Conte de printemps

1990

Avec : Anne Teyssèdre (Jeanne), Hugues Quester (Igor), Florence Darel (Natacha), Eloise Bennet (Eve), Sophie Robin (Gaelle). 1h52.

Quand Jeanne, jeune professeur de philosophie, sort du lycée Jacques Brel de La Courneuve et retrouve le désordre de l'appartement de Mathieu, son fiancé, parti pour quelques jours, elle préfère retourner dans son propre studio. Mais, malchance, elle l'avait prêté à sa cousine Gaëlle, provinciale de passage à Paris, qui l'occupe toujours et, de plus, reçoit son ami.

Jeanne, qui n'ose séparer les amoureux, s'apprête à partir quand le téléphone sonne : on l'invite pour une crémaillère en banlieue, à Montmorency. Sans réelle envie, elle s'y rend et s'y ennuie beaucoup avant de rencontrer Natacha, solitaire comme elle. Cette dernière provoque les confidences de Jeanne et trouve une solution à son problème actuel : elle l'invite à loger provisoirement chez elle ! Jeanne, pourtant sur la défensive face à la détermination insidieuse de cette "amie", accepte car Natacha vit seule dans un grand appartement mis à sa disposition par son père, Igor.

Celui-ci, séparé de sa mère, s'est installé chez Eve, une jeune étudiante en philosophie, sa dernière conquête, dont Natacha s'empresse de dire tout le mal qu'elle en pense.

Le lendemain, Natacha étant partie à ses études de piano, Jeanne, toute seule, est très gênée quand survient inopinément Igor, qui a oublié quelque chose. Natacha, au contraire, est ravie en apprenant cette rencontre et souhaiterait même que Jeanne connaisse mieux Igor. Par son insistance qui frôle souvent la maladresse, elle irrite presque Jeanne, indulgente malgré tout devant le charme et la naïveté de Natacha, qui accuse même Ève de lui avoir volé un collier. Les jeunes filles passent le week-end dans une maison de campagne à Fontainebleau, propriété d'Igor qu'il délaisse plus ou moins.

De retour à Paris, Natacha retient Jeanne et invite Igor à dîner. Il vient, bientôt suivi de Ève. Natacha se renfrogne. Jeanne et Ève discutent philosophie. Igor tache de faire bonne figure au milieu de ce trio féminin pas très bien accordé. L'idée d'un autre week-end à Fontainebleau est lancée. Il débute par une dispute entre Ève et Natacha. Ève part, Natacha aussi, laissant en tête-à-tête Igor et Jeanne qui, piégée, résiste pourtant aux avances qu'en est réduit à lui faire le père de son amie.

Jeanne en voudrait presque à Natacha de tout cela. Mais comme le collier est retrouvé par hasard, qu'Ève est disculpée même si sa relation avec Igor semble compromise, les jeunes filles restent amies et Jeanne retourne au désordre de l'appartement de Mathieu.

Fidèle à son goût des séries, Eric Rohmer décide de tourner les Contes des quatre saisons, où les personnages discutent à perdre haleine sur de possibles machinations ou d'impossibles décisions. Ils maîtrisent en effet leurs pensées et impulsions, aiment s'exprimer sur elles. Leurs relations aux espaces (urbains, naturels ou sociaux) et au temps, sans lesquels on ne peut ni penser ni percevoir, est déterminante et peut changer leur destin. Ces personnages suivent tous une logique : Natacha veut pousser son amie dans les bras de son père, Igor accroche toujours des jeunes filles aux caractères difficiles, Anne est professeur de philosophie. Arriveront-ils à diverger pour construire quelque chose ? Sont-ils libres de le faire ? Le conte des trois souhaits en donnera le fin mot.

Une femme en odre pour penser

Dans une interview aux Cahiers du cinéma à l’occasion de la sortie de Conte de printemps, Rohmer déclare : « Les personnages qui m’attirent ne sont pas ceux qui seraient, malgré eux, le jouet de forces cachées. Je préfère nettement les personnages qui maîtrisent les impulsions qui sont en eux et qui se tiennent en arrière, qui se regardent eux-mêmes, qui ont conscience de leur propre conscience. Ce mouvement de dédoublement qui est le mouvement propre de la conscience, ce mouvement dans lequel on voit naître l'intention, me passionne. »

Rohmer pose de solides bases de ce principe en choisissant pour son premier conte une professeure de philosophie et un ensemble de personnages qui sont à même d'apprécier son discours. Jeanne déclare qu'elle ne s’ennuie jamais car elle aime penser ("Je pense beaucoup à ma pensée"). Son métier lui convient parfaitement. A Eve, qui lui conseille une vie plus active (presse, audiovisuel, édition, curatrice), elle répond que dans ces métier on est toujours dépendant de quelqu’un ou de quelque chose, même au plus haut niveau."Dans ma classe, je suis maîtresse absolue. Une mauvaise note en philo a quelque chose d'infamant, c'est comme si leur être pensant tout entier était atteint".

