The servant

1963

Genre : Drame social

(The servant). Avec : Dirk Bogarde (Hugo Barrett), James Fox (Tony), Sarah Miles (Vera), Wendy Craig (Susan), Catherine Lacey (Lady Mounset), Richard Vernon (Lord Mounset). 1h52.

Jeune et séduisant aristocrate, Tony s'installe dans une luxueuse maison du XVIII, siècle à Londres et engage Hugo Barrett comme domestique. Barrett se révèle très vite un valet modèle, serviable, travailleur, discret, intelligent, et qui ne manque pas d'humour. Tony en est enchanté. Seule Susan, sa fiancée, n'apprecie pas l'empressement de Barrett et lui trouve quelque chose de malsain.

Mais Barrett ne cesse d'augmenter son emprise sur Tony. Il lui propose maintenant de prendre sa jeune soeur Vera à son service. Tony accepte et tombe très vite sous le charme de Vera qui est en réalité la maîtresse de Hugo.

Tony se laisse aller à sa passion malsaine et délaisse Susan. Bientôt le couple pervers Hugo-Vera prend totalement possession du corps et de l'âme de Tony. Ce dernier tente vainement de se soustraire à l'influence pernicieuse des deux complices : mais sa dépendance à leur égard lui aliène désormais toute liberté. Tony sombre dans la déchéance la plus complète. L'alcool, la drogue, le vice le transforment en épave. Désormais maîtres de la situation, Hugo et Vera traitent leur ancien employeur comme un vil esclave.

Ce huis-clos étouffant, filmé dans un magnifique noir et blanc, est une illustration sophistiquée de la dialectique du maître et de l'esclave par Hegel dans La Phénoménologie de l'Esprit. En deux mots : l'esclave, en transformant la nature, accède immédiatement à l'objet. Le maître, qui pour sa part ne travaille pas mais fait réaliser, vit immédiatement dans la jouissance de l'objet consommable. Or l'esclave, travaillant à transformer le monde, se transforme lui-même et devient autonome par rapport au monde naturel dans sa transformation humaine du monde, tandis que le maître se rend étranger à son monde, qu'il ne reconnaît plus dans la transformation effectuée par l'esclave. Celui-ci peut alors renverser le rapport de domination pour se retrouver dans l'accomplissement du monde humain : l'égalité.

Revenons au cinéma. La mise en scène et le cadrage de Losey sont très précis, et traduisent l'inégalité (puis la violence) dans la distance entre les personnes, et dans l'utilisation de l'espace de la maison : au début, le maître domine le valet, puis au fur et à mesure, à la faveur de la négligence de Tony, Barrett maîtrise de mieux en mieux l'espace de la maison (en occupant les pièces communes, tout en préservant le jardin secret de sa chambre de bonne). Escaliers, canapés, portes, miroirs... tous les éléments du décor deviennent des armes contre le maître, afin de lui faire perdre pied, puis le rabaisser jusqu'à l'annihiler. Parce qu'elle vient de l'extérieur, qu'elle ne connaît pas cet espace conquis par le valet, seule la fiancée du maître peut manifester sa lucidité et sa révolte, en giflant Barrett.

Losey ne réalise pas un drame épique engagé, à la manière rustique d'un Ken Loach, ou plus aristocratique d'un Visconti. Le jeune maître est superficiel mais ouvert et chaleureux, alors que Barrett et Vera, censés être les représentants des classes dominées, n'ont rien de sympathique (sinon, il n'aurait pas choisi un des acteurs qu'on aime le plus détester : Dirk Bogarde), et utilisent le laxisme relatif du maître comme une faiblesse qu'ils retournent contre lui. L'historien Louis Chevalier a étudié la peur de la bourgeoisie à l'égard du peuple au XIXe siècle dans l'ouvrage Classes laborieuses et classes dangereuses : ici, ces classes laborieuses sont effectivement dangereuses.

Ici, le nihilisme et le naturalisme l'emportent sur le message politique : ce qui intéresse Losey, ce n'est pas la lutte des classes, mais les pulsions remontant des profondeurs et créant une tension dans le monde apparent, jusqu'à le faire sombrer dans le monde originel, une certaine barbarie. Ce n'est pas un hasard si Bunuel, autre grand auteur naturaliste, a souvent mis en scène des valets ou des femmes de chambre : la violence et la menace de la déchéance font partie intégrante de ces rapports maîtres-valets.

Ces réalisateurs, au-delà des idéologies du siècle, retrouvent une tradition littéraire classique d'études des rapports maître-valet, où la violence est bien présente, même si les valets y mettent les formes - comme dans L'Ile des esclaves de Marivaux, ou Don Giovanni, que Losey adaptera plus tard.

Eric Barbot le 23/04/2007