Henri Poincaré, l'harmonie et le chaos

2012

Avec : Etienne Ghys, Nicolas Bergeron, Thierry Dauxois, Tadeshi Tokieda, Alberto Versovsky Sola, Cédric Villani. 0h52.

Ils sont six scientifiques, réunis dans un manoir à l'occasion du centenaire de la disparition d'Henri Poincaré (1854 -1912) pour lui rendre hommage. A un moment ou à un autre de leur vie, il fut pour eux un inspirateur, un déclencheur, un complice. Etienne Ghys, unité de mathématiques pures et appliqués de l'ENS Lyon mène le jeu de cette réflexion avec Nicolas Bergeron, Institut de mathématiques de Jussieu ; Thierry Dauxois, directeur du laboratoire de physique de l'ENS de Lyon ; Tadeshi Tokieda directeur de recherche en Mathématiques à Cambridge ; Alberto Versovsky Sola, institut de mathématiques de Mexico ; Cédric Villani, directeur de l'Institut Henri-Poincaré et professeur à l'université Claude Bernard Lyon 1

Cédric Villani présente Poincaré comme un mathématicien, physicien, ingénieur, philosophe travaillant sur tous les sujets. Il ajoute aussi qu'il était assez confus, il sautait d'un sujet à l'autre. Il faudrait que le film soit un peu confus". Thierry Dauxois, le seul physicien dans ce groupe de mathématiciens, remarque qu'il fut non seulement la dernière grande figure de physicien de haut niveau, mathématicien de haut niveau qui était capable de prendre parti sur des problèmes philosophiques. C'était le héros d'Alberto Versovsky Sola. Aujourd'hui chaque chose de son travail lui fait penser à Poincaré.

Etienne Ghys s'assoit dans le fauteuil de Poincaré et rappelle une de ses phrases célèbres : "Le but de la recherche scientifique ne doit pas être de diminuer les souffrances humaines car, pour diminuer les souffrances humaines, il suffirait tout simplement de détruire l'humanité. Diminuer les souffrances humaines est un but négatif. Nous devons poursuivre la recherche de la vérité. La recherche de la vérité doit être le but de notre activité. C'est le seul objectif qui en soit digne".

Etienne Ghys, Alberto Versovsky Sola s'en vont dans le parc à la recherche d'un arbre mort dont le tronc et les branches pourrait être comme un équivalent d'un arbre mathématique mais celui-ci doit être réduit à une ligne, ce que n'est pas cet arbre de la nature. Le triangle est fin donc la géométrie sur cet arbre est non euclidienne. Il reprend une idée de Gromov cela donne une intuition de ce à quoi il faut penser pour la géométrie non-euclidienne. Version du disque de Poincaré.

Le soir la discussion va bon train. "Quelle géométrie est vraie ?" demandait-on à Poincaré. "Cette question n'a pas de sens. Certaines géométries sont plus commodes que d'autres dans certaines situations." répliquait le scientifique. La carte de la France représentant, non plus selon les distances géographiques mais les distances temporelles telles qu'on les pratique en train, peut aussi donner une image de la géométrie non euclidienne.

Au matin du deuxième jour, les scientifiques débattent d'une autre grande question développée par Poincaré. "Pourquoi y a-t-il de l'ordre dans la nature plus que du chaos ?" Pour Tadeshi Tokieda, c'est le frottement, la viscosité qui lie ensemble des particules et celles-ci, en s'agglomérant, finissent par donner un ordre.

Etienne Ghys explique au tableau noir que si la vitesse de rotation de la terre augmentait, elle perdrait sa forme actuelle : le cercle de l'équateur deviendrait un ellipsoïde. Poincaré a prolongé cette conclusion de Jacobi en montrant, qu'en augmentant encore la vitesse, la stabilité de l'ellipsoïde se perdrait pour devenir une nouvelle forme : celle, surprenante du menhir. Cette recherche conduit Poincaré à élaborer un nouveau concept: celui de bifurcation qui va envahir la science physique. Le génie de Poincaré est d'avoir développé un concept général à partir d'un exemple précis et pertinent.

L'après-midi est ainsi consacré à développer des exemples de la théorie des bifurcations : le flambage d'une tôle, les conséquences d'une érosion graduelle qui se transforme soudain en catastrophe pour la bille qui tombe soudain d'une petite vallée à une grande. Tadeshi Tokieda fait des expériences avec des trombones et des élastiques pour illustrer la théorie de l'entrelacs borroméens.

Dans le parc, les scientifiques évoquent la "révélation de Coutances". Lorsque Poincaré mit le pied sur le marchepied de l'omnibus, l'idée lui vint que les transformations de la géométrie fluxienne étaient identiques aux géométries non euclidienne. De retour à Caen, son intuition est confirmée par son étude à tête reposée. Cela pose la question philosophique : le mathématicien est un explorateur dans un champ à découvrir. Est-ce qu'on découvre ou est-ce qu'on crée les mathématiques ? S'agit-il de déterrer des objets qui sont déjà enterrés ou est-ce le cerveau qui crée des objets ? Cela relève de la croyance intime mais cela influe aussi et surtout sur la façon de travailler : quand on croit que l'on découvre, on cherche le miracle; quand on pense que l'on crée, on cherche différentes manières d'aborder le problème.