Dans son quotidien, elle fait preuve de la même maîtrise. Elle sensible à l’ordre des autres qu’elle ne veut pas déranger tant elle-même est très maniaque. Elle va jusqu'à accepter le désordre de celui qu'elle aime mais seulement quand ils y vivent ensemble. Sans quoi, elle préfère aller chez elle. Son avenir est tout tracé : Mathieu, chercheur au CNRS sera affecté à Grenoble l'an prochain. Elle vient d'avoir le Capes et, en stage pour un an à La Courneuve, elle le rejoindra pour vivre ensemble l'an prochain.

Dialogue entre l'entrée et le rôti


Sûre d'elle-même, Jeanne maitrise parfaitement son domaine comme le prouve l'une des séquences dialoguées les plus brillantes du film où jeanne s'enthousiasme pour "la vraie philo", la philosophie transcendantale, qu'elle enseigne au travers d'une séance qu'elle a réussi à mettre en place avec ses élèves leur montrant qu'en réfléchissant par eux-mêmes, ils retrouvaient le concept de jugement synthétique a priori. Eve, qui souhaite se montrer à la hauteur en profite pour tenter de rabaisser Natacha, alors qu'Igor, son père, coupe le gigot tout en dévorant Jeanne des yeux :

- Je veux leur montrer que la philosophie qu’on enseigne est capable de compléter et d’élargir la leur, pas de s’y substituer. C'est un travail difficile et passionnant. Mais pour cela, il ne faudrait pas, comme on pourrait le croire, les amuser avec les petites babioles à la mode, les lieux communs des journaux, la psychanalyse, les sciences sociales, enfin tous ces trucs là. Non, moi j'aborde disons la vraie philo, de front et, comme ils ne connaissent pas, ça les intrigues
- La vraie philo, tu veux dire, la métaphysique ?
- Pas exactement, parce que là encore, pour ces grandes questions : Dieu, L’univers, la liberté..., ils ont leur réponse, naïve, mais réponse tout de même ; Non je dirai plutôt la philosophie transcendantale
-oui Kant, tu leur fais lire Kant !
-Non, je ne fais pas forcément référence aux auteurs, du moins au début. J’essaie de susciter une réflexion portant sur la pensée en tant que telle, le pur acte de penser. J’emploie le mot transcendantal au sens large.
- (Eve) qui comprend aussi le sens husserlien
- oui bien sur
- (Eve à Natacha) Et, d'après toi, transcendantal, ça veut dire quoi ?
- (Natacha) Une philosophie qui se place au plus haut sommet, dépasse tous les points de vue ; transcende.
- (Eve) ce n’est pas du tout ça.Tu confonds transcendantal et transcendent comme 99 % des gens
- (Natacha) dans ce cas ce n’est pas déshonorant ; ça ne m’a pas empêché d’avoir 16 au bac
- pardonnez-moi d’avoir employé ce jargon, j’aurai aussi bien pu le dire autrement(...) Je m'étais engagé avec un petit groupe d'élèves dans un dialogue maïeutique, genre Théétète ; la science est-elle la sensation ? Voit-on par les yeux ou avec les yeux ? Alors que moi, je ne voulais pas m'avancer trop loin, nous nous sommes trouvés tout naturellement devant la possibilité du jugement synthétique a priori, comme au début de la raison pure
- ¨(Eve) Un jugement qui tout en étant a priori n’est pas analytique (Natacha pouffe de rire), pour être plus précise, excusez le jargon. C’est un jugement dans lequel le prédicat n’est pas contenu dans le sujet.
- (Igor) Par exemple ?
- (Eve) Bon prenons l’exemple de Kant : "tous les corps sont étendus", c’est un jugement analytique. Mais "tous les corps sont pesants" c’est un jugement synthétique mais a postériori parce que la notion de pesanteur n’est pas contenue dans le sujet mais apportée par l’expérience.
- (Igor) Et synthétique a priori ?
- (Eve) Eh bien, dans Kant c’est quoi ?
- Dans Kant c’est "Tout ce qui arrive a une cause". Mais on peut prendre aussi des exemples dans les jugements mathématiques : quand je dis "la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre", ce n’est pas tiré du concept de droite et ce n’est pas non plus dans l’expérience.
- (Igor) Oui parce que l’espace est une forme a priori de la sensibilité.


