdu

Le titre original du film est Umi yori mo Mada Fukaku ce qui veut dire Plus profond que la mer. Ce titre est extrait des paroles de la chanson Wakare no Yokan (pressentiment de rupture), entendue à la radio au moment crucial du film, lorsque, durant le typhon, Yoshiko, explique sa philosophie à son fils. Pour elle, Ryota passe son temps à regretter le passé et à rêver d'un avenir devenu inaccessible. Vivre au présent, la seule source de joie, consiste à abandonner ce qu'on ne peut avoir pour se réjouir de ce que l'on a. Yoshiko n'a jamais connu cet amour plus profond que la mer et plus grand que le ciel. Elle pourrait s'en désespérer mais elle sait se satisfaire des bonheurs simples de l'existence. "La vie c'est simple" s'exclame-t-elle avec sa joie naïve et espiègle, croyant avoir trouvé là le sésame qui donnera à son fils un nouveau passeport dans la vie et qu'il ferait bien de noter pour son futur roman.

Yoshiko est un modèle de grand-mère. Consciente des tracas de ses enfants, elle les aide du mieux qu'elle peut mais avec patience et en prenant son temps. De même, elle prend son temps pour écrire ses lettres de remerciement en réponse aux condoléances reçues. Elle avait depuis longtemps espéré que son mari cesserait de l'embêter (elle dit avoir chassé avec bonhomie le papillon bleu qui aurait pu être le fantôme de son mari). Elle sait aussi ne plus écouter que des chansons de variété pour écouter avec ravissement l'opus 131 de Beethoven. De fait le 14e quatuor à cordes frappa par le sentiment d'unité qu'il dégageait, malgré l'atmosphère très différente des différents mouvements. Ce quatuor est parfois considéré comme le plus grand chef-d'œuvre de Beethoven, tous genres confondus. Comme il l'est rappelé par le professeur, Schubert aurait déclaré à son sujet : " Après cela, que reste-t-il à écrire ?".

Bien entendu, le sésame du bonheur est un peu plus compliqué que ne le croit la grand-mère parvenue au temps de la sagesse des seniors (comme le rappelle encore le professeur). Kore-Eda en superposant une chanson déchirante à l'expression d'une philosophie simple sait aussi qu'il est nécessaire de recoudre le passé avant de continuer son chemin.

Avant le traumatisme de son divorce et de sa séparation d'avec sa femme et son fils, Ryota subit la perte de son idéal. Le premier fut de devenir le contraire d'un père honni. Adolescent, son rêve fut de devenir fonctionnaire territorial, gage de sécurité financière. Il reconnait que cette idée est assez absurde aujourd'hui comme il s'en glorifie presque auprès de son jeune collègue détective dont il sollicite cet aveu. Ensuite, c'est l'idéal d'écrivain qu'il poursuivit. La table désertée, roman à la signification obscure mais prometteur, gagna un prix mineur. Il inscrivit pourtant Ryota dans un divorce cette fois familial. Il y décrivait sous forme de fiction mais assez précisément les petites bassesses familiales. L'image désolante la couverture saisie par Kyoko (ou le lapsus du professeur : "personne à table") montre bien que ce règlement familial ne peut suffire à faire œuvre d 'art. Comme claude Jade l'exprimait dans Domicile conjugal de Franosi Truffaut, auteur préféré de Kore-Eda : "Je suis assez ignorante mais je suis certaine d'une chose : une œuvre d'art ne peut pas être un règlement de compte ou alors ce n'est pas une oeuvre d'art." Kyoko essaya vainement de l'orienter vers un univers plus large et économiquement plus réaliste (les mangas) sans parvenir à le convaincre.

