Female

1933

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Thème : Pré-code

Avec : Ruth Chatterton (Alison Drake), George Brent (Jim Thorne), Lois Wilson (Harriet Brown), Johnny Mack Brown (George P. Cooper), Ruth Donnelly (Miss Frothingham), Ferdinand Gottschalk (Pettigrew). 1h00.

Alison Drake est la riche propriétaire et dirigeante inflexible d'une grande entreprise automobile, héritée de son père. Son travail lui a fait perdre son romantisme juvénile et elle a des relations occasionnelles avec des hommes, y compris ses propres employés dont elle se lasse vite ; ainsi Briggs, envoyé à Montréal et Cooper, le nouvel amant qui reçoit une prime.

Alison organise une réception pour les concessionnaires dans son manoir, mais en a assez des hommes qui la flattent, veulent s'associer à ses affaires ou l'épouser pour son argent. Elle s'habille ainsi en petite employée et se rend dans un parc d'attractions, où elle séduit un homme dans un stand de tir. Ils dansent et s'amusent ensemble, mais il refuse son offre de rentrer à la maison avec elle.

Le lendemain, ils se retrouvent à son usine. À leur étonnement mutuel, il s'avère être Jim Thorne, un ingénieur doué, inventeur de la boite de vitesse automatique, qu'elle a ordonné à Bradley, son avocat, de débaucher du concurrent, Consolidated. Alison fait venir Jim à son manoir ce soir-là, censément pour discuter en détail de ses plans pour l'entreprise. Elle tente de le séduire, mais il la rejette et veut s'en tenir à des relations professionnelles.

Agacée, elle se tourne vers un détective puis son assistant, Pettigrew, pour obtenir des conseils. Il lui dit que les hommes veulent des femmes plus douces et moins indépendantes. Elle ajuste alors sa tactique. Elle attire Jim dans un pique-nique et ne cesse de jouer à la faible femme soumise. Au final, il succombe à ses charmes.

Le lendemain, Jim se présente à son bureau avec une licence de mariage, mais elle l'informe qu'elle aime leur relation telle qu'elle est. Outragé, Jim démissionne.

Alison est confrontée à un autre problème. Son entreprise a besoin d'un financement d'urgence pour survivre, mais une autre entreprise a l'intention de profiter de la situation pour l'absorber et a convaincu les banques locales de lui refuser tout crédit. Alison prend rendez-vous pour rencontrer la banque Barclay de New York, mais se ravise lorsqu'elle se rend compte qu'elle ne peut pas vivre sans Jim.

Aidée par la police, toute prête à la renseigner, elle poursuit Jim en voiture durant toute la nuit. Au matin, elle le retrouve dans un autre stand de tir en plein air. Elle lui dit qu'elle est prête à se marier. Jim se rend alors compte qu'ils peuvent prendre un vol pour New York à temps pour sauver sa compagnie. Renonçant à tout, Alison lui dit qu'il dirigera désormais l'entreprise alors qu'elle aura neuf enfants de lui.

William Dieterle devait réaliser le film, mais il tomba malade et le studio voulu le confier à William Wellman. Celui-ci partit pour une autre production, College coach, après avoir tourné quelques scènes. En dépit de ces difficultés, le film, finalement réalisé par Michael Curtiz est tout à fait remarquable.

Architecture moderne et audace féministe

Il s'ouvre sur une séquence de travail à la chaîne dans une usine d'automobiles très représentative de l'époque. Le directeur saura dire un peu plus tard qu'il faut trois millions de voitures par an pour en maintenir vingt et un millions sur les routes américaines et que Drake motor car réalise 17,8 % du total. Alison ne confond pas morale et affaires. Ainsi, quand son avocat lui fait remarquer que débaucher Jim "C'est un moyen peu éthique"; "Quel rapport avec les affaires" réplique Alison.

Sortie de son bureau d'où on voit les cheminées fumer, Alison Drake habite Ennis house, à Hollywood hills, une des demeures construites par Frank Lloyd Wright.