Les différents types de jugements possibles, ici brillamment exprimés, sont un exemple de philosophie transcendantale, le pur acte de penser. Cette à dire, non pas un échange d'opinion, ou de pensée sur un sujet entre plusieurs personnes mais un dialogue entre deux parties de soi-même. Cette idée d’un dialogue "subjectif", ce mouvement intérieur au sujet lui-même, Kant l'appelle transcendantale.

Le conte des trois souhaits

Tous les personnages sont intéressants, même Eve certes un peu cuistre et poseuse mais pleine de vivacité. Jeanne pourrait paraître trop enfermée dans sa pensée et peu accessible au changement. Le drame est évité de justesse quand elle retrouve le collier et que tout est à nouveau dans l'ordre. Le dernier plan du film la voit ranger l'appartement du couple pour sortir du champ. Elle n'appartient pas à la même classe sociale que Natacha. Elle opère toutefois un transfuge de classe comme l'indique sa cousine qui a tous les attributs de la provinciale peu fortunée.

Si elle se laisse séduire un temps, c'est pour faire l'expérience de se soumettre à la logique du chiffre 3 (je peux m'asseoir près de vous, je peux vous prendre la main, je peux vous embrassez) après plus rien n'est possible, ou pensable, ce qui revient au même. Elle s'en excuse en racontant le conte des trois souhaits : deux époux peuvent faire trois souhaits : le mari demande un boudin. le femme, en colère devant ce souhait trop banal, demande à ce qu'il lui pende au nez. Il ne reste plus qu'à demander qu'il se décroche.

Igor la trouve détachée de la situation mais elle répond plus longuement sur ce à quoi elle pensait quand, surprise par sa demande, elle a dit oui trois fois. :

"je ne pensais à rien, aucun des motifs qui règle généralement la conduite des êtres les uns envers les autres (attirance, répulsion, amour, haine, soumission). Je n'ai pas réagi par automatisme mais par logique ; la logique du nombre, celle du nombre 3 : Jamais 2 sans 3, le syllogisme, le triangle, la triade hégélienne, la trinité; toutes ces choses qui instaurent un monde clôt, qui instaurent le définitif et donnent la clé du mystère, J'ai été honnête vis-à-vis de la logique et pas entraînée par une force extérieure. J'ai agi par libre choix, celui d'être honnête envers la logique ; sans quoi cela aurait été triché, "pas du jeu".

Ainsi, conciliant le goût des nombres et le conte, Jeanne est revenue dans le giron de sa vie toute tracée avec Mathieu. La musique indique clairement le partage des territoires : Les chants de l’aube puis Les études symphoniques de Schumann pour Natacha et Igor mais La sonate n° 5 pour violon et piano, dite du "Printemps" de Beethoven pour Jeanne. La musique qui se fait entendre au début, du lycée à l'appartement, est de nouveau entendue à la fin. Si le printemps est la saison du bourgeonnement, c'est ici celui de l'éclosion de Jeanne dans son domaine.

Mathieu habite un appartement sombre où domine la couleur marron aussi bien par la lumière filtrée par les rideaux, les reproductions accrochées aux murs, l'armoire en bois. Jeanne possède un appartement beaucoup plus lumineux, des murs blancs et des reproductions colorées. Elle est sensible aux fleurs; les tulipes chez Mathieu, l'arrosage des fleurs du balcons et les deux bouquets qu'elle offre à Natacha. L'espace réduit, propice à la pensée, lui convient. Elle aime les murs délimitant chacune des propriétés de Fontainebleau. Quand Natacha l'emmène voir son point de vue en forêt, il lui importe peu que l'espace soit bouché par la brume.

Comme dans tout conte pour enfants, il existera aussi une logique du chiffre trois dans les trois contes suivants. Ici y a trois appartements, trois hypothèses, trois vœux, mais ceux-ci s'annulent pour revenir à l'état initial. Ce ne sera pas le cas dans Conte d'hiver où il y aura trois hommes parmi lesquels Félicie fera son choix. Dans Conte d'été Gaspard laisse le hasard choisir pour lui entre trois filles et dans Conte d'automne c'est à Saint-Paul-Trois-Châteaux que se noueront les relations triangulaires.

Jean-Luc Lacuve, le 11 janvier 2023.

Bibliographie : Jacques Bodet-Dockès : Naissance d’un soleil dans Conte de printemps dans Rohmer et les autres sous la direction de Noël Herpe (Presses universitaires de Rennes, 2007).

Test du DVD

Editeurs : Potemkine et Agnès B. Novembre 2013. 30 DVD et leur déclinaison blu-ray pour les 22 films restaurés HD. 200 €.

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