Accueil Partie beaux-arts Histoire de l'art Les peintres Les musées Les expositions Thèmes picturaux
James Tissot, l'ambigu moderne
Musée d'Orsay
23 juin - 13 septembre 2020.

Né à Nantes, formé à l’École des Beaux-Arts de Paris et ayant mené carrière des deux côtés de la Manche, Jacques Joseph Tissot, est un observateur fin, attentif et légèrement ironique des sociétés aristocratiques londonienne et parisienne.

Se cantonnant dans les traditions esthétiques qui l'ont précédé (art flamand des étoffes, préraphaélites, réalistes), il ne franchira jamais le pas de l'impressionnisme et se rapproche parfois des symbolistes ou de l'art nouveau (Octobre). Artiste académique tardif, spécialisé non dans la peinture d’histoire mais dans le genre moins considéré de la scène de genre (avec ce que cela comporte d’allusions sexuelles), il est reconnu de son temps par son riche public plus que par la critique. Ainsi, s'il est régulièrement représenté dans les expositions dédiées à la seconde moitié du XIXe, cette rétrospective est la première qui lui est consacrée à Paris depuis celle organisée au Petit Palais en 1985.

Veillant à ancrer l'art de ce peintre dans le contexte artistique et social de son temps, cette exposition présente les grandes réussites d'un artiste aux images souvent iconiques, et ses recherches les plus audacieuses. Elle explore également la fabrique de son oeuvre : les thèmes qui lui sont chers et leurs variations, mais également sa volonté de s'exprimer dans des techniques variées, telles que l'estampe, la photographie ou l'émail cloisonné, en sus de la peinture

Né en 1836 et mort à l'orée du XXe siècle, James Tissot a mené une longue carrière, des deux côtés de la Manche, en un temps de profondes mutations sociales, politiques et esthétiques. Formé à l'école d'Ingres et de Flandrin, admirateur dans sa jeunesse des primitifs flamands et italiens, du préraphaélisme anglais et de l'art japonais, il a embrassé, dès le début des années 1860, la veine moderne que ses pairs et amis – Manet, Whistler, Degas, pour n'en citer que quelques-uns – ont imposée sur la scène artistique française.

Il s'est ensuite transporté vers Londres au lendemain de la guerre franco-prussienne et de la Commune, empruntant en partie aux codes de la peinture narrative britannique pour mettre en scène, dans des images souvent impertinentes et polysémiques, les divertissements et les langueurs de la société victorienne.

Homme de passions originales et éclectiques, tancé pour sa tendance au pastiche, mais aussi loué pour ses éclatantes formules personnelles, Tissot n'a jamais cessé de tracer son sillon. Presque jusqu'au renoncement, puisque, après son retour en France au début des années 1880, il abandonne quasiment la peinture pour se consacrer à l'illustration de la Bible, livrant à la fin du siècle une iconographie renouvelée des Ecritures qui inspirera les cinéastes du XXe siècle. C'est là, notamment, que se situe la force de son art : s'étant toujours montré soucieux de se renouveler, Tissot a également su embrasser de nouvelles techniques (estampe, émail cloisonné, photographie, illustration) pour diffuser ses compositions. Avec une grande habileté, il a compris qu'à l'heure où la technique permettait la multiplication et une diffusion sans précédent des images, l'artiste devait à son tour s'en faire le fabricant.

A l'instar de leur auteur – "cet être complexe", selon les mots d'Edmond de Goncourt –, les oeuvres de Tissot sont aussi séduisantes qu'ambiguës. Chatoyantes et claires au premier regard, elles se révèlent souvent paradoxales et déroutantes à l'oeil qui s'attarde à en contempler les multiples détails, et donnent finalement autant à voir qu'elles suggèrent – sans les expliciter – de sens cachés. Leur brio réside dans leur capacité à éveiller la curiosité du spectateur sans jamais tout à fait la satisfaire : à remettre, en somme, à chacun le soin de se les approprier.

Questions d'influences

Portrait de James Tissot
(Edgar Degas, 1868)
Autoportrait
(James Tissot, 1865)

Jacques Joseph Tissot grandit à Nantes, entre le magasin familial de textile et les uais de la Loire. Intéressé d'abord par l’architecture, celui qui se fait appeler "James" dès l'âge de onze ans choisit la voie de la peinture, et gagne Paris vers 1855-1856. Il y fait son apprentissage dans l'atelier de Flandrin et de Lamothe, deux disciples d'Ingres qui lui inculquent le goût du dessin.