Le soir, le groupe de scientifiques regarde les photos d'archives dont la fameuse photographie du congrès Solvay de 1911 avec Poincaré, Einstein, Marie Curie...

Le troisième jour, le petit groupe se réunit au café du village pour discuter de la position de Poincaré durant l'affaire Dreyfus. Ses conclusions préfigurent ce que deviendra la police scientifique et permettent de contribuer à la réhabilitation de Dreyfus. Le soir dans la cuisine, ils discutent de topologie. Ils évoquent la méthode des lacets pour définir des formes différentes, selon que l'on peut ou non les ratatiner en un point. L'étude jusqu'ici qualitative des formes devient quantitative et algébrique. Poincaré fonde la typologie algébrique

Dans la salle de billard, les scientifiques se proposent d'illustrer deux principes de Poincaré. En frappant de manière presque identique le triangle des boules de billards, celles-ci se dispersent de manière a priori aléatoire. Une petite variation de la condition initiale (la frappe de la queue de billard) a de gros effets (des boules dispersées de manières différentes). C'est la dépendance sensible aux conditions initiales. Pourtant, si l'on repère où vont les boules et qu'on le note sur le tableau, on verra que ce système apparemment chaotique est régi par des lois statistiques qui permettent de trouver un ordre, de l'information. Tadeshi Tokieda prouve la même chose avec l'expérience des lapins et des renards. Thierry Dauxois confirme l'importance de ces théories de l'orbite périodique et du cycle limite (période de vibration des neurones).

Cédric Villani rappelle que ce qui a popularisé la théorie du chaos est l'attracteur étrange de Lorentz. A partir d'un modèle réduit de météo avec trois degrés de liberté, on obtient quelque chose de difficile à prévoir. En supposant implicitement que, si c'est déjà difficile avec trois degrés, alors ce sera impossible avec davantage. Il établira alors ce qui sera popularisé sous le nom "d'effet papillon". Mais si c'est difficile à prévoir, c'est peut-être parce qu'on n'a laissé que trois degrés. Le chaos est difficile à observer ; peut-être n'est-il pas si fréquent que ça et que c'est l'harmonie qui est le modèle dominant.

Les physiciens se quittent le soir en s'entrainant à imiter le chant des grenouilles qui les auront accompagnés ces trois jours. Dans le salon, Alberto Versovsky Sola s'essaie à un tableau synthétique, mêlant formules et dessins, des théories de Poincaré. Il les estime moins difficiles à comprendre que Picasso. Dans la nuit, les notes de piano jouées par Cedric Villani entourent le tableau synthétique.

Le film est réalisé à l'occasion du centenaire de la mort d'Henri Poincaré. Il ne s'agit pourtant pas d'un documentaire historique mais bien davantage d'un film sur la recherche scientifique telle qu'elle se pratique aujourd'hui. Six scientifiques sont ainsi réunis pour trois jours dans un château. Ils racontent comment ils se sont approprié l'héritage de Poincaré.

Pour saisir de vraies conversations de chercheurs, le réalisateur n'intervient pas dans la conversation où Poincaré sert de fil rouge. Beaucoup des thèses de Poincaré sont en effet abordées. C'est tout d'abord la géométrie hyperbolique inventée fin XIX où la somme des angles d'un triangle ne fait pas toujours 180°; en l'occurrence moins de 180°. C'est l'étude du système solaire; c'est la topologie algébrique, l'étude des différentes formes possibles. Pour l'exemple de la différence entre un ballon et une fougace, il ne semble pas obligatoirement pertinent d'utiliser cette théorie mais cela devient nécessaire dès que l'on dépasse les espaces à 3 dimensions. Sont aussi étudiées les statistiques qui permettent de retrouver de l'ordre et la philosophie : est-ce que l'on découvre ou est-ce que l'on construit ? Il est même fait état de l'engagement politique de Poincaré, dreyfusard.

Non seulement les décors, les cadrages saisissant les complicités entre chercheurs et la lumière de jour comme de nuit sont chaleureux mais la science aussi semble être gagnée par une heureuse fièvre de recherches aussi patientes qu'obstinées. La théorie des bifurcations, née à partir de l'étude des systèmes dynamiques pour évaluer deux comportements différents, a donnée lieu à la théorie du chaos, popularisée sous le terme d'effet papillon : un battement d'aile d'un papillon au Texas est capable de générer un ouragan de l'autre côté de la terre. Cette théorie, devenue plutôt angoissante, est abordée ici avec un retour au pouvoir prédictif que lui donnait Poincaré. Réunis de manière conviviale autour d'une table de billard, les chercheurs montrent que ce qui paraît chaotique à un instant t peut, au bout d'un certain temps grâce à une étude statistique, permettre de retrouver de l'ordre, base de toute prédiction.

Dessins sur tableaux noirs et jeux avec trombones ou élastiques, voir plaisir à imiter les grenouilles prouvent, si besoin était, que la science peut se communiquer avec humour et passion.