Après Emotion Pictures qui analysait les films d'autres réalisateurs, après La Logique des images, le troisième recueil d'entretiens et d'essais se concentre sur l'oeuvre même de Wenders. Le cinéaste y évoque, entre autres choses, la genèse et la réalisation des Ailes du désir et de Jusqu'au bout du monde. Il y confronte également son expérience à celles de Godard et de Fassbinder. Ces textes constituent non seulement un éclairage utile sur l'univers de Wenders et sa thématique du temps, de l'espace et de l'identité, mais également une réflexion sur l'introduction de techniques nouvelles dans le septième art et sur l'avenir du cinéma européen.

(p. 140-141). Berlin est une ville unique dans la mesure où, pendant la guerre, elle a été si effroyablement détruite et que cette destruction s'est même prolongée plus tard dans la division de la ville. Berlin a beaucoup de surfaces vides. On voit des maisons qui sont complètement libres d'un côté parce que la maison voisine n'a pas été reconstruite après sa destruction. On appelle murs aveugles les murs latéraux désolants de ces maisons, et on n'en voit guère dans d'autres villes. Ces surfaces vides sont des blessures, et j'aime cette ville à cause de ses blessures. Elles transmettent l'histoire mieux que tout livre ou document d'histoire. En tournant Les ailes du désir, j'ai remarqué que je recherchais constamment ces surfaces vides, ces no man's land. J'avais le sentiment que cette ville pouvait se définir par ses surfaces vides beaucoup mieux que par les pleines

(Intervention en anglais dans un clloque d'architectes japonais à Tokyo tenu le 12 octobre 1991).

 

(p. 152-154) Pourquoi avoir placé le cirque [des ailes du désir] dans Friedrichstadt, entre les mus aveugles de la partie sud avec le garage et le mur d'une maison ?

Si j'ai choisi ce lieu c'est parce qu'il était isolé que c'était une sorte de lieu unique où se côtoyaient toutes sortes de choses possibles, où se produisait une rupture. Car c'est tout au bout de la Friedrichstrasse, là où elle s'arrête pour donner sur l'ancienne place Belle-Alliance, l'actuelle place Mehring.

Au nord de cette place, il y a ce grand no man's land que parcourent des sentiers et où, quand on est au milieu, là où était le cirque, on a une tout autre vue sur chacune des autre directions : une vue sur le passé ou sur ses restes, sur les témoignages du passé. L'un d'eux est quelque chose de tout à fait berlinois qu'on ne voit guère dans d'autres villes, c'est-à-dire le "mur aveugle", cet énorme mur aveugle qui limite toute la place en direction du nord. Du côté sud, il y a l'image vraiment atroce du silo à voitures de trois étages, à claire-voie et derrière, les appartements qui vont avec.

Ce n'est pas seulement un film pour Berlinois, Berlin a été pour moi le symbole du monde entier. J'ai pensé que jamais encore quelqu'un qui vit à New York n'avait vu une grande maison comme celle là, avec son mur aveugle. A Paris, il n'y a guère de maisons qui exposent leurs murs aveugles. Ces murs aveugles sont vraiment des livres d'histoire, si l'on veut. Ils parlent des pertes subies. A Berlin, hélas, on les peint de plus en plus, on encourage même les gens à les faire disparaitre sous la peinture.

Nous avons vraiment parcouru la ville pendant des semaines à la recherche de l'endroit où devrait se trouver ce cirque et cette place était pour moi la plus vide de toutes. Dans ce lieu centrifuge qu'est la ville, c'était elle le centre paisible, l'œil du cyclone. Sur cette place régnait un très grand calme, on y voyait soudain des lapins et des souris, et notre éléphant pouvait aussi s'y promener. Des enfants y jouaient et il y avait ces sentiers, on pouvait voir la ville tout autour comme un livre d'histoire ouvert. C'était exemplaire. Il y avait encore, en plus, cette maison au coin de la Wilhelmstrasse, construite de façon très fermée autour d'une cour intérieure, comme un château fort. Il n'y manquait qu'un angle et par cet angle, on aperçoit un bout de la cour intérieure où pousse un arbre gigantesque qu'on ne pourrait pas voir sinon. J'ai trouvé que c'était tout simplement une place de rêve dans la ville et j'ai pensé qu'une place come celle-là ne pourrait plus exister longtemps. C'est pourquoi nous avons tourné là.


(paru dans Quaderns, septembre 1987)

 

 

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La vérité des images
Editions de l'Arche. Francfort et Paris. 309 pages. 19 €.
Wim Wenders