Mais les véritables modèles de Tissot ne sont pas français. Portant son regard vers l'étranger, le jeune artiste se passionne pour les "primitifs" : les maîtres allemands de la fin du Moyen Âge (Cranach, Dürer ou Holbein), les Italiens du Quattrocento (Carpaccio, Bellini) et, parmi ses contemporains, le Belge Henri Leys et les préraphaélites anglais, chez lesquels il trouve la même sincérité dans l'observation du monde, et la même préciosité d'exécution. Les voyages nourrissent ces engouements successifs, puisque Tissot se rend en Belgique, en Allemagne et en Suisse en 1859, puis en Italie en 1862.

Dès 1859 Tissot expose au Salon. Ses oeuvres "remplies de singularités bizarres, de choses étranges, curieuses comme des joujoux de Nuremberg" (Olivier Merson) y attirent l'attention, mais y font aussi l'objet de violentes critiques. Le peintre est accusé de pasticher les maîtres anciens et Henri Leys, et de se complaire dans les archaïsmes : "il est triste de voir un artiste intelligent et doué fausser son talent dans ces contrefaçons pédantesques", écrit Paul de Saint-Victor.

Pourtant, en quelques années Tissot pose les bases d'un style original fait d'un dessin précis et de couleurs contrastées, d'un sens du détail et de l'accumulation, de figures lasses ou repentantes, qu'il saura appliquer aux sujets modernes.

 

Figures et portraits modernes

Après avoir été vilipendé par la critique pour le manque d'originalité de ses compositions historicistes, Tissot présente au Salon de 1864 deux tableaux radicalement différents, le Portrait de Mlle L.L… et Les deux soeurs ; portraits. Ces tableaux à sujet contemporain connaissent un grand succès et rangent Tissot dans le camp des réalistes. Présentés par l'artiste comme des portraits, ces oeuvres puisent à la fois dans la grande tradition du portrait d'apparat, la scène de genre "élégante" à la mode, le portrait photographique ou la gravure de mode. Comme ses amis Whistler ou Degas, Tissot joue de ces différentes sources et participe pleinement de cette entreprise d'hybridation des catégories picturales et de remise en cause de la traditionnelle hiérarchie des genres.

En véritable "peintre de la vie moderne", selon les mots de Charles Baudelaire, et au diapason de la société bourgeoise et matérialiste du Second Empire, fascinée par son image, Tissot s'attache à représenter la beauté particulière des physionomies, des costumes et des objets de son temps. Les grands portraits peints par Tissot pendant les années 1860 portent au format de la peinture d'histoire cette ambition résolument moderne.

Novateur sans être révolutionnaire, sophistiqué mais avec une certaine grandeur, l'art et la personnalité de Tissot séduisent de riches clients, aristocrates dandys ou grands bourgeois qui lui commandent des portraits ou collectionnent ses scènes de genre. Ces peintures, diffusées par la photographie, vendues par d'importants marchands à Paris ou à Londres, exportées aux Etats-Unis, font de Tissot l'un des artistes les plus en vue de son temps et bientôt un homme riche.

 

Le Japon pour horizon

"La dernière originalité qui doit être signalée est l'ouverture de l'atelier japonais d'un jeune peintre assez doté par la fortune pour s'offrir un petit hôtel dans les Champs-Elysées" : c'est ainsi qu'en 1869, le critique Champfleury évoque la demeure de Tissot et son goût pour les arts du Japon.

L'artiste fait en effet partie des premiers "japonisants" français, quelques années après l'ouverture du Japon, en 1853, et dès avant l'Exposition universelle de Paris de 1867, où ce pays envoie une délégation et expose pour la première fois.

Tissot est, sous le Second Empire, l'un des plus avides collectionneurs d'objets asiatiques ; il est aussi, insigne honneur, le professeur de dessin du jeune prince Tokugawa Akitake, frère du dernier shogun et chef de la délégation nippone en 1867-1868. Tissot, que la délégation japonaise appelle "chisō", ne cessera de distiller son enthousiasme pour le Japon dans ses oeuvres. En 1864, sa grande Japonaise au bain traduit une vision fantasmée d'un Orient rêvé, par le travestissement d'une Européenne vêtue d'un chatoyant kimono.

A la fin de la décennie, ce sont ses collections que le peintre met en scène devant les yeux du spectateur de ses oeuvres, et sous les regards passionnés de jeunes femmes élégantes se promenant dans son hôtel particulier. Ce théâtre intime les inclut, par une saisissante mise en abyme, en poupées parmi les poupées nippones, et peut-être même en femmes-objets parmi les bibelots de collection.

De nombreux objets japonais reviennent sous le pinceau de l'artiste, de tableau en tableau, comme en témoignent les estampes aux vives couleurs que tient la ravissante Mathilde Sée, dans un pastel tardif, et bien des compositions londoniennes – preuve que Tissot y avait emporté avec lui sa collection, ou avait continué de l'enrichir.