Alison ne veut perdre ni temps ni énergie avec les hommes : "Une femme amoureuse est pitoyable. Malheureuse elle désespère ; heureuse, elle exaspère (...) J'ai décidé de suivre la même route que les hommes, d'être aussi sexiste qu'eux (...). Certaines femmes ont besoin d'avoir un mari. Plutôt avoir un canari (...) Quand on travaille avec des hommes 14 heures par jour, on perd ses illusions".

Avant d'obtenir ce qu'elle veut de ses amants d'un soir, Alison actionne une sonnette qui indique au majordome dans quelle pièce elle se trouve, salon ou piscine, afin que celui-ci lui amène de la vodka. "De la vodka comme Catherine II avait l'habitude d'en servir à ses soldats pour raffermir leur courage" expliquera le majordome.

Celui-ci, comme Pettigrew, le vieux secrétaire, est très admiratif de sa patronne qui ne s'en laisse pas compter par ceux qui n'en veulent finalement qu'à son argent. Pettigrew fait le pari bien risqué de promettre "Un caleçon tricoté à la main" si elle succombe à l'amour. Quand aux soupirants éconduits, ils se satisfont finalement du malheur de leurs successeurs. Ainsi Briggs à Cooper qui, comme lui, ne va pas tarder à être muté avec une grosse prime : " Rendez-vous à Montréal ".

Pour aiguiller Cooper sur le chemin sentimental alors qu'il s'enferre à parler commerce, Alison, jette un coussin sur le lit avec un "Alors vous êtes un enthousiaste !" dont il comprend brusquement le double sens.

A female gaze movie

Selon, Laura Mulvey, Plaisir visuel et cinéma narratif (1975) et Iris Brey, Le regard féminin à l'écran, une révolution à l'écran (2020) Il faut pour qu'un film soit un regard féminin: narrativement que: 1. le personnage principal s'identifie en tant que femme; 2. l'histoire soit racontée de son point de vue; 3. son histoire remette en question l'ordre patriarcal.   Il faut d'un point de vue formel que: 1. grâce à la mise en scène le spectateur ou la spectatrice ressente l'expérience féminine; 2. si les corps sont érotisés, le geste doit être conscientisé (Laura Mulvey rappelle que le male gaze découle de l'inconscient patriarcal); 3. Le plaisir des spectateurs ou spectatrices ne découle pas d'une pulsion scopique (prendre du plaisir en regardant une personne en l'objectifiant, comme un voyeur).»

Inventivité de la mise en scène du pré-code

Le détournement des règles de censure permet l'usage de l'ellipse (Cooper fatigué au bureau, signe qu'il a passé la nuit avec Alison) le hors champ (le commentaire des domestiques vis à vis de l'attitude de leur patronne dans la bibliothèque ou à la piscine), le plan trompeur (le discours initial du directeur, de dos, n'est que celui d'un subalterne qu'Allison remet à sa place quand la caméra la découvre en face de lui, le regard dur.

La mise en  scene joue constamment le double jeu. Alison use de stratégies pour parvenir à ses fins. Elle se fait douce pour amadouer le mâle alpha qu'est Jim mais celui-ci  tombe facilement dans le panneau, croyant découvrir la vraie Alison dans ce troisième aspect de femme docile et refusant de croire en la cheffe d'entreprise où en laprédatrice. La conclusion surtout n'est pas si caricaturalement morale que cela. Quand Alison propose le mariage, elle a derrière Jim un sourire en coin: elle sait qu'il va avant l'aider à sauver son entreprise en prenant un vol pour New York et les neuf enfants promis ne verront peut-être pas le jour : c'est le petit cochon "Lulu" que le chauffeur empêche de couiner dans la voiture. On peut ainsi prendre la fin du film comme un retour à l'ordre moral ou la poursuite d'un comportement délicieusement libertaire de l'héroïne.

Sourire en coin... et seulement un petit cochon à l'arrière de la voiture (Voir : photogrammes)

Jean-Luc Lacuve le 23/07/2020