Le voyage du ballon rouge

2007

Avec : Juliette Binoche (Suzanne), Simon Iteanu (Simon), Song Fang (Song), Louise Margolin (Louise), Hippolyte Girardot (Marc, le voisin), Anna Sigalevitch (Anna, sa compagne). 1h40.

Simon a 7 ans. Un mystérieux ballon rouge le suit dans Paris. Sa mère Suzanne est marionnettiste et prépare son nouveau spectacle. Absorbée par sa création, elle engage Song Fang, une jeune étudiante en cinéma, afin de l'aider à s'occuper de Simon au quotidien.

Simon a une professeur de piano. Il répète avec elle dans l'appartement du dessous. Cet appartement est occupé par Anna et Marc. Ce dernier se révèle être un ami de l'ex mari de Suzanne. Mais quand Marc envahit sa petite cuisine pour préparer un plat, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Désespérément, Suzanne cherche le contrat qui lui permettra de faire expulser ce sans-gêne qui ne paye plus son loyer depuis un an. Elle a pourtant du mal à retrouver ce contrat dans le fouillis de ses papiers et ce d'autant plus que son ex-mari est parti écrire au Canada et qu'il ne donne plus de nouvelles depuis longtemps

Suzanne poursuit ses répétitions où elle donne voix aux marionnettes manipulées par des professionnels chinois. Un jour,elle va avec Song participer à une démonstration d'un maître chinois à l'Ecole supérieure nationale des arts de la marionnette de Charleville-Mézières devant un groupe d'élèves français. En rentrant, elle donne au maître chinois une photo à laquelle elle tient. Song traduit.

Song va chercher Simon a l'école. Ils s'installent près du flipper avec lequel joue Simon. Celui-ci explique que son père l'y emmenait autrefois. Aujourd'hui, il vit séparé de sa sœur Louise qui vit à Bruxelles.

Plus tard, Suzanne parle avec Song de son film, A l'origine. Celle-ci lui parle de son travail actuel : sa reprise du court métrage du film d'Albert Lamorisse : Le ballon rouge. Dans celui-ci, Simon guide le ballon tout habillé de vert, couleur qui facilite son effacement de l'image pour le trucage vidéo. Song transfère un vieux film super 8 sur DVD.

Marc agresse verbalement Suzanne et celle-ci fait déménager le piano chez elle. Un accordeur aveugle vient le régler. Simon et sa classe vont au Musée d'Orsay regarder Coin de parc avec enfant jouant au ballon de Félix Vallotton. Le ballon rouge poursuit sa course.

Cinéaste de la mémoire et du temps, grand adepte du plan-séquence, Hou Hsiao-hsien se confronte à l'occasion d'une commande du musée d'Orsay à l'un des films mais peut-être aussi à l'un des textes qui l'ont probablement le plus marqué comme étudiant de cinéma.

Le film de Lamorisse, le texte de Bazin

Palme d'or au Festival de Cannes en 1956, Le ballon rouge a également reçu la médaille d'or du cinéma français cette même année. Le film d'Albert Lamorisse sert ensuite de support à l'un des principaux textes de d'André Bazin, Montage interdit, rassemblé en 1962 avec d'autres dans Qu'est-ce que le cinéma ? Le film de Lamorisse sera ensuite méchamment critiqué par Truffaut qui s'en excusera ensuite auprès de son réalisateur.

Il est fort peu probable que Hou a voulu faire un remake du moyen-métrage de Lamorisse. Dans celui-ci, une fois que le ballon de Pascal est crevé par ses camarades jaloux, tous les ballons de Paris se libèrent des mains des petits enfants et se dirigent vers l'endroit où le ballon rouge vient de mourir. Pascal qui avait libéré le ballon du lampadaire et en avait fait son ami, tend les mains et les ballons viennent le chercher, pour l'emmener très haut dans le ciel.

On voit que Hou ne cherche pas à faire un remake du moyen-métrage. Il ne reprend ni le nom des personnages ni la trame narrative. La cruauté est bien plus secrète que celle, manifeste, du film de Lamorisse

On fera donc le pari que c'est tout autant le texte de Bazin qui intéresse Hou que le moyen-métrage. Bazin interdisait le recours au montage car trop artificiel, réduisant les potentialités de la réalité :

"Le ballon rouge de Lamorisse accomplit réellement devant la caméra les mouvements que nous lui voyons accomplir. Il s'agit bien entendu d'un trucage, mais il ne doit rien au cinéma comme tel. L'illusion naît ici, comme dans la prestidigitation, de la réalité. Elle est concrète et ne résulte pas des prolongements virtuels du montage. Quelle importance dira-t-on si le résultat est le même, à savoir nous faire admettre sur l'écran l'existence d'un ballon capable de suivre son maître comme un petit chien ! Mais c'est que justement au montage, le ballon magique n'existerait que sur l'écran alors que celui de Lamorisse nous renvoie à la réalité. Les mouvements du ballon naissent de la réalité... Le montage dont on nous répète si souvent qu'il est l'essence du cinéma, est dans cette conjoncture le procédé littéraire et anti-cinématographique par excellence. La spécificité cinématographique saisie pour une fois à l'état pur, réside au contraire dans le simple respect photographique de l'unité d'espace."