Un Français à Londres

Le 30 septembre 1870, alors que Paris est assiégé par les troupes prussiennes, Tissot est intégré au corps des volontaires de la Défense nationale, dans le bataillon des tirailleurs de la Seine. Enrôlé volontaire comme d'autres artistes – Edgar Degas, Edouard Manet, Jules Regnault, Joseph Cuvelier, etc. –, le peintre est un patriote engagé. Il s'illustre lors des combats de la Malmaison et note dans ses carnets la violence des combats dont il restera profondément marqué.

Il est, en revanche, difficile de savoir si Tissot prend part à la Commune – il n'est pas engagé politiquement comme Courbet. Reste que Tissot quitte précipitamment la capitale après la Semaine sanglante, qui met fin à la Commune.

A Londres, où il arrive à l'été 1871, il ne tarde pas à relancer sa carrière. Il n'y était pas inconnu : ayant participé à trois reprises à des expositions officielles entre 1862 et 1864, et ayant collaboré dès 1863 avec le marchand Ernest Gambart, Tissot est particulièrement accueilli par son ami Thomas Gibson Bowles, directeur du magazine Vanity Fair, auquel il a déjà donné des caricatures sous le Second Empire.

En Angleterre, le peintre retrouve des amis de Paris, les artistes Alphonse Legros, Giuseppe De Nittis ou James Whistler. Il intègre également la meilleure société victorienne, qui lui commande quelques portraits. Mais Tissot reste un Français exilé à Londres et conserve un regard distant, teinté d'ironie, sur les moeurs corsetées de l'ère victorienne : des tableaux tels que Too early ou London Visitors traduisent sa vision française face aux conventions sociales anglaises.

Too early, 1873

 

Thames et variations

A Londres où il s'installe en 1871, Tissot se passionne pour les bords de la Tamise et pour les stations balnéaires des côtes britanniques. A l'instar de son ami Whistler, qui y a puisé le sujet de nombreuses oeuvres depuis les années 1860, le peintre trouve dans la vie des docks et des côtes anglaises un terreau fertile : ce monde mélangé d'industrie et de loisirs, de trivial et de beau, sis entre la mégalopole londonienne et la mer d'où partent les émigrants, est le sujet de compositions qui impressionnent la critique de la Royal Academy et de la Grosvernor Gallery, où Tissot expose.

La presse se montre, en effet, séduite de voir un étranger représenter avec tant d'acuité le réel contemporain.

Cependant, une lassitude point parfois. Il n'est pas rare, en effet, de trouver chez Tissot plusieurs oeuvres entretenant une grande proximité ; et cette capacité de ses compositions à s'adapter à des médiums divers, moyennant quelques modifications, fascine autant qu'elle déroute, quand les variations flirtent avec la répétition.

Reste que l'extraordinaire plasticité des compositions de Tissot, et leur adaptabilité à des supports divers, dessinent les contours d'un art de l'image novateur. Le peintre, qui transpose lui-même ses tableaux par l'estampe, et, pour quelques pièces d'exception, dans la technique de l'émail cloisonné a véritablement su composer, en Angleterre, un langage graphique rendant possible une large diffusion de ses travaux.

 

Paradise Lost

Dans la seconde moitié de sa décennie londonienne, Tissot accorde à l'univers du jardin et des parcs une place inédite. Transformés en un lieu souvent clos, que les éléments naturels – feuillages, pelouses, plans d'eaux – participent à borner, ces espaces sont le théâtre de mises en scène séduisantes et énigmatiques.

La figure féminine, souvent inspirée de la compagne du peintre, Kathleen Newton, y joue un rôle majeur : rêveuse, convalescente, indolente, rageuse, elle semble se tenir au cœur d'une intrigue dont le peintre ne donne pas les clés, rompant les codes du narrative painting anglais, cette peinture de récit typique de la période victorienne. Le spectateur, qui décèle l'esquisse d'une narration, se heurte à une image qu'il ne peut exactement lire.

Mais la minutie avec laquelle Tissot décrit les objets dont il truffe ses tableaux, son grand sens des volumes et sa maîtrise exquise de la couleur – quoique certaines compositions semblent saturées de détails, et parfois "manquer d'air" –, déploient une séduction visuelle qui encourage le regardeur à cesser de vouloir comprendre, pour se délecter avant tout. Tout se passe comme si le sel résidait bien dans l'image – brillante par son exécution, habile dans sa composition, et précieuse pour la qualité des objets, des attitudes, des vêtements et des décors représentés – et n'avait pas à venir d'un élément extérieur – drame, parabole ou référence historique…

La présence récurrente de quelques motifs ornementaux d'une grande beauté, tels les feuillages dorés des marronniers si présents dans certains tableaux, invite à une telle lecture.

Kathleen disparue, Kathleen retrouvée

En 1876, Tissot, âgé de quarante et un ans, rencontre à Londres Kathleen Newton, vingt-trois ans, divorcée et mère de deux enfants. Elle emménage bientôt chez lui et devient sa principale source d'inspiration, à l'origine des oeuvres les plus emblématiques de la fin de la décennie.