La rédemption viendra de manière inattendue. Après avoir vainement cherché un rouleau précieux ou un paquet d'argent caché dans un bas, c'est la vente d'un encrier, qu'il croit sans grande valeur, qui réconcilie Ryota avec son passé. Il apprend d'abord que son père était fier de lui. Il offrait comme un cadeau qui prendrait de la valeur, l'édition originale de son roman. C'est ensuite la valeur, 300 000 yens, de l'encrier qui surprend Ryota. Pourtant son père n'a jamais songé à s'en séparer pour en tirer profit. Ainsi, lorsque le prêteur sur gage et sa femme demandent à Ryota de dédicacer son roman, se redresse-t-il avec la fierté de son père qui ne renonça jamais à ce qu'il savait faire, son seul talent, bien écrire.

L'épilogue est très apaisé dans sa plastique. Les personnages marchent tranquillement dans des paysages comme nettoyés par la pluie du typhon et promettent de se revoir. Cela semble indiquer que Ryota n'a pas vendu l'encrier et c'est pour cela qu'il ne donne pas les trois mois de pension qu'il doit à sa femme, 150 000 yens. Rien ne vient indiquer qu'il s'apprêterait à les jouer. Au contraire, en gardant l'encrier (sans doute enveloppé dans le paquet mauve qu'il garde avec lui dans le train) et alors qu'il donne ses billets de loterie à son fils, il va sans doute enfin pouvoir, si ce n'est être, tout du moins essayer de ressembler à l'homme qu'il voulait être ; un écrivain.

Un thème qui miroite dans chaque personnage et un complexe immobilier.

"Comment est-ce que ma vie a tourné comme cela ?" s'interroge la femme mal mariée qui se trouve en but à la filature des détectives commandée par son mari afin de ne pas payer de pension alimentaire. La remarque touche Ryota qui la note et l'affiche à son mur de pense-bête à destination de son roman. C'est en effet en n'ayant pas trouvé jusqu'alors l'origine de son mal que sa vie ne cesse de se détériorer

Interrogeant la collègue détective privée sur la supposée insensibilité des femmes capables de repartir de l'avant après une rupture celle-ci lui affirme que "les femmes peignent à l'huile". Sur l'ancienne couche de peinture, elles peuvent en peindre une autre qui masque la première sans la nier pour autant, la sachant toujours là. Un autre écho d'une capacité à rester soi même en dépit de l'échec se trouve chez l'humble professeur de piano. Il refusa par modestie une émission de télévision consistant à commenter des œuvres musicales. Alors que sa fille, traversant une unique fois le plan a renoncé au violon, ce qui doit lui fendre le cœur, il n'en continue pas moins à professer avec le sourire devant son club de seniors.

Le rencontre avec le jeune homme auquel Ryota extorque de l'argent pour ne pas révéler sa relation amoureuse avec sa répétitrice le blesse. L'adolescent lui affirme que ce qu'il est devenu comme adulte le dégoûte. En revanche l'affection assez mystérieuse de son jeune collègue lui laisse entrevoir que rien n'est jamais perdu dans la relation filiale puisque celui-ci revint voir son père à sa majorité.

L’Asahigaoka Housing Complex de Kiyose, où Kore-Eda vécut de l’âge de 9 à 28 ans est elle-même selon ses mots une "résidence qui n’a pas pu devenir ce qu’elle voulait non plus... ". Kore-Eeda fait ici allusion au fait que ces types de complexes qui avaient été construits partout au Japon - des logements collectifs que tout le monde appréciait à une certaine époque - sont maintenant confrontés à des problèmes de délabrement en même temps qu’au vieillissement de ses résidents. La voisine raconte que l'on ne retrouva le corps d'une vieille personne dans son appartement que quinze jours après son décès. Un haut-parleur annonce la disparition d'un homme de soixante-dix ans, probablement atteint d'Alzheimer qui s'est enfui. Ryota regrette de ne plus entendre les cris d'enfants sur les pelouses.

La saisie d'une couverture de livre, la métaphore du mandarinier servant de nourriture aux chenilles avant de devenir papillon, le constant rapport entretenu dans chacune des séquences à la possible rédemption ; tout prépare à une séparation qui sera l'occasion de continuer les relations d'une autre façon.

Jean-Luc Lacuve le 12/05/2017