 

Montage interdit

Ce respect de l'unité d'espace est particulièrement vive dans Le voyage du ballon rouge. Le spectateur ne peut ainsi manquer de s'étonner qu'après que Simon appelle vainement le ballon dans la première scène, il ne fasse ensuite aucun effort pour l'attraper lorsqu'il apparaît miraculeusement près du métro à l'arrêt. Etonnement redoublé lorsque Simon ne voit pas le ballon rouge à la fenêtre lors du repas de crêpes. Il redouble pourtant sa première vision en revoyant la séquence dans la caméra de Song.

Il convient donc d'accepter cette évidence. Tout comme Le ballon rouge est une fable, Le voyage du ballon rouge est aussi une fable mais une fable sur le montage et sur la séparation des espaces.

Si Simon ne voit pas le ballon rouge, c'est parce qu'il s'agit d'un artifice de montage. Le ballon n'a qu'une existence symbolique. Emmené dans le cadre par le réalisateur, il n'a pas d'existence dans la réalité des personnages.

Le ballon rouge voyage dans l'éternel, dans la fable dans l'idée que tout est possible. Il suit son chemin sur le toit d'un Paris intemporel : Notre dame, la tour Eiffel et Montmartre.

Après son départ de la fenêtre Simon retourne à sa play-station et Suzanne se coltine aux réalités concrètes, beaucoup plus cruelles

On retrouve en effet dans l'espace réel le thème de la séparation des espaces. Séparation toujours douloureuse. Séparation en deux de l'appartement de Suzanne qui, si elle se perpétue, empêche le retour de Louise et d'une famille au moins partiellement réunie. Séparation entre l'agitation du quotidien et la sérénité de la représentation dans le théâtre de marionnettes. Séparation surtout entre un passé fusionnel et un présent ou Suzanne et Simon vivent chacun séparés et séparés de leur passé.

Hou ne cherche pas à rapprocher les espaces par le montage et ainsi à les réconcilier. La figure la plus marquante est la présence dans la glace d'un deuxième espace inaccessible, celui du passé. Ainsi au sein même du présent apparaît soudain Louise, la sœur que l'on ne voit que l'été et que l'on reverra dans un second flash-back. Chez Hou, le présent le plus simple porte toujours la charge du passé.

Le film, sous son apparence de grande simplicité, multiplie ainsi les espaces en nous les montrant toujours séparés et tragiquement irréconcilliés. Seul, à un très court moment, le lyrisme de déploie complètement. Dans le jardin des champs-Elysées, Simon fait découvrir à Song une statue qui semble représenter sa mère manipulant deux marionettes. Pour Simon, cette statue abimée, filmée en plein soleil, évoque le temps où lui et sa soeur vivaient en harmonie avec leur mère. Seul une représentation, la statue, permet à Simon de revivre un court instant la plénitude d'un accord familial retrouvé.

 

Le ballon de Félix Vallotton

Le film parle ainsi beaucoup de la fonction de l'art et de sa capacité à montrer dans un même ensemble des espaces séparés.

Le film est une mise en abîme du cinéma : Song est une émanation du réalisateur, les marionnettes renvoient aussi à l'auteur du Maître de marionnettes et les différents âges du cinéma sont évoqués au travers du film en super 8, du film de Lamorisse et du travail sur ordinateur de Song.

Le dernier exercice de regard porte enfin sur l'analyse du tableau de Félix Vallotton, Le ballon rouge qui lui aussi permet d'embrasser d'un regard deux espaces séparés.

Le cadrage en plongée pourrait évoquer celui d'un des parents de la petite fille qui la surveilleraient. C'est ce exprime un des enfants du groupe. La séparation ombre lumière donne une tonalité gaie ou inquiétante selon l'état d'esprit du spectateur renchérit un autre enfant.

On remarque que les deux figures d'adultes au loin semblent dans un tout autre espace que celui de la petite fille. La peinture comme le cinéma peut exprimer la séparation des espaces. Il est fort probable que ce soit cette thématique qui est à l'origine du choix de ce tableau par Hou Hsiao-hsien pour répondre à la commande du musée d'Orsay. Ce tableau est certainement ensuite entré en résonance avec le texte de Bazin et le film d'Albert Lamorisse.

 

Jean-Luc Lacuve le 7/2/2008 (voir, pour le traitement des espaces la critique d'Anthony Boscher)