Tel un papillon en serre, Kathleen, incarnation de l'idéal féminin de l'artiste, évolue dans l'atelier, la maison ou le jardin, beauté juvénile et solaire mais fragile et bientôt menacée par la maladie et la mort. Atteinte de la tuberculose, Kathleen se "consume" sous les yeux de son amant-artiste qui continue de la prendre pour modèle jusqu'à sa mort le 9 novembre 1882. Tissot quitte l'Angleterre pour la France dès le 15 et se réinstalle dans son hôtel parisien.

Très affecté par la disparation de Kathleen, le peintre se documente bientôt sur les expériences de communication avec les morts et le courant spiritualiste, en vogue en Europe à ce moment-là. En faisant appel au médium anglais Eglinton, Tissot croit parvenir à entrer en contact avec Kathleen lors d'une séance de spiritisme à Londres, le 20 mai 1885.

Il reproduit fidèlement cette "apparition" dans une peinture unique en son genre, L'apparition médiumnique, à mi-chemin entre les figures fantomatiques du romantisme et les photographies spirites contemporaines.

La femme à Paris

L'un des grands accomplissements de Tissot est un cycle de quinze peintures de même format sur le thème de "La Femme à Paris", que l'artiste réalise à son retour en France et qu'il présente lors de deux expositions personnelles à Paris (1885) puis à Londres (1886). Le dispositif, spectaculaire et inédit, est pensé par le peintre comme un moyen de retrouver sa place sur la scène artistique française.

Tissot choisit pour sujet la figure de la "Parisienne", incarnation d'une beauté moderne et sophistiquée, mais aussi d'un certain art de la séduction. Dans ces tableaux où les femmes incarnent tour à tour les fantasmes masculins de la poupée et du Sphinx (titre d'un des tableaux de la série), il est surtout question de regards échangés entre les hommes, les femmes… et le spectateur. La série permet à Tissot d'aborder tous les grands thèmes du courant naturaliste que sont le boulevard, les commerces, le monde des spectacles, de la finance ou encore les sociabilités artistes.

Tissot, qui a repris contact avec le milieu littéraire français avant son retour à Paris – particulièrement avec ses amis Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet – envisage d'adapter son cycle à l'édition : il en tire lui-même des gravures qu'il souhaite voir accompagnées de nouvelles signées Ludovic Halévy, Théodore de Banville, Alphonse Daudet, François Coppée, Albert Wolff ou encore Guy de Maupassant. Une souscription est lancée mais le projet échoue. La raison en est peut-être la réception de l'exposition, globalement négative. Les critiques français reprochent, en effet, à ces Parisiennes et à l'artiste d'être trop… anglais ! Cet échec conduit Tissot à s'engager dans le projet d'illustration de la Bible qui l'occupera pendant les quinze dernières années de sa vie.

Tissot, artiste prodigue ?

L'intérêt de Tissot pour l'occultisme se double aussi d'un renouveau de sa foi catholique. Quelques mois après l'apparition de Kathleen, il fait l'expérience d'une autre vision, celle du Christ, en l'église Saint-Sulpice. Cet événement le convainc d'abandonner les sujets modernes pour se consacrer à l'illustration de l'Evangile. Ce choix coïncide avec l'échec du cycle "La Femme à Paris" présenté au public à Paris et à Londres en 1885-1886.

Son ambition est de rétablir la vérité du récit biblique dans un monde chrétien dont l'imagination est "faussée par les fantaisies des peintres". Pour ce faire, l'artiste voyage en Terre sainte, en 1886-1887, en 1888-1889 et en 1896 ; il s'y documente et s'imprègne des lieux où il pense retrouver l'authentique témoignage des Ecritures.

Cette quête d'un Jésus historique, proche du projet d'Ernest Renan dans La Vie de Jésus (1863), s'accompagne chez Tissot d'un goût pour les iconographies surnaturelles et une dimension apologétique et mystique originale. Sa quête d'authenticité est en effet au service de la foi, et les images qu'il peint sont la traduction de ses "visions".

La présentation de 270 aquarelles (sur un total de 365) au Salon de 1894 connaît un immense succès. Publié par la maison Mame en 1896 sous le titre La Vie de Notre Seigneur Jésus-Christ, l'ouvrage est un best-seller et considéré comme l'un des plus beaux livres du siècle.

Après avoir accompagné ses illustrations lors d'une triomphale exposition itinérante en Amérique du Nord, Tissot se lance dans l'illustration de l'Ancien Testament. L'artiste meurt dans sa propriété de Buillon en 1902, à l'âge de soixante-cinq ans, avant d'avoir pu terminer ce travail.